A quoi pensent-ils ?
L'état d'esprit des combattants, en ce soir du 17 octobre, est particulièrement intéressant à observer.
Chez les coalisés, dans la troupe en règle générale, c'est un véritable enthousiasme, en tout cas la certitude collective que la grande explication est à portée de main, et qu'elle sera en leur faveur.
Leurs commandants de corps d'armée et chefs d'armée sont plus mesurés pour certains d'entre eux.
Si chez les prussiens on brûle d'en finir enfin avec ces français qui ont failli détruire leur royaume en 1806, chez les généraux russes on analyse la situation avec moins de fougue : elle est plutôt bonne, mais il serait de bon ton d'éviter le triomphalisme qui avait coûté si cher huit ans plus tôt en Moravie, autour du château d'Austerlitz ... Les résultats de la campagne de Russie ont été inespérés, mais les lourdes pertes subies ces derniers mois laissent à penser.
Les généraux autrichiens pour leur part sont carrément prudents. A force de se prendre des volées terrifiantes de la part des armées françaises, on sent qu'ils ont un peu de mal à véritablement sentir qu'ils tiennent, eux aussi, la grande revanche à portée de sabre.
Finalement, chez les alliés, seuls deux hommes ne doutent pas, et c'est heureux car ils tiennent la décision véritable entre leurs mains :
au nord Blücher ne se pose même pas de question; les français sont là et il est simplement question de les vaincre en mobilisant tous les moyens et toute l'énergie disponibles.
Au sud du champ de bataille, le Tsar Alexandre Ier commence à être saisi d'un sentiment bizarre; il est de plus en plus convaincu qu'il est l'archange libérateur de l'Europe, au sens thaumaturgique du terme, et ce qui devrait normalement passer pour un dérangement mental l'amène bien au contraire à une vision étrangement claire du conflit en cours.
Le Tsar a eu raison contre Schwartzenberg en refusant la dérive générale de l'armée de Bohème à l'ouest de Leipzig.
Il a eu raison d'imposer depuis plusieurs mois la proposition stratégique de Jomini.
Il aura raison, presque seul contre tous, lors de la campagne de France dans quelques mois en indiquant Paris comme point de convergence unique des alliés au lieu de courir après l'armée squelettique de Napoléon, mais n'anticipons pas.
Cet homme étrange, au charme réel, qui aujourd'hui encore pose une énigme aux historiens par son comportement et sa fin mystérieuse, qui n'a pas d'expérience militaire digne de ce nom, ne cesse plus de prendre des décisions tactiques et stratégiques magistrales. Si sa bonne éducation l'empêche d'imposer brutalement son point de vue aux généraux de ses alliés, il réussit cependant à imposer ses vues tout simplement parce qu'il commande une armée d'une importance majeure.
Lui sait, ce soir du 17 octobre, que la victoire est imminente à la condition que tous les efforts soient mobilisés une bonne fois.
Dans les armées françaises et leurs alliés de moins en moins nombreux et qui commencent sérieusement pour certains à se demander ce qu'ils font là, la troupe, aussi étrange que cela puisse paraître, est confiante.
Elle l'est pour deux raisons : l'armée impériale n'a jamais été battue sur le champ de bataille et, surtout, l'empereur est là et les commande tous.
L'empereur ...
Napoléon dira : "cinquante mille hommes et moi, cela fait cent cinquante mille hommes."
Wellington, fasciné par le vaincu de Waterloo, dira pour sa part "son chapeau équivaut à cinquante mille hommes sur un champ de bataille."
Il est difficile aujourd'hui, à l'époque de la guerre à distance et d'une technologie omni-présente, de s'imaginer l'impact formidable qu'un seul individu pouvait avoir autrefois sur des armées entières.
César et Trajan survoltaient leurs légions par leur seule présence. Henri IV et sa cornette blanche transformaient ses cavaliers en combattants invincibles.
La présence, et la vision par ses soldats de Napoléon sur un champ de bataille déclenchaient un effet ahurissant d'enthousiasme et de folie glorieuse. Quand à Ratisbonne en 1809 le bruit court dans les régiments que l'empereur a été blessé (ce qui est vrai) les lignes se mettent à flotter malgré les ordres des généraux et des chefs de corps. Napoléon, rapidement pansé, se hisse sur son cheval et parcourt le terrain au grand trop. Les fantassins se mettent à hurler de joie, et l'attaque reprend avec une telle virulence que la ville est emportée dans l'heure qui suit.
Il y a deux jours, à la fin de la bataille de Möckern, le Maréchal Ney est arrivé sur le champ de bataille, portant une redingote grise et un chapeau ressemblant à celui de son patron. Les troupiers ont cru que Napoléon en personne arrivait, et ils sont repartis au combat sans même que leurs officiers aient eu le temps de les reprendre en main.
C'est ainsi ...
En revanche, chez les "grosses épaulettes", les Maréchaux et les généraux chefs de corps qui sont au courant de la situation générale, le moins que l'on puisse dire est que le moral n'est pas au beau fixe ...
Napoléon, incroyablement cynique mais aussi très romantique dans son propos, dira d'eux plus tard qu'ils "n'avaient plus le feu sacré", c'est-à-dire qu'ils ne croyaient plus en la victoire, alors que cette certitude est le début du succès, comme si l'imaginaire était capable de prendre le pas sur la réalité brute et matérielle.
Pourquoi pas après tout ?
Ce qui est certain, c'est que plusieurs des Maréchaux n'y croient plus et, littéralement, commencent à avoir la trouille d'un désastre sans précédent. Mais aucun n'a d'idée particulière à émettre pour enrayer la catastrophe; d'ailleurs, le patron ne les écouterait pas. Les seuls dont il respecte les avis sont Lannes, mais il est mort en 1809, Davout qui est bloqué dans Dantzig, et Masséna mais il a pris sa retraite après une campagne du Portugal assez minable en 1810.
Mais n'insultons pas ces grosses épaulettes, nous allons voir bientôt un divisionnaire de la garde se saisir d'un fusil pour faire le coup de feu avec ses fusiliers en pleine rue.
Et Napoléon lui-même, que pense-t-il de la situation ce soir là ?
Il n'en pense rien, dans le sens ou il a autre chose à faire qu'à philosopher : il est en train d'envoyer des ordres tous azimuts, en dictant à une cadence de mitrailleuse, afin de regrouper toutes ses forces, de concentrer ses approvisionnements, bref de mettre toutes les chances dont il dispose encore de son côté pour enrayer le désastre selon un axiome d'une extrême simplicité (la guerre est une chose simple, toute d'exécution) : il peut sauver son armée si elle fait tellement de mal à l'ennemi que ce dernier sera contraint de lui laisser du champ pour soigner ses blessures.
La bataille de demain sera donc, non pas une série de manœuvres savantes et réglées, mais un combat de destruction pure et simple entre deux forces arc-boutées; la plus faible, ou plutôt la moins pugnace, perdra.
La guerre est un art simple, tout d'exécution ... Contraint par la situation, Napoléon accepte donc de nier demain à la bataille toute intelligence tactique pour en faire un choc de déménageurs lourdement armés.
Le plus surprenant, alors que ses chefs de corps prennent avec une certaine angoisse la dimension de ses ordres, c'est qu'il semble bien d'après les souvenirs et mémoires dont l'on dispose que c'est précisément ce qu'attendent les soldats : un règlement de compte au bout du fusil ou du canon, au cours duquel l'ennemi deviendra pour chacun un ennemi personnel, le type à abattre.
Comme les infanteries prussiennes, russes et autrichiennes partagent ce point de vue, l'affaire s'annonce assez peu civilisée dans les termes ...
A Leipzig, les vieux démons de la guerre et le symbole indo-européen du combat singulier sous les remparts de Troie entre Achille et Hector vont être surmultipliés par l'artillerie. Pire, c'est sur ce champ de bataille que va apparaître, hideuse et ensanglantée, la haine des nations les unes pour les autres, en tout cas à un point qui n'avait jamais été atteint avant.
La diplomatie européenne du XIXème siècle ne cessera d'essayer désespérément d'enrayer cet effrayant dérapage qui va transformer la guerre classique en une tuerie monumentale et inexpiable.
Mais nous n'en sommes ici qu'aux prémisses.
_________________ "Notre époque, qui est celle des grands reniements idéologiques, est aussi pour les historiens celle des révisions minutieuses et de l'introduction de la nuance en toutes choses".
Yves Modéran
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