Cher Amis
Je vous livre mes réflexions inspirées de vos derniers messages sur cette révolution pensée comme franco-étrangère et je profite aussi pour interroger certains messages qui m'ont laissé perplexes.
Tout d'abord l'intervention première de l'ami de Passage m'a tourmentée. Entend-t-il par « et si l'étranger était à l'intérieur » qu'il y avait concrètement des éléments, des sujets étrangers en France qui ont donné une impulsion décisive au mouvement révolutionnaire français, où alors faut-il lire que des idées « étrangères » avaient cours dans le Royaume ? Ainsi la réflexion de Lamy a-t-elle apporté quelques éléments, en soulignant implicitement la thèse de la « révolution importée » qui eut cours dans les milieux contre-révolutionnaires et qui fut illustrée par la théorie du complot de l'abbé Barruel et par les deux tomes de ses Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme. En suivant les délires de l'abbé, la Révolution, perçue comme une malédiction, ou mieux comme une épidémie, a été injectée en France par ses ennemis, pour ruiner son économie et pour en baser les fondements sociaux. Ainsi, la thèse d'une révolution portée par l'étranger, par des agents prussiens par exemple, suppose une lecture téléologique des Lumières : Voltaire et Frederic II préparé déjà, vingt ans auparavant les « sinistres événements » ! On peut consulter sur ce sujet - qui n'a rien a envié du côté de la paranoïa et de l'affabulation au Da Vinci Code - le chapitre XIII, du premier tome des Mémoires. Il est clair que cette théorie ne supporte pas longtemps l'examen historique et rare furent les penseurs a la soutenir à l'exception des émules de Bernard Faÿ, célèbre collaborateur, tout aussi paranoïaque de Barruel (voir par exemple et pour le plaisir de rire un bon coup, sa Franc-Maçonnerie et la Révolution intellectuelle au XVIIIe siècle).
Les interventions qui suivent ne peuvent qu'interroger le rapport entre Lumières et Révolution. Si les Lumières sont bien européennes -on pense ici à Beccaria, à Bolingbroke et même à Locke ou encore aux réseaux maçons - il n'est pas inopportun de se rappeler la diversité qui se love derrière cette notion générique qui, excusez l'oxymore, présente bien des ombres. Les Lumières ont eu une progéniture nombreuse et ses enfants devaient se placer sur tout l'échiquier politique révolutionnaire : monarchiens comme jacobins sont tous les deux enfants des Lumières. Et l'on peut tout à fait être opposé à la solution révolutionnaire et partisan des Lumières, à l'instar de Voltaire et même quelque part de Rousseau. Si l'un méprise et exècre toutes idées de « soulèvement populaire », se complaît dans le paternalisme sur ses terres de Ferney, l'autre se refuse à croire que le principe de souveraineté populaire puisse être appliqué à un pays de l'envergure du royaume de France. Certes, les deux philosophes deviendront des figures tutélaires de la Révolution, mais bien contre leur gré quelque part. Plus loin, il y a bien un éclatement révolutionnaire du rousseauisme, mais c'est le fruit de relecture, d'une réinterprétation des idées du philosophe aux lumières de la geste révolutionnaire. Enfin, rappelons que Rousseau et Voltaire meurent en 1778, c'est-à-dire l'année où la France signe un son traité d'alliance avec les Insurgens. Voltaire a sûrement du donner son jugement sur les événements... quelqu'un a-t-il une piste.
Ainsi cher Akasuna, je ne pense que l'on puisse sérieusement affirmer que Rousseau, Diderot, Voltaire « ont poussé les paysans à faire la révolution ». Combien de paysans avaient lus ses écrits ? Combien étaient-ils en mesure de le faire ? Plus loin et de façon générale, qui partageait les jugements de Sieyes en 1789 ?
La Grande Peur, pour prendre un exemple bien connu, n'est pas motivée par la lecture des philosophes mais repose d'avantage sur une politique du peuple, autonome et singulière qui tient pour beaucoup au vécu et aux horizons des communautés rurales, au rôle de la rumeur, à des exaspérations inscrites dans le temps long. Il peut-être judicieux de ne pousser plus loin cette question des origines culturelles de la Révolution française, question abordée sur un autre sujet de conversation du forum et amplement traitée par la bibliographie. Dans tous les cas, comme le martelait l'un de mes anciens professeurs, si une révolution s'expliquait par ses causes, cela ne serait plus une révolution.
Je reviens sur le second argument d'Amos. En effet, les princes et les souverains d'Europe ont pour une bonne part combattus la Révolution et à travers elle, ses idéaux. Mais à l'intérieur de ses Etats, il ne faut pas oublier l'impact positif que 1789 a pu avoir dans certains cerveaux. Ici, il n'est pas utile de reprendre les débats autour des notions de « révolution atlantique », de « révolution occidentale ». On peut peut-être avec Jacques Godechot et sa Grande Nation (NB : merci précieux frérot Fréron) rappeler qu' « il y a donc bien eut, fin XVIIIe, un grand mouvement révolutionnaire qui a secoué tout le monde occidental (…) la révolution Française s’intégra dans ce mouvement. C’est la plus importante, la plus profonde, la plus radicale. » Mais ce question pose encore de nombreuses questions.
On peut ainsi se pencher sur les précieuses interventions de Charlotte -que je salue comme il se doit au passage - qui souligne l'écho qu'a pu avoir l'exemple des Insurgens sur les événements de 1789. Pour ma part, j'estime que c'est peut-être davantage les idéaux de liberté et de fraternité, plus que des idéaux égalitaires, qui ont pu marqué les esprits. Mais là encore, on ne peut affirmer que les cas particuliers sont à prendre comme tels. L'engagement militaire de certains jeunes nobles est peut être aussi à lire comme un moyen de redonner du sens à un ordre qui s'interroge – à l'aune des Lumières – sur sa place et son rôle dans la société. Mon professeur précédemment cité, estimait que la noblesse trouvait là une excellente occasion de s'anoblirent. Ou encore, comme la simple expression d'une velléité d'héroïsme qui trouve dans la revanche contre la perfide Albion une bon canal. Ou enfin, comme une réponse aux idéaux universels, à une culture commune baignée par les lecturs des classiques et des Lumières. Mais il est vrai qu'un nombre de ses vétérans, profondément marqués par la guerre d'Indépendance, devaient par la suite se retrouver sur les bancs des Etats-Généraux.
Au-delà, pour saisir au passage la réflexion de notre ami Vlad (êtes-vous un descendant du fameux empaleur ?) je pense que l'influence des événements américains dépasse les cadres du seul contingent. Ainsi, la pensée de Diderot y trouve peut-être une pointe de radicalisme. Tout gouvernement tyrannique ne peut-il pas être légitimement transformé, renversé ? Mais l'enthousiasme n'est pas unanime comme on peut le voir à la correspondance de Turgot par exemple. Mais il n'est pas inutile de constater que des chroniqueurs contemporains ont pu comparer les émeutiers de Réveillon aux Insurgens ! En ce qui regarde les forces françaises en Amérique on peut se rapporter avec profit aux deux volumes de Henri DONIOL et de son Histoire de la participation de la France à l’établissement des Etats-Unis d’Amérique (à ce propos si un lecteur du forum à des informations sur le baron Kalb, ancien agent de Choiseul et combattant de la guerre d'Indépendance...je suis preneur).C'est un ouvrage ancien mais qui a l'avantage de présenter de nombreuses sources.
Pour reprendre enfin les arguments avancés par Lamy (dixit « Bof ! la révolution n'est ni inévitable, ni issue du peuple ! ») si je peux tout à fait suivre le premier élément de la phrase, je crois que la notion de "révolution" ne peut se comprendre sans celle d' "intervention populaire". Du moins c'est le sens que prend le terme à partir de 1789. Au-delà, sans vouloir lancer le débat brûlant -enfin, qui maintenant laisse davantage voir ses cendres que ses flammes - entre « révolution bourgeoise » et « révolution populaire », je propose deux remarques. Tout d'abord, pour citer Jacques Solé (La Révolution en question, p. 83) « Il est admis que l'on doit à l'intervention du peuple des villes et des campagnes, au cours de l'été 1789, la défaite de la minorité conservatrice des états généraux alliée à la monarchie, puis, après la destruction de l'absolutisme, celle de la féodalité et de la plupart des institutions d'Ancien Régime. » Il est difficile, il me semble, de se porter en faux contre cette affirmation, à moins de revenir à Bernard Faÿ ou de juger que la Révolution fut faite par une poignée de conspirateurs qui « manipula » la « populace », la « plèbe » dans la lignée des théories de Taine. Et si on ne peut que souligner la vacuité du pouvoir royal à la veille et aux premiers temps de la révolution - en suivant en cela par exemple les derniers ouvrages de John Hardman - le silence et l'enfermement du souverain n'explique en rien la création d'institutions nouvelles, la révolte populaire, la circulation des idées, l'effervescence des débats, la multiplication des sociétés populaires et de leurs organes de presse ...
Pour conclure et revenir à la question initialement posée, il est utile de souligner le rôle de certaines « figures étrangères » dans la révolution survenue en France à la fin du XVIIIe siècle, comme Anacharsis Cloots, Étienne Clavière ou autres « citoyens d'honneur ». Que dire encore du titre évocateur de la feuille de Camille Desmoulins : Révolutions de France et de Brabant ? Que rôle les « idées angloises » et américaines (constitution, convention etc.) ont-elles eues sur le cours des événements ? La question est difficile mais la résurgence de certains termes, même employés dans un cadre nouveau et selon une logique nouvelle, n'est pas anodine. Enfin, je crois que dans le cours de la Révolution, la question des jacobinismes étrangers – comme par exemple le rôle de Philippe Buonarroti dans la Conjuration des Egaux – n'est pas à négligée... mais stop ! J'arrête là mon bavardage pour ne pas affronter ici les ambiguités contenues dans les termes de "jacobins" ou de "patriotes" en Europe et en Amérique à la fin du siècle.
Veuillez excuser la longueur de mon message et accepter mes remerciements pour toutes pour vos contributions qui rendent la discussion si passionnante et passionnée.
_________________ "... à cent lieues de la Bastille, à l'enseigne de la liberté."
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