Orieux, de toute évidence, se base sur les Mémoires de Pasquier : « La défection des Bavarois allait compléter son isolement. M. de Talleyrand l'ayant su, je ne sais comment, mais d'une manière non douteuse, était accouru chez l'archichancelier et l'avait chargé d'en informer l'Empereur au plus vite. Un courrier fut expédié, mais il était trop tard, et nous sûmes bientôt que toute l'armée bavaroise, sous les ordres du général de Wrede, était en marche pour prendre position entre Mayence et l'armée française, qui allait se trouver ainsi entièrement coupée. »
Le souci, c’est que malgré le fait que Pasquier écrive que la missive fut expédiée trop tard, Orieux prétend quand même ceci : « Grâce à [l’avertissement de Talleyrand], l’Empereur put, à la dernière heure, s’ouvrir un passage à Hanau et gagner le Rhin. Talleyrand l’avait sauvé de l’encerclement. » En somme, Orieux se base sur Pasquier mais transforme grandement le propos…
Laissons donc Orieux à ses tours de passe-passe, et revenons-en à Pasquier. Comme l’indique le mémorialiste, Cambacérès (nul besoin dans l’affaire de Talleyrand d’ailleurs) avertit bien Napoléon de la défection de la Bavière. Il lui en fit effectivement part dans sa lettre du 15 octobre : « Le duc de Valmy [Kellermann est alors commandant à Mayence des 25e et 26 e divisions militaires : Bouches-du-Rhin, Meuse-Inférieure, Ourte, Sambre-et-Meuse, Roer, Lippe, Mont-Tonnerre, Rhin-et-Moselle, Sarre] a écrit hier au soir par le télégraphe au ministre de la guerre que la Bavière s’était déclarée pour l’Autriche. Le duc de Feltre a répondu d’avoir la bonté de s’expliquer sur la source de cette nouvelle qui parait en opposition au langage que tient ici M. de Cetto [représentant de la Bavière à Paris]. »
Clarke, malgré ses doutes, avertit cependant Eugène le lendemain en ces termes : « Je m'empresse d'informer Votre Altesse Impériale que M. le maréchal duc de Valmy me mande, par une dépêche télégraphique datée de Mayence le 14 octobre, qu'il vient d'apprendre que la Bavière a contracté une alliance offensive et défensive avec l'Autriche. Quoique cette nouvelle ne m'ait pas encore été confirmée par aucun avis officiel, cependant j'ai cru nécessaire, monseigneur, en attendant les ordres de l'Empereur, de donner connaissance à Votre Altesse Impériale de ce que me mande à cet égard le duc de Valmy, afin de mettre Votre Altesse à portée de faire provisoirement les dispositions préparatoires qu'elle pourrait juger nécessaire au service de Sa Majesté et au service de ses opérations. »
A noter que la missive était inutile, Eugène, alors à Gradisca, ayant appris la nouvelle, le matin même où Clarke lui écrivait, par l’ambassadeur de France à Munich, Mercy-Argenteau. L’affaire fut confirmée par l’Archichancelier le 17 octobre dans cette lettre adressée à l’Empereur : « En écrivant hier ma lettre à V.M., j’ignorais que M. de Cetto eût demandé ses passeports. Ce fait, dont on m’a instruit le soir, ne laisse aucun doute sur la défection de la Bavière, tantôt annoncée, tantôt contredite, et qui excite ici une indignation générale. »
A ce sujet, on retrouve quelques informations supplémentaires dans la lettre qu’écrivit le même jour Clarke à Eugène : « Monseigneur, M. de Cetto, ministre plénipotentiaire de Bavière, a eu ordre de demander ses passeports [Clarke avait été averti par M. de la Besnardière, représentant à Paris au ministère des relations extérieures Maret, alors auprès de l’Empereur]. Il a remis, en conséquence, à Paris, aux relations extérieures, une lettre pour le duc de Bassano, par laquelle il les demande : elle ne contient aucun détail, il paraît lui-même n'en avoir reçu aucun. La lettre qui lui a été écrite est du 10. On lui mande qu'on s'est expliqué avec M. de Mercy, sans lui dire quand. C'est une alliance que la Bavière a faite avec l'Autriche. »
Le 25 octobre, Napoléon répondit en ces termes à la lettre de Cambacérès en date du 17 où ce dernier officialisait la défection de la Bavière : « La trahison aussi inconcevable qu’inattendue de la Bavière a dérangé tous mes projets et m’oblige à rapprocher la guerre de nos frontières. »
Napoléon était en vérité au courant depuis plusieurs jours, et ce, avant même que la nouvelle n’arrive à Paris et ne lui soit ensuite relayée. La convention austro-bavaroise avait été établie le 8 octobre. A la date du 9, malgré les rumeurs qui commençaient à courir (le 3, le roi de Wurtemberg avertissait Napoléon de l’alliance conclue entre Vienne et Munich ; Frédéric n’en eut la confirmation officielle que le 11), l’état-major français croyait encore à la fidélité de Munich. Ainsi, Berthier, ce jour-là, écrivait à Murat : « Ne croyez pas à la nouvelle de la défection de la Bavière, ni à tout ce que débite l'ennemi. » A noter que six jours plus tôt, le 3 octobre, Berthier avait reçu une missive impériale du même ordre : « Ecrivez au prince de la Moskova que tous les bruits qui courent sont faux ; que la Bavière n'a pas changé de système, au contraire » Et Maret celle-ci : « Faites mettre dans les journaux de Leipzig des articles sur la fausseté des bruits que l’ennemi fait courir […] sur cette nouvelle qu’on répand partout de la défection de la Bavière. »
Pourtant, deux jours plus tôt, le 1er octobre, ce même Maret avait écrit à l’ambassadeur de France en Bavière qu’aux avant-postes ennemis on disait que Wrede avait négocié le 18 septembre dernier une convention avec les Autrichiens et que cette dernière avait été expédiée auprès de François en vue de sa ratification. Les rumeurs n’étaient pas bien loin de la vérité. Nous y reviendrons.
L’officialisation n’allait cependant pas tarder à venir. Ainsi, le Bulletin du 15 octobre disait : « Mais, le 13, l'Empereur apprit à Düben que l'armée bavaroise était réunie à l'armée autrichienne et menaçait le bas Rhin. Cette inconcevable défection fit prévoir la défection d'autres princes, et fit prendre à l'Empereur le parti de retourner sur le Rhin; changement fâcheux, puisque tout avait été préparé pour opérer sur Magdeburg; mais il aurait fallu rester séparé et sans communication avec la France pendant un mois : ce n'avait pas d'inconvénient au moment où l'Empereur avait arrêté ses projets ; il n'en était plus de même lorsque l'Autriche allait se trouver avoir deux nouvelles armées disponibles : l'armée bavaroise et l'armée opposée à la Bavière. L'Empereur changea donc avec ces circonstances imprévues, et porta son quartier général à Leipzig. »
Napoléon donne ici à la trahison bavaroise une conséquence qu’elle n’a pas eue. La volonté de donner bataille à Leipzig est en effet antérieure à la connaissance de la convention de Ried… Pour la date du 13 octobre, peut-être Napoléon fait-il ici référence à l’entrevue qu’il eue avec Krafft. En effet, ce jour-là, l’homme en question, envoyé des Russes auprès de Pozzo di Borgo, représentant du Tsar auprès de Bernadotte, afin de lui servir de secrétaire, avait été arrêté par les Français. Le soir, après entretien avec l’individu, Napoléon avertissait Maret que les Alliés « avaient de grandes espérances sur la Bavière, que cependant rien n’était encore convenu. » L’Empereur n’en dit pas plus. Mais sans doute y avait-il de quoi nourrir de forts soupçons. Fain dans son Manuscrit de 1813 indique quant à lui que c’est Berthier, le 14, qui avertit officiellement l’Empereur : « Le prince de Neufchâtel revient à la charge; il tient à la main un petit billet daté de Munich : la défection de la Bavière est consommée ! Le roi a été entraîné plus rapidement qu'il n'avait calculé, et le traité, arrangé d'avance au quartier-général de Ried, par les deux généraux en chef de Wrede et de Reuss-Plaüen, a été signé le 8 octobre. »
Le billet, si Fain dit vrai, doit de toute évidence provenir de Mercy, ministre plénipotentiaire en Bavière. Ce dernier, alors que les discussions s’étaient sérieusement engagées entre Wrede et l’ennemi autrichien depuis le 7 septembre, et que le roi Maximilien s’était officiellement ouvert à la main tendue des Coalisés depuis le 15 du même mois, n’avait pas vraiment perçu la tournure des évènements en Bavière. Et ce ne fut que le 8 octobre, le jour de la signature de la convention préliminaire de Ried (l’échange des ratifications eut lieu une semaine plus tard), qu’il écrivit enfin que l’alliance austro-bavaroise était effective. En somme, si on s’en tient à la date du 14 octobre, Napoléon apprit officiellement la défection de la Bavière deux jours avant Paris (demande des passeports de Cetto). Ainsi, le supposé avertissement de Talleyrand conté par Orieux ne servit à rien : Napoléon était déjà prévenu et avait déjà décidé de livrer bataille à Leipzig. Pour ce qui est de Napoléon sauvé par Talleyrand de l’encerclement, là aussi Orieux brode. Certes, l’alliance austro-bavaroise est une très mauvaise nouvelle pour l’Empereur, mais à l’heure de son annonce, la grande affaire déjà prévue à Leipzig était susceptible de rabattre pas mal de cartes. De plus, suite à la défaite, pour avoir « encerclement », encore faut-il que les Alliés y voient clair dans les mouvements français pour s’assurer de réellement fermer la nasse. Or, ceux-ci n’ont guère de certitudes ; Wrede le premier qui en s’installant à Hanau se place certes sur la route de retraite de l’armée française (qui fut décidée sans avoir besoin des informations parisiennes qui ne donnaient logiquement aucune indications sur la marche suivie par Wrede), mais, dans les faits, au regard des positions prises par ses troupes, du rapport des forces et de l’emplacement des autres forces alliées, ne referme pas un savant filet.
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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