Malicorne a écrit :
En savez-vous plus sur ce projet d'expédition algérienne ? Quand nait-elle ? Et pourquoi est-elle abandonnée ?
Il me semblait que c'était surtout une menace pour enrayer la piraterie algérienne à l'encontre des navires français.
Les principaux reproches ont été transmis par Bonaparte à Mustapha Pacha, dey d’Alger, dans sa lettre du 18 juillet 1802 :
« [La lettre que je vous écris] a pour but de vous demander réparation prompte, et telle que j'ai droit de l'attendre des sentiments que vous avez toujours montrés pour moi. Un officier français a été battu, dans la rade de Tunis, par un de vos reis. L'agent de la République a demandé satisfaction et n'a pu l'obtenir. Deux bricks de guerre ont été pris par vos corsaires, qui les ont amenés à Alger et les ont retardés dans leur voyage. Un bâtiment napolitain a été pris par vos corsaires dans la rade d'Hyères, et par là ils ont violé le territoire français. Enfin, du vaisseau qui a échoué cet hiver sur vos côtes, il me manque encore plus de 150 hommes qui sont entre les mains des barbares. »
L’affaire était sérieuse.
Le jour même, le Premier Consul écrivait à Talleyrand des instructions fort menaçantes :
« Un courrier vous portera, Citoyen Ministre, la lettre que j'écris au dey d'Alger par l'occasion de l'adjudant du palais Hulin; vous ferez partir sur-le-champ ce courrier pour Toulon. Le citoyen Hulin partira avec les trois vaisseaux de guerre qui seront prêts à mettre à la voile pour Alger, ou bien il s'embarquera sur une frégate, eu choisissant le moyen le plus expéditif.
D'autres escadres se rendent dans la Méditerranée, et, pour peu que le Dey ne se conduise pas d'une manière convenable, je saurai le mettre à la raison. Vous devez faire part de ces différentes choses à Thainville, pour qu'il se conduise en conséquence. Faites connaître au citoyen Hulin qu'il doit remettre directement ma lettre au Dey dans une audience extraordinaire. Vous pouvez lui donner connaissance du contenu. Il doit lui dire que je désire vivre bien avec lui, mais que je n'ai jamais capitulé avec l'honneur, et que, s'il ne donne pas des ordres pour qu'on respecte mon pavillon, je suis capable d'aller moi-même à Alger. J'ai détruit les Mameluks, parce qu'ils n'avaient pas donné satisfaction aux Français; malheur à qui, de gaieté de cœur, sera ennemi de la France !
Si jamais le Dey se conduisait avec violence (car l'on doit tout attendre d'un barbare), le citoyen Thainville, en s'en allant, en instruirait l'amiral, qui a ordre de bloquer Alger. »
Hulin arriva à Toulon le 22 juillet et appareilla à bord de la division commandée par Leissègues (les vaisseaux le Duquesne et le Scipion, et les corvettes la Tactique et le Furet). Les bâtiments français arrivèrent face à Alger le 5 août. Le lendemain, Hulin, accompagné du consul-général Dubois-Thainville, remit la lettre de Bonaparte au dey. Le 7, après quelques difficultés, Mustapha-Pacha se soumettait aux exigences de la France. On peut à ce sujet se référer à la lettre que ce dernier écrivit à Bonaparte :
« Ci-après, notre ami, je vous avertis que j’ai reçu votre lettre datée du 29 messidor. Je l’ai lue ; elle m’a été remise par le général de votre palais, et votre vékil Dubois-Thainville. Je vous réponds article par article.
1°. Vous vous plaignez du rais Ali-Tatar. Quoi qu’il soit un de mes joldaches, je l’ai arrêté pour le faire mourir. Au moment de l’exécution, votre vékil a demandé sa grâce en votre nom, et pour vous, je l’ai délivré.
2°. Vous me demandez la polacre napolitaine prise, dites-vous, sous le canon de la France. Les détails qui vous ont été fournis à cet égard ne sont pas exacts ; mais, selon votre désir, j’ai délivré dix-huit chrétiens composant son équipage : je les ai remis à votre vékil.
3°. Vous demandez un bâtiment napolitain qu’on dit être sorti de Corfou avec des expéditions françaises. On n’a trouvé aucun papier français ; mais, selon vos désirs, j’ai donné la liberté à l’équipage, que j’ai remis à votre vékil.
4°. Vous demandez la punition du rais qui a conduit ici deux bâtiments de la République française. Selon vos désirs, je l’ai destitué ; mais je vous avertis que mes rais ne savent point lire les caractères européens ; ils ne connaissent que le passeport d’usage, et pour ce motif il convient que les bâtiments de guerre de la République française fassent quelque signal, pour être reconnus par mes corsaires.
5°. Vous demandez 150 hommes que vous dites être dans mes Etats. Il n’en existe pas un. Dieu a voulu que ces gens se soient perdus, et cela m’a fait de la peine.
6°. Vous dites qu’il y a des hommes qui me donnent des conseils pour nous brouiller. Notre amitié est solide et ancienne, et tous ceux qui chercheront à nous brouiller, n’y réussiront pas.
7°. Vous demandez que je sois ami de la République italienne. Je respecterais son pavillon comme le vôtre, selon vos désirs. Si un autre m’eût fait pareille proposition, je ne l’aurais pas accepté pour un million de piastres.
8°. Vous n’avez pas voulu me donner les 200 000 piastres que je vous avais demandés pour me dédommager des pertes que j’ai essuyées pour vous. Que vous me les donniez ou que vous ne me les donniez pas, nous serons toujours bons amis.
9°. J’ai terminé avec mon ami Dubois-Thainville, votre vékil, toutes les affaires de la Calle, et l’on pourra venir faire la pêche du corail. La compagnie d’Afrique jouira des mêmes prérogatives dont elle jouissait anciennement. J’ai ordonné au bey de Constantine de lui accorder tout genre de protection.
10°. Je vous ai satisfait de la manière que vous avez désiré pour tout ce que vous m’avez demandé, et pour cela, vous me satisferez comme je vous ai satisfait.
11°. En conséquence je vous prie de donner des ordres pour que les nations mes ennemis ne puissent pas naviguer avec votre pavillon ni avec celui de la République italienne, pour qu’il n’y ait plus de discussions entre nous, parce que je veux toujours être ami avec vous.
12°. J’ai ordonné à mes rais de respecter le pavillon français à la mer. Je punirai le premier qui conduira dans mes ports un bâtiment français.
Si à l’avenir il survient quelques discussions entre nous, écrivez-moi directement, et tout s’arrangera à l’amiable.
Je vous salue, que Dieu vous laisse en gloire.
Alger, le 13 de la lune de Rabiad-Ewel l’an de l’hégire 1217.
En terminant ce rapport, je dois dire au premier consul que l’ajudant-commandant du palais Hullin, et le contre-amiral Lessegues ont rempli avec noblesse, fermeté et mesure, la commission qui leur était confié. »
Le 9 août, Hullin rembarquait. L’affaire était réglée mais aurait pu prendre un nouveau tournant. En effet, sept jour plus tard, le 16 août, arrivait à Alger, à bord de la corvette la Mutine, une nouvelle lettre de Bonaparte (écrite le 27 juillet) ; missive certes tardive mais porteuse de menaces allant bien plus loin que le blocus du port d’Alger (il convient cependant de préciser qu’en terme de préparatifs, même si ceux-ci dépassaient de loin la seule opération de Leissègues, on en était encore qu’au stade d’une campagne navale) :
« Grand et magnifique Dey, un adjudant de mon palais doit, à l'heure qu'il est, être rendu auprès de vous pour vous porter mes plaintes, et vous demander réparation des différents outrages faits à mon pavillon. Aujourd'hui j'expédie un nouvel officier porteur de cette lettre, ne voulant pas, avant de rompre avec vous, ne pas vous avoir mis à même de réfléchir mûrement sur ce que vous avez à faire.
Je vous demande donc réparation éclatante pour tous les griefs dont je me suis plaint dans ma dernière lettre. Je vous en demande encore contre le gouverneur de Bône, qui s'est permis d'arrêter une gondole munie de mes passeports, et d'empêcher la pêche du corail conformément à nos traités et à l'usage immémorial qui a existé entre nous.
Je vous fais également connaître mon indignation sur la demande que vos ministres ont osé faire, que je paye 200 000 piastres. Je n'ai jamais rien payé à personne, et, grâce à Dieu, j'ai imposé la loi à tous mes ennemis. J'ai détruit l'empire des Mameluks, parce qu'après avoir outrage le pavillon français ils osaient me demander de l'argent pour la satisfaction que j'avais droit d'attendre. Craignez le même sort; et, si Dieu ne vous a pas aveuglé pour vous conduire à votre perte, songez qui je suis et ce que je peux.
Avant de faire marcher contre vous une armée de terre et de mer, j'en ai instruit l'ambassadeur de la Sublime Porte, avec qui je viens de renouveler l'ancienne alliance. Je vous l'ai dit et je vous le répète, je veux vivre en bonne amitié avec vous; je n'ai aucune vue ambitieuse; je n'ai pas besoin de vos Etats pour être au premier rang des puissances; mais si vous refusez de me donner satisfaction, et si vous ne réprimez pas la licence de vos ministres qui osent insulter mes agents, et de vos bâtiments qui osent insulter mon pavillon, je débarquerai 80 000 hommes sur vos côtes, et je détruirai votre régence; car, enfin, je ne souffrirai pas que vous traitiez mon pavillon comme vous traitez celui des petites puissances du Nord et des petites puissances d'Italie. Que vous et votre conseil réfléchissent donc bien sur le contenu de cette lettre, car ma résolution est immuable. Je désire cependant que Dieu et votre bon génie vous éclairent, et que vous repreniez les sentiments qui ont existé habituellement entre la France et Alger. »
L’ambassadeur de la Porte avait été prévenu de ce nouvel ultimatum dès le 27 juillet. Deux jours plus tard, Bonaparte renouvelait sa démarche :
« Je désire, Citoyen Ministre [Talleyrand], que vous fassiez remettre à l'ambassadeur de la Porte Ottomane une note conçue en ces termes:
«Le soussigné, ministre des relations extérieures, a l'honneur de faire connaître à l'ambassadeur de la Porte Ottomane que la régence d'Alger, contre le texte du traité que le Dey avait conclu avec la France, vient de défendre la pêche du corail aux bâtiments français; que, d'un autre côté, un bâtiment français ayant échoué cet hiver, plus de 150 Français sont encore en ce moment esclaves des Arabes tributaires du Dey ; que tous les courriers informent le Premier Consul des outrages que les corsaires algériens font au pavillon français ;
Que le Dey a poussé l'oubli des convenances et de ce qu'il devait à la France jusqu'à exiger impérieusement qu'il lui fût payé 200 000 piastres, menaçant, s'il ne les avait pas sous quarante jours, de faire la guerre à la République ;
Que, dans cet état de choses , le Premier Consul vient d'envoyer à Alger un adjudant du palais avec une lettre, pour faire sentir au Dey combien sa conduite était inconséquente et contraire à sa politique et à son intérêt; si, cependant, par une suite de l'aveuglement qui parait conduire ce prince à sa perte, il refusait la satisfaction que le Premier Consul a le droit d'attendre, je suis spécialement chargé de faire connaître à Votre Excellence que le Premier Consul à résolu d'envoyer une armée de terre s'emparer d'Alger [dans sa lettre du 27, Bonaparte parlait de 30 000 hommes] et mettre fin à une conduite si déshonorante pour le peuple français et si contraire à son commerce et à son intérêt.
Le Premier Consul m'a chargé de faire connaître l'état des choses à Votre Excellence, afin que la Sublime Porte ne puisse pas se plaindre s'il repousse la force par la force, et s'il détruit un prince vassal de la Porte, qui l'aura mérité par l'extravagance de sa conduite et par les hostilités qu'il a commises contre la France.
Lorsque le Premier Consul marcha en personne en Egypte pour détruire les Mameluks, la Sublime Porte crut avoir lieu de se plaindre. Votre Excellence sentira cependant que, dans la circonstance actuelle, ayant pris toutes les mesures pacifiques qu'il pouvait prendre, il se trouve contraint, par la force des choses et par la conduite de la régence, à une démarche qui affligera la Sublime Porte, mais qu'il n'aura pas dépendu de lui d'empêcher.
Cette note sera remise par un drogman. Il y répondra ce qu'il voudra. Je désire qu'il l'envoie à Constantinople par un courrier, et à Alger; ou, s'il ne le veut pas, qu'il fasse venir Bakry, qu'il la lui remette, afin que celui-ci la fasse passer à Alger par un courrier extraordinaire. »
Les menaces n’allèrent logiquement pas plus loin.
Alger n’était cependant pas oublié et allait revenir sur le devant de la scène dans quelques années…