J'ai trouvé sur internet ce commentaire du livre "le cabinet des dépêches" de Gilles Perrault:
Arts du temps
Secrets
Par Hervé Delouche
Même si, avec une modestie certaine, Gilles Perrault s'est toujours défendu d'être un historien, on sait avec quel brio il a restitué, dans les trois volumes du Secret du Roi (Fayard), l'atmosphère du foisonnant XVIIIe siècle et l'épopée aux multiples péripéties de ce qui fut le premier service secret français. On ne peut donc que se réjouir de la toute récente parution d'un court livre, le Cabinet des dépêches (superbement illustré par Laurence Bériot), consacrée à cette pièce la plus secrète du fastueux château de Versailles, ignorée même des familiers de la cour, et où s'élaborèrent les plus pertinentes stratégies de politique internationale.
L'auteur a fait le choix d'un traitement original : c'est le lieu lui-même qui, à partir de 1735, se raconte. "Transbahutée, délaissée, oubliée, reprise comme un vieux vêtement qu'on ne se résigne pas à jeter, mise à tous les offices, je n'ai cessé de l'être. Et toujours occultée. Aux autres les banquets à cent couverts, les fêtes éclatantes, la musique de Lulli, les bals à perdre le souffle (...). J'étais la préposée aux choses sérieuses." Mais "du roi Louis XV, je savais que j'avais la meilleure part". Etonnant roi que celui-là, que sa pièce la plus intime nous raconte avec lucidité et tendresse : il exhiba ses vices et cacha ses vertus, passa aux yeux de l'opinion publique pour un être exclusivement soucieux de ses jouissances, alors que peu de monarques se sont autant intéressés à la chose publique... Mais, contrairement à son aïeul le Roi-Soleil, Louis XV n'était pas homme de "communication", comme l'on dirait aujourd'hui. Il préférait "un mémoire écrit à un rapport oral, des lectures approfondies à des conversations, la méditation solitaire à un débat public". Au fil des pages, notre cabinet très secret dévoile l'intense labeur intime qui habite ses quatre murs. Courriers, ordres de mission, réception de ces chevaucheurs du roi triés sur le volet, animés d'un dynamisme et d'une vitalité extraordinaires. C'est là que se décide la stratégie européenne, que se décryptent les codes adverses, que se programment les retournements d'agents... C'est là qu'apparaît la passionnante figure du comte Charles de Broglie, chef du service, homme de confiance de Louis XV, pris de passion pour la liberté des peuples, notamment celle des Polonais (le premier "cheval de bataille" du cabinet est d'asseoir le prince de Conti sur le trône de Pologne), comme il le sera plus tard pour l'indépendance américaine.
Entre secrets d'alcôve et échos de chevauchées héroïques – sans oublier les récréatifs courriers amoureux du roi – le Cabinet des dépêches, riche dans son style et enlevé dans son tempo, se lit comme un de ces grands romans d'aventures qui eux marquèrent le XIXe. Au-delà, en cette fin de millénaire, alors qu'après deux guerres mondiales abominables, une implacable terreur économique impose ses conditions à la planète entière, ce livre, empreint de nostalgie pour un siècle ("le temps des commencements et des grandes espérances") qui était aussi celui des Lumières et de l'espoir, est aussi un vivifiant appel d'air, même si "nous sommes au coeur de la nuit".
Dans les dernières lignes de son histoire, la pièce du château-narratrice se prend à espérer de nouvelles missions, susceptibles de transformer le monde d'aujourd'hui. Quitte à réactiver la devise de Charles de Broglie, citée par Perrault dans un remarquable entretien avec Jean-Maurice de Montremy, publié par Arléa en 1997, le Goût du secret (où il est bien sûr beaucoup question de l'oeuvre entière de l'écrivain, de l'Orchestre rouge à Notre ami le roi -du Maroc ! –, en passant par l'affaire Ranucci et le Pull-over rouge) : "Hier fut décevant; aujourd'hui n'est pas drôle; demain sera glorieux." Cette bouffée d'oxygène surgie d'hier, pourquoi ne la rapprocherait-on pas de ces phrases, issues du même entretien, sorte de vade-mecum pour le siècle qui vient : "Nous avons assisté à un lamentable ratage (le stalinisme), à un brouillon maculé de sang qu'il faut définitivement déchirer pour recommencer la copie. Il n'y a pas d'autre solution. Mais je suis convaincu que l'idée communiste garde toute sa valeur. Elle devient même de plus en plus urgente."
Gilles Perrault,
le Cabinet des dépêches,
Les Mille et une nuits, 127 p, 120 F
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