Entrons un peu dans le détail ; c’est nécessaire pour comprendre Voltaire, qui ne se résume pas à quelques citations, comme c’est souvent le cas.
Il faut comprendre que pour Voltaire, c’est l’homme qui importe, et pas son credo religieux ; cette conviction traverse toute son oeuvre, aussi bien philosophique que théâtrale :
« Un Anglais, comme homme libre, va au ciel par le chemin qui lui plaît » (Lettres philosophiques)
Dans Zaïre, où à la première lecture, on a l’impression que Voltaire joue le christianisme contre le stéréotype exotique, on trouve aussi ces réflexions de Zaïre la musulmane :
Zaïre :
« l’instruction fait tout [...] j’eusse été près du Gange esclave des faux dieux / Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux. »
Et elle dit d’Orosmane, le sultan épris d’elle :
«
Généreux, bienfaisant, juste, plein de vertus, / S’il était né chrétien, que serait-il de plus ? »
Il fallait le dire, dans une société encore profondément chrétienne. Voltaire a d'ailleurs réussi avec ce texte le tour de force de se mettre à dos les dévots chrétiens à cause d’une pièce mettant en scène des musulmans ; quelle plus belle preuve et quel plus bel hommage ? C’est le fanatisme et l’obscurantisme religieux universel qu’il dénonce, pas Mahomet ou l’Islam.
Justement, j’ai aussi relu cet article « Alcoran » que vous citez, et j’y trouve d’abord une confirmation par Voltaire de ce que j’appelais plus haut «l’absurdité d’une grille de lecture » déconnectée de son contexte chronologique ; que mon opinion soit validée par un grand philosophe est d’ailleurs une grande satisfaction
:
"Si son livre est mauvais pour notre temps et pour nous, il était fort bon pour ses contemporains, et sa religion encore meilleure".
Fanatisme et obscurantisme universel contre quoi ? Mais contre la raison, bien sûr :
"Il faut avouer qu’il retira presque toute l’Asie de l’idolâtrie".
Par contre, Voltaire y valorise les aspects "civils" de l’islam: je ne cite pas, ce serait trop long, (le texte est
ici) mais en vrac: l'hygiène corporelle, l'organisation sociale, l'aumône, la défense de l'usure ...
Et il en conclut:
"Il était bien difficile qu’une religion si simple et si sage, enseignée par un homme toujours victorieux, ne subjuguât pas une partie de la terre."
Et si l’on poursuit votre citation :
« C’était un sublime et hardi charlatan que ce Mahomet, fils d’Abdalla », on en comprend mieux le sens :
Voltaire cite d'abord le Coran:
"Louange à celui qui a transporté pendant la nuit son serviteur du sacré temple de la Mecque à celui de Jérusalem!"
Puis il commente, avec une délicieuse ironie:
"C’est un assez beau voyage, mais il n’approche pas de celui qu’il fit cette nuit même de planète en planète, et des belles choses qu’il y vit.
Il prétendait qu’il y avait cinq cents années de chemin d’une planète à une autre, et qu’il fendit la lune en deux. Ses disciples, qui rassemblèrent solennellement des versets de son Koran après sa mort, retranchèrent ce voyage du ciel. Ils craignirent les railleurs et les philosophes. C’était avoir trop de délicatesse. Ils pouvaient s’en fier aux commentateurs, qui auraient bien su expliquer l’itinéraire. Les amis de Mahomet devaient savoir par expérience que le merveilleux est la raison du peuple. Les sages contredisent en secret, et le peuple les fait taire. Mais en retranchant l’itinéraire des planètes, on laissa quelques petits mots sur l’aventure de la lune, on ne peut pas prendre garde à tout" .
Montesquieu ne dit pas autre chose du christianisme dans les Lettres persanes :
"Le pape est le chef des chrétiens. C’est une vieille idole qu’on encense par habitude. C’est un magicien. Tantôt il fait croire que trois ne font qu’un, tantôt que le pain qu’on mange n’est pas du pain, que le vin qu’on boit n’est pas du vin et mille autre choses de cette espèce".
Critique sous-jacente du despotisme fondé sur le droit divin aussi, dont on ne sait si elle s’adresse à l’islam ou à la monarchie française :
"Mais comment justifier un homme qui vous dit: "Crois que j’ai parlé à l’ange Gabriel, ou paye-moi un tribut ?"
Combien est préférable un Confucius, le premier des mortels qui n’ont point eu de révélation; il n’emploie que la raison, et non le mensonge et l’épée".
Alors, marqué par son époque, Voltaire ? bien sûr, mais sur beaucoup d'aspects, on gagnerait aujourd'hui à méditer pas mal de ses leçons...