Puisque l’on parle de l’Egypte, on peut noter que les rêves d’orient revinrent sur le devant de la scène avec Tilsit et tout particulièrement au début de l’année 1808.
Comme dit plus haut, la lettre du 2 février 1808 fut suivie en Russie, en mars, par d’âpres discussions entre Caulaincourt, Roumiantsof et Alexandre sur les possibilités de partage. De ces négociations, naquirent deux projets hypothétiques :
Celui des Russes répondait à trois éventualités :
1-Démembrement de la partie européenne en accord avec les accords de Tilsit -France : l’Albanie, Candie, la Morée -Russie : La Valachie, la Moldavie
2-Démembrement si participation de la Russie et de l'Autriche à l'expédition des Indes : -France : L’Albanie, Candie, la Morée -Russie : La Valachie, la Moldavie, la Bulgarie -Autriche : La Croatie turque, la Bosnie (voire une partie de ces provinces si la France était aussi intéressé par ces territoires) -Servie indépendante dirigée par un des archiducs (branche cadette) de la maison d'Autriche
3-Démembrement plus vaste de l'Empire ottoman : -France : L’Albanie, Candie, la Morée, toutes les îles de l'Archipel, Chypre, Rhodes, les Echelles du Levant, la Syrie, l'Egypte. Une route militaire devait être ouverte pour la France afin de, traversant les possessions autrichienne et russe, rejoindre les Echelles et la Syrie. Possessions aux Indes à sa convenance. -Autriche : La Croatie turque (à moins que la France ne la veuille), la Bosnie (voire une partie de cette province si la France était aussi intéressé par ce territoire), la Servie, la Macédoine (voire une partie de cette province si la France était aussi intéressée par ce territoire) ; avec un accès à la mer. -Russie : La Valachie, la Moldavie, la Bulgarie, une partie de la Roumélie, Constantinople.
Pour la France, comme déjà dit, la question des Détroits était des plus sensibles et Paris tenait une position diamétralement opposée à celle de la Russie. Caulaincourt, dans le cadre d’un démembrement général où l’Autriche aurait sa part, entrevoyait deux hypothèses. La première transformait Constantinople et les Dardanelles en principauté autonome ; la seconde offrait Constantinople au Tsar. Dans ce dernier cas, la France devait obtenir la côte septentrionale de la mer Egée jusqu’aux Dardanelles.
Parallèlement, en France, Napoléon imaginait diverses options de campagnes maritimes où l’Egypte apparaissait comme un objectif éventuel. Quelques lettres :
A Decrès, mars 1808 : « En même temps [été 1808], j'aurai à Corfou, à Tarente et Naples, des préparatifs pour une expédition de Sicile ou d'Egypte. »
A Decrès, 12 avril 1808 : « Puis-je avoir l'année prochaine à Lorient 3 vaisseaux de guerre, à Rochefort 5 ? J'espère en avoir 8 à Cadix, parce que je réunirai à mon escadre 3 vaisseaux espagnols, 4 à Lisbonne, combinés avec la flotte russe, 15 à Toulon et 3 à Ancône; ce qui me ferait 64 vaisseaux de guerre français. J'aurai de plus 25 vaisseaux espagnols, 12 russes et 10 hollandais, total 111 vaisseaux de guerre; situation qui ne laisserait pas de donner lieu à toute espèce de combinaisons, surtout appuyés à la flottille. L'Irlande, les possessions d'Amérique, Surinam, le Brésil, Alger, Tunis, l'Egypte, la Sicile, sont des points vulnérables. »
A Decrès, 13 mai 1808 : Au même moment [qu’une vaste opération en direction de l’île de France et des Indes projetée en octobre 1808], j'enverrai mon escadre de Toulon prendre 20 000 hommes dans le golfe de Tarente pour les porter en Égypte. Le concours de ces opérations portera l'épouvante à Londres. Une seule, celle de l'Inde, y fera un horrible mal. L'Angleterre alors n'aura aucun moyen ni de nous inquiéter, ni d'inquiéter l'Amérique. Je suis résolu à cette expédition. »
A Decrès, 26 mai 1808 : « Mon expédition est destinée ou pour Alger ou pour la Sicile ou pour l'Egypte. Si elle va en Sicile ou à Alger, les vivres ne seront aucun embarras. Je vais donc raisonner dans l'hypothèse qu'elle serait arrêtée pour l'Egypte. Je suppose que, sur l'ordinaire de la marine, vous arriverez à fournir l'escadre de six mois de vivres, ration complète, et d'un septième mois de biscuit. Mon escadre aura besoin, pour se rendre à Aboukir, de quarante-cinq jours pour les équipages et pour les passagers, que je suppose être le double des équipages ; ce qui fait trois mois. Elle débarquera, avec les passagers, sur la plage d'Aboukir du biscuit et de l'eau-de-vie pour un mois. Il lui resterait donc encore des vivres pour trois mois pour les équipages, vivres suffisants pour se rendre à Tarente ou opérer son retour sur Toulon. […] Quant à l'eau, ce ne peut pas être un embarras. Les vaisseaux portent 4 mois et demi d'eau ou 135 jours; j'en ai besoin de 90 pour l'aller ; il restera donc à bord de l'escadre 45 jours, ce qui est suffisant pour opérer son retour. […] Le principal est que l'escadre ne doit avoir besoin de rien du pays ; le débarquement effectué, elle doit laisser ses grosses flûtes, gabares, etc., et reprendre le large au plus tard trois ou quatre jours après avoir mouillé. […] Vous sentez que si, au lieu d'aller en Egypte, cette expédition allait à Alger ou en Sicile, tout cela devient bien plus facile. Ainsi donc il n'est pas dans mon intention de faire aucune expédition dans la Méditerranée avant que j'aie pu réunir à Toulon au moins 14 vaisseaux français. Cette expédition peut partir au 15 septembre, si l'arsenal de Toulon est conduit avec activité et, en supposant que les renseignements soient vrais, s'il y a les bois nécessaires pour finir l'Austerlitz, le Donawerth et l’Ulm. Il faut en conséquence calculer les moyens de transport sur cette hypothèse. Je ne compte les vaisseaux russes que comme transports ; je veux même supposer qu'ils m'abandonnent dans un combat; vous sentez que c'est une supposition fort hasardée. Les Anglais ne pourront avoir dans la Méditerranée 14 vaisseaux, outre leur escadre principale. […] Au moment de la mauvaise saison, les Anglais seront obligés de renforcer leur croisière de la Baltique, car mes troupes feront de nouveaux mouvements pour entrer en Scanie. C'est l'ensemble de toutes ces dispositions qui rendra possibles les expéditions que je médite. »
Finalement, les affaires d’Espagne se gâtant, l’Autriche fourbissant ses armes, et les Anglais dominant les mers, aucune opération contre l’Egypte ne fut lancée. Néanmoins, deux ans plus tard, Egypte éveillait toujours l’intérêt de l’Empereur :
A Clarke, 30 juin 1810 : « Le chef de bataillon Boutin a déjà été envoyé du côté de Tunis et d'Alger, et a, je vois, fait des rapports sur la situation de ces places. Je désire que vous l'expédiiez encore une fois, soit pour Tunis, suit pour Alexandrie. Concertez avec lui le prétexte à donner à son voyage, et qu'il puisse en rapporter la vraie situation d'Alexandrie, du Caire, de Damiette, de Salehyeh , d'EI A'Rych, de Gaza , de Jaffa, de Saint-Jean-d'Acre. Il pourrait effectuer son retour par Tripoli et Smyrne. En passant, il prendrait des renseignements sur tous ces points. Il pourrait se faire donner par le général Bertrand des notes de tous les points fortifiés de notre temps, pour vérifier dans quel étal ils sont aujourd'hui. Il prendrait note des forces qui gardent le pays, et enfin il remettrait tous les renseignements militaires et civils. »
A Decrès, 16 juillet 1810 : « Dans l'année prochaine, trois ou quatre mois avant, je serai prévenu par les circonstances, si j'ai besoin de cette expédition [en Méditerranée]; alors je presserai les armements pour l'avoir en septembre. Je voudrais également avoir 30 écuries, de sorte qu'avec 60 bâtiments de transport et mon escadre forte de 17 vaisseaux, de 10 frégates, 13 corvettes, bricks ou petits bâtiments, formant 40 bâtiments, j'aurais en tout une expédition de 100 bâtiments avec laquelle je pourrais jeter sur un point quelconque de la Méditerranée, soit à Salonique, soit en Egypte, soit à Tunis et Alger, 40 000 hommes et 1 500 chevaux. »
Napoléon à Décrès, 17 septembre 1810 : « J'ai ordonné, par mon décret du 15 juillet dernier, la construction d'une flottille de transport dans la Méditerranée. Je vous prie de me faire connaître où en est cette flottille et ce qu'elle pourra porter. Quand aurai-je les moyens de porter en Egypte, par exemple, cinq divisions de troupes de ligne composées chacune de huit bataillons ou de 6 000 hommes, formant 30 000 hommes d'infanterie, 4 000 hommes d'artillerie et génie et 6 000 hommes de cavalerie, total 40 000 hommes, avec cinq cents voitures d'artillerie et 2 000 chevaux d'artillerie et de cavalerie ? […] Si ces cent quatre vaisseaux sont soutenus par une flotte de transport dans l'Escaut portant 42,000 hommes, composée comme ci-dessus, par une flotte de transport dans la Méditerranée portant 40 000 hommes, par la flottille de Boulogne capable de porter 60 000 hommes, par une flottille vis-à-vis la Sicile capable de porter 20 000 hommes, par une flotte de transport à Cherbourg capable de porter 12 000 hommes, enfin par des bâtiments de transport pris en Hollande, escortés par les escadres du Texel et de la Meuse, ce qui ferait 200 000 hommes, les Anglais se trouveraient dans une position bien différente de celle où ils sont aujourd'hui. C'est là mon plan de campagne pour 1812. J'attendrai le rapport que vous me remettrez au conseil prochain. Il ne faut point perdre de vue que c'est à ce résultat qu'il faut arriver. »
A Champagny, 13 octobre 1810. « Monsieur le Duc de Cadore, je vous renvoie le projet d'instructions du sieur de Nerciat. Je désirerais que cet agent se contentât de visiter la Syrie et l'Egypte ; il portera son attention sur les différentes places de Saint-Jean-d'Acre, de Jaffa, de Rosette, d'Alexandrie et de la citadelle du Caire, et il étudiera bien la situation politique des différentes parties de la Syrie et de l'Egypte. Pour avoir des renseignements profitables, il a là de quoi s'occuper un an. »
A Champagny, 6 décembre 1810. « Monsieur le Duc de Cadore, écrivez en chiffre à mes consuls en Egypte de vous transmettre les renseignements et plans les plus détaillés sur les fortifications du Caire, d'Alexandrie, de Damiette, d'El-A'rych. Ecrivez à mes consuls en Syrie de vous envoyer des détails sur les fortifications de Gaza, de Jaffa et d'Acre. Recommandez-leur que ces mémoires soient envoyés par des occasions sûres et écrits en chiffre. »
A Decrès, 8 mars 1811 : « Si en 1812 les circonstances sont favorables, ayant une partie de mes troupes d'Espagne disponible, je compte faire l'expédition de Sicile ou celle d'Egypte dans la Méditerranée »
A Décrès, 8 mars 1811 : « Je désire que vous me fassiez connaître quel sera le chargement d'une flûte, d'une gabare, d'une écurie, dans la quadruple hypothèse d'une expédition en Sicile, d'une expédition en Egypte, d'une expédition au cap de Bonne-Espérance et d'une expédition à la Martinique. […] Les flûtes, les gabares et les écuries doivent pouvoir débarquer facilement. Il faut donc qu'il entre dans leur installation un grand canot ou grosse péniche, portant une caronade de 36 ou au moins de 24, et pouvant débarquer 100 hommes à la fois, de manière que la flotte débarque 5 à 600 hommes à la fois, sous la protection de soixante caronades. Il est nécessaire que cette grosse péniche soit indépendante des autres bâtiments, afin que, l'expédition étant arrivée à son terme, on puisse laisser ces soixante péniches pour le service des rades ou des grandes rivières, comme le Nil ou la rivière de Surinam. […] Il est nécessaire qu'il y ait à Toulon tout ce qui est nécessaire pour une expédition d'Egypte. Faites-moi un rapport sur l'espèce de bâtiments la plus convenable, 1° pour remonter le Nil, 2° pour entrer dans les lacs à côté d'Aboukir. »
En 1812, Napoléon aura d’autres chats à fouetter…
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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