Voilà comment Michel Antoine, dans son
Louis XV, éditions Pluriel, raconte l'algarade de la rencontre de Madame du Barry et son portrait. La beauté et l'expertise de la belle au lit
(ce n'est pas dit dans la chanson
), sans doute, l'ont gardée en faveur royale :
Depuis la mort de Mme de Pompadour, le Roi n'avait plus eu de bâtards, Mlles de Romans et Tiercelin de la Colleterie avaient été disgraciées, la petite maison de la rue Saint-Médéric n'avait plus d'occupante. Pendant plusieurs années — fruit du ministère de l'abbé Maudoux — Louis XV a eu manifestement une conduite plus rangée. A l'automne 1766, relevait le duc de Croÿ, « les conseils et les travaux, les chasses, les fréquents voyages, les cabinets et sa famille occupaient son temps, et l'on disait que le Parc-au-Cerfs était moins à la mode. La Cour était absolument d'habitude et assez triste et assez morose, mais elle avait l'air bien réellement de grandeur » Le Roi, cependant, restait fort capable de lorgner une jolie femme, et il avait depuis toujours dans son entourage — grands seigneurs ou valets de chambre — des amateurs et pourvoyeurs de conquêtes féminines. Ceux-ci se résignaient mal au vide créé par la disparition de Mme de Pompadour et le renvoi des petites maîtresses. Ils tentèrent de le combler et y parvinrent. Fut-ce l'œuvre de Le Bel, le premier valet de chambre ? Ou du maréchal de Richelieu, vieil et incorrigible noceur ? La seconde hypothèse est la plus vraisemblable.
Un jour, à Versailles, une fort séduisante personne se trouva, tout à point, sur le passage du Roi. Il la remarqua et offrit un rendez-vous. C'était, semble-t-il, dans le temps où la Reine se mourait lentement. La liaison s'organisa discrètement, mais prestement : la nouvelle élue fut des voyages de Compiègne et de Fontainebleau, logée en ville. Bientôt il devint clair que Louis la destinait non à occuper la demeure du Parc-au-Cerfs, mais à avoir place à la Cour. Cette promotion requérait quelques préliminaires. L'intéressée, en effet, n'étant pas mariée et était presque sans famille. De son vrai nom Jeanne Bécu, elle était née à Vaucouleurs le 19 août 1743, fille naturelle d'un religieux de l'ordre de Picpus. Grâce à de riches protecteurs, la mère put faire élever la petite Jeanne par les dames du Sacré-Cœur, où elle fut pensionnaire sept ou huit ans. On la vit ensuite lectrice chez la veuve d'un fermier général, demoiselle de magasin, dessinatrice de modes. Un certain Jean du Barry, qui se disait comte, en fit sa maîtresse. Ce gentilhomme était dépensier, vaniteux, aimant à parader et éblouir. Evoluant dans le monde des viveurs et des joueurs, on l'avait surnommé « le Roué ». Jouant lui-même, il lui arrivait de tenir tripot chez lui, où la beauté de sa compagne attira les joueurs et les galants. Le succès fut tel que Jeanne finit par tenir un salon, non du premier rang, mais un salon où l'on rencontrait Crébillon, Guibert, Collé, Favier, Montcriff, le prince de Ligne, le comte de Thiard, le marquis de La Tour du Pin, les ducs de Duras et de Richelieu. A les écouter, elle se forma l'esprit et les manières.
Mme du Barry était fort belle : des yeux bleus mi-clos, sous des sourcils bruns, une bouche délicieuse, des traits d'une finesse extrême, une chevelure luxuriante d'un blond cendré admirable. Elle prit très aisément les manières du monde et s'adapta à la cour aussi bien que Mme de Pompadour, sans être animée de la même volonté de puissance. Elle était bonne, sans prétention et sans rancune, ne voulant de mal à personne, obligeant volontiers. Aimant surtout la toilette et les bijoux, elle ne s'intéressait pas à la politique, mais le rôle politique que lui conférait inévitablement sa qualité de favorite déclarée fut grossi par les agissements de Choiseul. Celui-ci s'acharna contre elle de telle manière que, par un contrecoup naturel, les adversaires du ministre se tournèrent vers elle et que, sans l'avoir cherché, elle devint pour l'opinion comme le centre du parti antiparlementaire et même du parti dévôt. Avec sa faveur, la pornographie politique franchit un nouveau degré, et cette légende ordurière de la favorite fut l'œuvre du parti choiseuliste et parlementaire. Les pamphlets de toute espèce représentèrent comme une fille pudique, grossière, mal embouchée et pourrie jusqu'à l'âme celle qui fit revendre par Louis XV en 1771 la maison de la rue Saint-Médéric et qui, après tout, pourrait bien avoir été supérieure en moralité à la dame qui l'avait fait acheter.
Il était certes peu reluisant pour le Roi de prendre une maîtresse dont les antécédents pouvaient faire jaser. Le préjudice majeur que ces nouvelles amours causèrent à Louis XV fut de détourner de lui une part notable de la haute noblesse. Si le Roi choisit une telle femme comme favorite, c'est peut-être qu'au fond il ne fait pas la différence entre elle et nous : ce raisonnement a pu venir à l'esprit de certaines dames de la Cour et les indigner. Et cela au moment même où les choiseulistes entraînaient de grands seigneurs à afficher pour Louis XV, sous le vernis de l'étiquette, des sentiments de mépris et d'animosité, affermissant cette collusion entre la magistrature et les princes et pairs constatée depuis 1756.