Je remonte ce sujet qui mériterait de plus amples développements, pour vous présenter une planche de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui est très intéressante pour notre propos, car elle suggère dans sa composition même un aspect des progrès techniques réalisés au XVIIIème siècle dans le labour et les semailles, voire aussi (en s’avançant un peu ? A vous de juger) un message politique.
(Pardon pour la largeur du document qui crée un défilement horizontal, mais le réduire le rendrait illisible)
Au second plan, sur une terre déjà labourée, un homme sème à la volée «
sur une terre préparée par différents labours », comme l’indique la légende, puis un autre passe une herse
« pour couvrir la semence ». Ces semailles manuelles et cette herse ne sont guère différentes de ce que montre la miniature «
Octobre » des Très riches heures du duc de Berry au début du XVème siècle. La dernière opération consiste à passer le rouleau brise-mottes.
Remarquez la position de ces personnages, l’un va dans un sens, l’autre en sens inverse, les tâches semblent peu coordonnées et on suggère l’importance de la main-d’oeuvre et la lourdeur des opérations («
différents labours »). Au-dessus de cette scène agricole ancestrale, le village avec le moulin, mais aussi l’église et surtout dominant l’ensemble, le château seigneurial, dont on se demande d’ailleurs (on distingue mal, mais peut-être est-ce voulu ?) s’il n’est pas plus ou moins en ruines. L'association du symbole d'un ordre ancien avec des techniques anciennes n'est selon moi nullement fortuite...
Au premier plan, nettement séparée du second par une haie et une barrière, puis un petit fossé, la scène est toute différente : le semoir et la charrue « ordinaire » se suivent de façon rationnelle, comme veut encore le souligner de façon très didactique la ligne pointillée imaginaire superposé au sillon, de même que la rectitude et le parallélisme très géométrique des sillons déjà recouverts; car on veut insister sur la rapidité du travail (un seul passage en deux temps) par deux personnes seulement, dont l’une est une femme, pour démontrer la facilité d’utilisation du semoir qui ne nécessite pas de force physique particulière. En tout cas, confrontées à la routine et à l’empirisme, il est clairement démontré que ces nouvelles méthodes participent d’une rigueur toute mathématique. Nous sommes maintenant dans un autre monde.
Le semoir n’existait pas avant le XVIIIème siècle ; il a été inventé par Jethro Tull (non, pas le groupe rock,
l’agronome anglais 1674-1741). Celui qui est présenté ici est le semoir à bras de Languedoc de l’Abbé Soumille, qui date de 1762, mais qui est moins perfectionné que celui de Tull, pourtant antérieur, présenté dans l’autre planche, et qui permettait de semer sur 3 rangs.
Il a aussi perfectionné la charrue « ordinaire », comme le montre les figures 2 et 3, en multipliant le nombre de coutres pour accélérer le labour
(« la charrue est plus expéditive », voir ci-dessous le texte de l’article correspondant de L’Encyclopédie) tout en permettant un labour plus profond donc plus efficace.
"L'objet qu'on se propose en labourant les terres est de détruire les mauvaises herbes, & de réduire la terre en molécules. La bêche rempliroit à merveille ces deux conditions; mais le travail à la béche est long, pénible, & coûteux. On ne bêche que les jardins. La charrue plus expéditive est pour les champs. M. de Tull, dont M. Duhamel a mis l'ouvrage utile en notre langue, ayant remarqué que la charrue ordinaire ne remuoit pas la terre à une assez grande profondeur, & brisoit mal les mottes, le coutre coupant le gason, le soc qui suit l'ouvrant, & l'oreille ou le versoir le renversant tour d'une piece, a songé à perfectionner cette machine, en y adaptant quatre coutres, placés de maniere qu'ils coupent la terre qui doit être ouverte par le soc, en bandes de deux pouces de largeur; d'où il s'ensuit que, le soc ouvrant un sillon de sept à huit pouces de largeur, le versoir retourne une terre bien divisée, & que la terre est meuble dès le second labour. M. de Tull prétend encore qu'il peut avec sa charrue sillonner jusqu'à 10, 12, & 14 pouces de profondeur. Pour qu'on en puisse juger, nous allons donner la description de la charrue commune, & de la charrue de M. de Tull. "
Cette gravure de l’Encyclopédie est donc un document technique, mais pas seulement, car en utilisant de façon habile les mêmes procédés de composition que la peinture par exemple, elle parvient à suggérer non seulement une évolution dans les pratiques culturales, mais aussi un message bien plus polémique ; n’oublions pas que l’édition était alors soumise au privilège royal. Il était incontestablement plus innocent de le faire par une scène figurée « subliminale » que par les mots. Trop subliminal ? Les lecteurs de l’Encyclopédie, personnes éclairées, étaient probablement capables de comprendre l’intention...