Autre punition collective, pas sanglante mais symbolique, et beaucoup moins douteuse : celle du 4e ligne après sa déroute d'Austerlitz.
«[A Austerlitz] le maréchal Soult m'ordonna de […] conduire [le général Berg] à l'Empereur; Napoléon questionna ce général, et au moment où il lui parlait encore, on vit très distinctement de l'éminence où nous étions une foule de fantassins revenir en désordre.
« Qu'est-ce que cela ? dit Napoléon.
-Ah! Sire, s'écria le maréchal Berthier (toujours flagorneur et sans coup d'œil militaire), voyez quelle foule de prisonniers on vous amène!... »
L'Empereur ne répondit rien, mais, examinant attentivement avec sa lunette d'approche, il ordonna aussitôt au général Rapp, son aide de camp, de se porter en avant avec les chasseurs à cheval de la garde, qui chargèrent vigoureusement un moment après et anéantirent toute la cavalerie de la garde russe, car c'était elle qui, par une charge à fond, avait forcé la gauche du maréchal Soult et causé le désordre dont on venait de s'apercevoir.
Quant aux prisonniers annoncés par le maréchal Berthier, c'était le 4e régiment d'infanterie de ligne français, mis en déroute par la cavalerie de la garde russe, et qui perdit son aigle en cette circonstance.
Quelques jours après son arrivée à Vienne, l'Empereur passa la revue du corps d'armée du maréchal Soult; arrivé devant le front du 4e régiment d'infanterie de ligne, qui avait perdu son drapeau à la bataille d'Austerlitz dans la charge faite par la cavalerie de la garde russe, il fit réunir les officiers de ce régiment, et, s'étant placé au milieu d'eux et à portée de voix du front du régiment, il leur tint d'un ton très animé le discours suivant (je l'ai transcrit mot à mot un moment après l'avoir entendu, parce qu'il me parut d'une éloquence véritablement militaire; je n'en ai même pas retranché ni corrigé les fautes de français) :
«Où est-ce qu'est votre aigle? (Moment de silence.) Vous êtes le seul régiment de l'armée française à qui je peux faire cette question. J'aimerais mieux avoir perdu mon bras gauche que d'avoir perdu une aigle. Elle va être portée en triomphe à Pétersbourg, et dans cent ans, les Russes la montreront encore avec orgueil [la prophétie de Napoléon se révéla vraie : l’aigle du 1er bataillon du 4e de ligne est en effet aujourd’hui, après un passage dans la cathédrale de Saint-Pétersbourg, au musée de l’Hermitage] ; les quarante drapeaux que nous avons à eux ne valent pas votre aigle ! Avez-vous donc oublié de vous défendre contre la cavalerie ? Qui commandait le régiment ? Quelles mesures a-t-il prises quand il s'est vu charger par la cavalerie ? Où étaient vos officiers, vos grenadiers ? Ne deviez- vous pas tous mourir avant de perdre votre aigle ? Je viens de voir bien des régiments qui n'ont presque plus d'officiers ni de soldats dans les rangs; mais ils ont conservé leur drapeau, leur honneur; et vous, je vois vos compagnies fortes et nombreuses, et je ne puis retrouver mon aigle dans vos rangs !...
Que ferez-vous pour réparer cette honte, pour faire taire vos vieux camarades de l'armée qui diront en vous voyant : Voilà le régiment qui a perdu son aigle ? (Moment de silence.) Il faut qu'à la première occasion votre régiment m'apporte quatre drapeaux ennemis, et alors je verrai si je dois lui rendre une aigle. »
Ce discours fut prononcé d'abondance, d'un ton de voix très élevé et avec la plus grande véhémence; il fit, sur ceux qui l'entendirent, un effet que je ne puis décrire; je sais bien, pour mon compte, que j'en avais la chair de poule; je me sentais couvert d'une sueur froide, et, par moments, les larmes me roulaient dans les yeux. S'il avait fallu un instant après mener au feu ce même régiment, il aurait certainement fait des merveilles. »
(Saint-Chamans, Mémoires)
Il y a une autre version du discours que Saint-Chamans rapporte dans ses Mémoires ; version plus officielle puisque tirée de l’ordre du jour du 25 décembre 1805 (publié ensuite dans les colonnes du Moniteur le 4 janvier suivant)
« Mardi [24 décembre], Sa Majesté a passé la revue de la division Vandamme. L’Empereur charge le maréchal Soult de faire connaître qu’il a été satisfait de cette division, et de revoir, après la bataille d’Austerlitz, en aussi bon état et si nombreux, les bataillons qui ont acquis tant de gloire et qui ont tant contribué au succès de cette journée.
Arrivé au 1er bataillon du 4e régiment de ligne, qui avait entamé à la bataille d’Austerlitz et y avait perdu son aigle, l’Empereur lui dit :
« Soldats, qu’avez-vous fait de l’aigle que je vous ai donnée ? Vous aviez juré qu’elle vous servirait de point de ralliement et que vous la défendriez au péril de votre vie; et avez-vous tenu votre promesse ? »
Le major [Bigarré] a répondu que le porte-drapeau ayant été tué dans une charge au moment de la plus forte mêlée, personne ne s’en était aperçu au milieu de la fumée; que, cependant, la division avait fait un mouvement à droite; que le bataillon avait appuyé ce mouvement, et que ce n’était que longtemps après que l’on s’était aperçu de la perte de son aigle; preuve qu’il avait été réuni et qu’il n’avait point été rompu, c’est qu’un moment après il avait culbuté deux bataillons russes et pris deux drapeaux dont il faisait hommage à l’Empereur, espérant que cela leur mériterait qu’il leur rendît une autre aigle.
L’Empereur a été un peu incertain, puis il a dit :
« Officiers, soldats, jurez-vous qu’aucun de vous ne s’est aperçu de la perte de son aigle, et que, si vous vous en étiez aperçus, vous vous seriez précipités pour la reprendre, ou vous auriez péri sur le champ de bataille, car un soldat qui a perdu son drapeau a tout perdu ? »
Au même moment mille bras se sont élevés :
« Nous le jurons, et nous jurons aussi de défendre l’aigle que vous nous donnerez avec la même intrépidité que nous avons mise à prendre les deux drapeaux que nous vous présentons.
-En ce cas, a dit en souriant l’Empereur, je vous rendrai donc votre aigle. »
Le major Bigarré, alors commandant le 4e de ligne, a été évoqué dans le document ci-dessus ; voici son récit (Mémoires) :
« Le 26 décembre, veille de la signature de la paix, l'empereur Napoléon, étant à son quartier général de Schönbrunn, vint passer en revue la division Vandamme sur un terrain peu éloigné du château. Arrivé au 4e régiment de ligne, il m'ordonna de faire former le carré, et se mit au milieu avec tout son état-major, faisant face au centre du bataillon qui avait perdu son drapeau :
« Soldats, dit-il à ceux de ce même bataillon, qu'avez-vous fait de l'aigle que je vous avais confiée ? Vous aviez juré qu'elle vous servirait de point de ralliement et que vous la défendriez au péril de votre vie ; comment avez-vous tenu votre promesse ?
-Sire, lui répondis-je, le 4e régiment de ligne a fait son devoir à la bataille d'Austerlitz comme il l'a rempli à celle d'Arcole sous les yeux de Votre Majesté, et dans toutes les autres circonstances où il s'est battu pour la Patrie et pour la gloire. Un événement malheureux a privé son premier bataillon de l'aigle que vous lui aviez confiée : dans une mêlée contre trois régiments de cavalerie de la Garde Impériale russe, et contre six bouches à feu qui le couvraient de mitraille, deux porte- drapeaux ont été tués, et c'est dans les mains du troisième, qui a reçu douze coups de sabre de l'ennemi, , que cette aigle a été enlevée. Je puis vous jurer sur ma parole d'honneur, Sire, que qui que ce soit de ce bataillon ne s'est aperçu de la perte de cette aigle, et que le 2 décembre nous en avions encore deux à nos faisceaux.... Sire, lui dis-je encore, demandez aux généraux Vandamme [général commandant la 2e division du corps de Soult où servait le 4e de ligne] et Cadras (général commandant la 3e brigade de la division Vandamme] si le 4e régiment de ligne ne s’est pas courageusement battu à Austerlitz ? Que Votre Majesté daigne se rappeler qu’il a enlevé à la baïonnette une batterie ennemie sur le plateau de Pratzen, fait prisonnier un régiment russe avec son colonel, dont voici deux drapeaux (un adjudant-major les avait à la main) que j’offre à Votre Majesté au nom du régiment de son frère [Joseph était effectivement le commandant en titre du 4e, mais c’était Bigarré qui assurait cette fonction].
-En ce cas, dit l’Empereur en sourient, je vous donnerai une autre aigle. »
Des cris de : Vive l’Empereur ! cent fois répétés par tous le régiment, terminèrent cette scène qui se passa telle que je viens de la décrire et non autrement. »
On trouve cette précision dans les Mémoires de Masséna :
« A la revue qui eut lieu quelque temps après à Maria-Hilf, l'Empereur, touché des regrets de ce brave régiment qui s'était fait une belle réputation en Italie, lui promit une autre aigle, et ne la lui donna jamais. »
C’est une erreur. Napoléon prit son temps pour honorer sa promesse du 24 décembre, mais l’aigle fut bien redonnée. La cérémonie eut lieu un an plus tard, le 23 novembre 1806, à Berlin.