Lei Ming Yuan a écrit :
Drouet Cyril a écrit :
Le "malaise" n'est-il pas décelable dans les mensonges dont Napoléon a usés pour conter l'événement ?
Je n'en suis pas certain, du moins pour ce qui concerne Napoléon. Le fait qu'il aurait menti ne démontre en rien qu'il aurait éprouvé un quelconque malaise à l'égard de cette action.
Comment interprétez-vous le choix du mensonge pour conter l'affaire ?
Lei Ming Yuan a écrit :
En page 1, vous avez fruit une masse considérable de textes, fruits d'un travail de recherche remarquable. Il est dès lors un peu difficile en relisant tous ces textes de déterminer à quel élément précis vous renvoyez.
Voici le passage :
Ainsi, le peu précis « passés par le fil de l’épée » jusque là usité laissait à présent place aux « fusillés », mais surtout ces derniers devenaient les parjures d’El Arish.
Comme sous le Consulat, les lois de la guerre étaient à nouveau mises en avant. Dans la Relation de Berthier, l’absence de quartier pouvait être compris comme l’inévitable suite de l’assaut d’une ville ayant refusé de se soumettre aux sommations des assiégeants ; à présent, Napoléon tentait (l’ouvrage de Wilson l’oblige d’une certaine manière à s’expliquer) de justifier le massacre de prisonniers de guerre par le parjure ; sentence qui, là aussi, relevait des lois de la guerre. Sur ce point, l’avis de Beauharnais est sans appel : « Selon les lois de la guerre, ils méritaient la mort. » On peut également citer Vatel (Le droit des gens) : « Il est un cas cependant où l'on peut refuser la vie à un ennemi qui se rend […] c'est lorsque cet ennemi […] a violé les lois de la guerre. Le refus qu'on lui fait de la vie n'est point une suite naturelle de la guerre, c'est une punition de son crime. »
Il convient ici d’opérer un retour en arrière afin d’y voir un peu plus clair sur la nature du « parjure » et sur le nombre des fusillés supposés provenir de la garnison d’El-Arich.
El Arish fut la première affaire de la campagne de Syrie. Investi le 7 février, le fort du village résista de manière inattendue à un siège de près de deux semaines. Le 18, des pourparlers ayant été engagés, Bonaparte proposa à Ibrahim Neram, le commandant du fort, ces conditions de capitulation :
« Art. 1er. Le commandant du fort d'El-A'rych remettra le fort dans les mains du général de l'armée française, avec tout ce qui se trouve dedans.
Art.2. La garnison sortira avec ses drapeaux, armes et bagages particuliers et tous les honneurs de la guerre.
Art. 3. Arrivée à cinquante pas du fort, elle posera ses armes et sera conduite par un officier français jusqu'à un port de l'Egypte, où elle s'embarquera pour se rendre à un port quelconque de l'empire ottoman, autre que de la Syrie.
Art.4. Trente personnes, dont l'état sera donné par le commandant de la forteresse, conserveront leurs armes et pourront se retirer, si elles le jugent à propos, en Syrie, en promettant de ne point porter, de cette guerre, les armes contre les Français. »
Ibrahim Neram n’entendait pas voir ses hommes rendre leurs armes et être obliger de prendre la route de l’Egypte. En réponse et acceptant ce dernier point, Bonaparte fit le jour même une nouvelle offre :
« Art. 1er. La garnison d'El-A'rych sortira du fort d'El-A'rych aujourd'hui, à trois heures après midi. Le fort sera consigné aux troupes françaises dans l'état et avec les approvisionnements qui s'y trouvent dans ce moment-ci.
Art. 2.. La garnison sortira avec les honneurs de la guerre.
Art. 3.. Arrivée à cinquante pas du fort, elle déposera ses armes, hormis trente chefs, qui auront la permission de garder leurs chevaux et leurs armes.
Art.4.Chaque aga ou commandant engagera sa parole d'honneur de ne plus servir, le reste de la guerre, contre l'armée française, et de s'en retourner à sa maison, chez lui, en vivant en paix et ne prenant pas les armes contre l'armée française.
Art. 5. Chaque commandant de troupe fera jurer chaque soldat de ne pas porter les armes contre l'armée, et de s'en retourner chez lui, ou bien de prendre du service chez les pachas qui ne sont pas en guerre avec l'armée française.
Art. 6. La garnison d'El-A'rych ne passera ni par Jaffa, ni par SaintJean-d'Acre, mais s'en ira par Jérusalem et Damas. »
La question des armes posant toujours problème, Bonaparte, le 19, ne retint pas l’article 3 de l’offre précédente dans sa nouvelle proposition :
« Art. 1er. Le fort d'El-A'rych sera remis aux troupes françaises à quatre heures après midi.
Art. 2. La garnison se rendra, par le désert, à Bagdad, à moins qu'elle ne veuille aller en Egypte.
Art. 3. A quatre heures, il sera remis un état nominatif des agas, avec la promesse, pour eux et leurs troupes, de ne point servir dans l'armée de Djezzar-Pacha, ni de prendre la route de Syrie.
Art. 4. I1 sera accordé un sauf-conduit et un drapeau tricolore, avec lequel la garnison défilera.
Art. 5. Elle laissera tous les approvisionnements et autres effets qui se trouveraient dans le fort, ainsi que tous les chevaux. Il sera fourni quinze chevaux pour les chefs. Les autres chevaux seront fidèlement remis. »
Le 20, la brèche étant presque praticable, une dernière sommation fut lancée avant l’assaut. Cette fois-ci, les offres furent acceptées par cette réponse des principaux officiers du fort :
«Nous avons reçus la capitulation que vous nous avez adressée ; nous consentons à remettre entre vos mains le fort d'El Arish ; nous retournerons à Bagdad par le désert. Nous transmettons la liste des agas du fort, qui promettent, sous serment, tant pour eux que pour leurs soldats, de ne pas servir dans l'armée de Djezzar, et de ne pas rentrer dans la Syrie pendant un an, à compter de ce jour. Nous recevrons un sauf-conduit et un drapeau. Nous laisserons dans le château toutes les munitions qui s'y trouvent. La totalité des agas qui se trouvent dans le fort jure solennellement par N.S., Moïse, Abraham, par le prophète (auquel Dieu soit propice) et par le Qôran, d'exécuter fidèlement tous ces articles, et spécialement de ne point servir le Djezzar. Le très-haut et le prophète sont témoins de notre bonne foi. »
Ainsi, en 1812 face à Caulaincourt, puis en 1814 auprès d'Ebrington, Napoléon affirma que le serment ici formulé ne fut pas respecté par le fait que la garnison, au lieu de se rendre à Bagdad, vint renforcer les forces de Jaffa.
A noter que cette violation de la capitulation d’El-Arish n’avait été aucunement notifiée jusque là ni dans le rapport de Bonaparte au Directoire exécutif ni dans celui adressé au ministre de la Guerre par Berthier ou dans la Relation de ce dernier ; à moins que la sévérité vis-à-vis de ceux ayant « violé le droit de guerre » évoquée dans la lettre de Bonaparte à Ahmed Djezzar en date du 9 mars ne fasse référence à ce fait ; encore que l’exécution de l’envoyé de Bonaparte chargé de porter la sommation française au commandant de Jaffa puisse également faire l’affaire (c’est d’ailleurs ce que l’on retrouve dans la proclamation du Caire, de mars 1799, rapportée Abdel Rahman El-Gabarti).
On peut s’interroger sur ce silence long de treize ans.
Bourrienne (Mémoires) rejette le fait : « On s'est trompé, lorsqu'on a dit que la garnison de cette bicoque, renvoyée à condition de ne plus servir contre nous, s'est trouvée plus tard parmi les assiégés à Jaffa ».
Néanmoins, Beauharnais (Mémoires) confirme bien la présence d’anciens soldats de la garnison d’El-Arish au sein des défenseurs de Jaffa : « une grande partie de ces mêmes prisonniers provenaient de la garnison d'El-Arisch; ils avaient été renvoyés sur parole, et, selon les lois de la guerre, ils méritaient la mort », comme le général D…, supposé témoin de faits, dans sa note à Cadet de Gassicourt (Voyage en Autriche, en Moravie et Bavière: fait a la suite de l'armée pendant la campagne de 1809) : « des Turcs, appartenant à la garnison d'El-Arisch, qui avaient manqué à leur parole d'honneur » ; Richardot (Relation de la campagne de Syrie) : « on reconnaît parmi ceux-ci, et de leur aveu même, les soldats de la garnison d'El-Arisch, qui avaient été laissés libres, sur promesse de ne pas servir contre l'armée » ; Chalbrand (Les Français en Egypte ou Souvenirs des campagnes d’Egypte et de Syrie par un officier de l’expédition) : « Parmi ces prisonniers on en reconnut un grand nombre qui avaient été pris à El-Arich, et qu’on avait rendus à la liberté » ; ou Morier (Memoir of a campaign with the ottoman army in Egypt, from February to July 1800) :
« Quatre mille cinq cents hommes de la garnison avaient été faits prisonniers de guerre ; dans ce nombre étaient compris mille hommes qui avaient capitulé à El-Arish. On leur rappela qu'ayant été repris les armes à la main, ils avaient manqué à leur engagement ».
Des éléments de la garnison d’El-Arish semblent donc bien s’être trouvés parmi les prisonniers de Jaffa, mais peut-on les qualifier pour autant de parjures ? Comme vu plus haut, les clauses de la capitulation prévoyaient que les assiégés puissent partir avec leurs armes ; or, un désarmement fut bien opéré suite à la reddition :
« L'intention du général en chef est encore que vous choisissiez parmi les Arnautes tous les hommes de bonne volonté qui se présenteront, pour en former une compagnie, qui marchera à la suite de votre division. Vous ferez partir le restant le 7 au matin, après l'avoir désarmé. Vous leur direz qu'au lieu de se rendre à Bagdad le général en chef les autorise à se rendre à Damas, et de là à Alep. Vous laisserez les armes à tous les chefs; mais de manière, cependant, qu'il n'y en ait pas plus de vingt armés. »
(Bonaparte à Reynier, 22 février)
Ce désarmement est confirmé par Vertray (L'armée française en Égypte, 1798-1801 : journal d'un officier de l'armée d'Égypte) : « on les fit sortir comme prisonniers de guerre; ils furent désarmés sur les glacis du fort » ; et Laporte (Mon voyage en Egypte et en Syrie) : « la garnison du fort […] fut désarmée »
Pour François, Doguereau et Gerbaud, un tel désarmement constituait une infraction à la capitulation :
« Malgré la convention, les autres [ceux n’ayant pas intégré les rangs de l’armée française] sont désarmés et renvoyés chez eux. »
(François, Journal)
« [des habitants de Ramleh] nous apprirent aussi que la garnison faite prisonnière à El-Arich avait passé à Ramleh et s'en allait trouver Djezzar à Acre ; qu'ils avaient dit qu'ils ne tiendraient pas les articles de la capitulation, que nous avions violés les premiers en les désarmant »
Doguereau (Journal de l’expédition d’Egypte)
« Le reste [hormis les Egyptiens et les hommes incorporés à l’armée française] au nombre de 500 est gardé à El-Hariche pendant deux ou trois jours sans leur donner de pain. Réduits à brouter l'herbe. On les prévient qu'on va les désarmer. Quelques uns prennent encore parti avec nous au nombre de 30, le reste composé de Turcs, Arnautes, Barbaresques, est désarmé et conduit jusqu'à une lieue dans le désert avec un peu de pain. Grand murmure parmi eux sur cette infraction au traité. Leurs regrets de ne pas s'être ensevelis sous le fort. Les armes conservées aux chefs pour les préserver des Arabes. Le désarmement a été fait par le général Regnier. »
En somme, les premiers à avoir violé la capitulation d’El-Arish ne furent pas les Ottomans mais les Français. Le parjure tant mis en avant par Napoléon semble reposer sur des bases pour le moins tronquées.