Barbetorte a écrit :
On peut le faire remonter à l'humanisme. Montaigne désacralise bien des choses et sa pensée annonce le cogito ergo sum de Descartes que je considère comme l'élément déclencheur d'une révolution intellectuelle. Il y a aussi les interrogations de Locke sur l'origine des idées et, en matière politique, sur un contrat social. La satire de Montesquieu : "Comment peut-on être persan ?" révèle une conscience que le modèle social actuel n'est pas le seul possible et donc qu'on peut imaginer une autre forme de pouvoir...
Je me suis replongée dans Montesquieu. Vous avez dû vouloir indiquer une autre lettre. "Comment peut-on être persan ?" [
...raille un trait de caractère attribué aux Parisiens, la curiosité naïve et indiscrète pour tout ce qui sort de l'ordinaire … Mais que Rica cesse de porter son costume et plus personne ne s'intéresse à lui...]. Les "Cannibales" de Montaigne sont plus percutants. Chez Montesquieu s'il existe un enseignement politique ceci reste une utopie, un mythe moral à la manière du "
Télémaque". L'auteur de l'Esprit des Lois se montre là plus penseur, moraliste, bel esprit, sociologue.
"La plupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques ou plutôt sont ainsi appelés … C'est un état violent qui dégénère toujours en despotisme ou en république : la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince..." (Lettre CII).
Cependant il serait bon de savoir comment Montesquieu analyse ou projette une république ? Il apparaît justement dans la lettre que vous nommez que
"l'inconnu" est toujours tentant dans la vêture alors dans la pensée ? Cette époque ne bannit pas Sénèque des lectures et dans ses lettres à Lucilius, Sénèque évoque la République et ses dérives -tout comme Cicéron et Caton pourtant républicains- mais peut-on faire un C/C ? Non. Il semble cependant que la littérature de l'époque s'affranchit de ceci. Nourrit de lettres grecques et romaines, Montesquieu est plein d'admiration pour les démocraties antiques : en tant qu'humaniste, il a l'esprit
républicain. Cependant sa conception de la vertu républicaine reste complexe : les diverses définitions qu'il en donne précisent la notion sans l'épuiser (
"Du principe de la démocratie" - L'esprit des Lois) mais nous restons dans la vertu morale. Le politique, tel qu'il apparaît est biaisé. Il suffit de lire l'analyse du régime anglais :
" … ce fut un assez beau spectacle dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie... " ou pour Rome
" … Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir : elle n'avait plus qu'un faible reste de vertu... " et ensuite vient la démonstration qu'au final les césars sont nécessaire ou du moins incontournables car
" … tous les coups portèrent sur les tyrans et aucun sur la tyrannie...". Là encore, l'écriture prend un tour biaisé. La versatilité humaine est aussi évoquée par Montesquieu
" … Les désirs changent d'objet : ce qu'on aimait, on ne l'aime plus ; on était libre avec les lois ; on veut être libre contre elles... " mais il ne prend pas l'ampleur des conséquences. C'est le propre de l'homme à qui toute rigueur est bien souvent pesante. Je ne comprends pas en quoi ceci porte à sourire. Et voici que plus loin , une soudaine éloge est faite … de l'Angleterre évitant les risques de la démocratie tout en donnant à ses citoyens une liberté extrême
"La liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut"... Tiens donc !
Les définitions d'Aristocratie, Monarchie et Despotisme ou bien
"de la corruption du principe de la démocratie" montre que nous sommes loin, très loin d'un modèle républicain non pas tel que l'inscrira la Révolution avec la Déclaration des Droits de l'Homme mais avec sa mise en application. Dans
"la séparation des pouvoirs" on atteint un sommet d'ignorance des gouvernements voisins (déjà noté avec l'Angleterre) mais le Turc est montré au doigt, contrairement aux monarques européens chez qui
" … le gouvernement est modéré... ". Si le pouvoir temporel interpelle quelque peu, j'en suis encore à chercher une quelconque critique du pouvoir spirituel et de son représentant...
Les conceptions de la liberté ont fortement varié de l'Antiquité à la Réforme. Je reconnais qu'à la capacité de choix de l'homme libre selon l'Antiquité, Luther oppose l'idée de foi servile contrairement à Erasme qui exalte la liberté de choix.
"Est libre celui qui vit comme il veut, qu'on ne peut ni contraindre ni empêcher ni forcer, dont les volontés sont sans obstacles, dont les désirs atteignent leur but, dont les aversions ne rencontrent pas l'objet détesté". Je crie "hourra" mais consciente que l'on ne peut rien établir de pérenne avec ce style de liberté, je range Epictère et ses "Entretiens".
Les "Lumières" n'ont rien inventé. Pour gagner une émancipation, à la fin du XIIè, on peut déjà lire chez Jean Duns Scot ou Ockham un choix terrible : c'est parce-qu'il est libre que l'homme ne peut pas vouloir la béatitude éternelle, Olivi reprend avec l'homme face au choix de la liberté ou de l'anéantissement optant pour l'anéantissement. Il semble que les philosophes prennent ce qui les intéresse. En lisant Platon dans
"tout déborde de liberté" - échange entre Socrate et Glaucon (
La République) le tableau est étrange et amène évidemment à la notion d'anarchie. Point besoin d'y mêler les dieux ou l'obscurantisme accolés semble-t-il à l'Eglise, les hommes se chargent eux-mêmes de la créer cette anarchie. Montaigne se tourne avec enthousiasme vers le stoïcisme. Ceci sera repris par exemple par Malraux sous forme d'humanisme athée et d'existentialisme mais avec les avatars du moment. Si Sénèque peut écrire que
"le bien suprême, c'est une âme qui méprise les aléas du sort", le XXème ne peut suivre cette voie qui serait inhumaine vu les aléas de l'époque. Des ajustements sont donc indispensables et ces ajustements entament la doctrine première. Il est évident que Saint Paul avec son fameux
"mets plutôt à profit ta condition d'esclave" est honnis mais est-il compris ? Le péché n'est pas tant une faute morale qu'une puissance qui empêche l'homme d'être libre.
Je songe à Montesquieu et à son analyse sur le régime anglais qui pourtant établi :
" … 39. Aucun homme libre ne sera arrêté ou emprisonné, ou dépossédé de ses biens … sans un jugement légal de ses pairs et conformément à la loi du pays" (Magna Carta). En ceci Locke ne fait que déployer un modèle plus pragmatique car ayant baigné dans cette culture mais enfin, on reste encore à Utopia.
Voici pourquoi j'ai quelque mal à trouver un modèle chez ceux que nous nommons "Lumières". La Révolution qui s'en revendiquera ira droit à l'anarchie car aucun ne peut suivre Rousseau lorsqu'il écrit
"Chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous". Voici le prix à payer et personne ne veut passer à la caisse.
"La liberté est autonomie ; elle consiste, dans toutes ses actions, à suivre une loi morale indépendante de nos buts particuliers" (Kant). Il faut admettre que ceci ne sera jamais et si l'entreprise de déstabilisation initiée par l'idée d'un monde sans Dieu plait, il faut reconnaître que bien vite on y substituera un Etre Suprême beaucoup plus obscur que l'Eglise car bien impossible à définir puisqu'il est le fruit de la liberté d'acte de chacun. S'ouvre alors l'ère des paradoxes de la liberté moderne et je constate que la démocratie fait parfois naitre des aspirations à la liberté qu'elle ne peut pas réellement satisfaire. Il n'est alors pire esclavage que d'être le maître, l'esclave et les entraves.
Quant à la désacralisation, je la cherche encore... Elle a simplement glissé, le code a changé, elle est remplacée par l'idée que l'on se fait de la "vertu" antique. On en revient toujours au fantasme du jardin d'Eden... Je ne suis pas parce-que je pense mais parce-que je doute : là sera toujours l'entrave, là sera toujours l'impuissance à la sérénité et le détour vers l'espérance. Irrationnelle certes mais présente (Cf. : Descartes et l'indifférence).
Enchaîné, Prométhée n'a pu s'empêcher d'espérer que l'aigle ne viendrait pas. C'est l'espérance qui fait que Sisyphe pousse son rocher, l'espérance de la mansuétude d'une présence plus haute, plus forte. L'homme ne peut placer l'espérance en lui seul. Le roi et l'Eglise l'incarnaient. Croire était source d'espérance, l'espérance source de vie et la vie de créativité et puis l'élève a dépassé le maître comme le fils s'oppose au père pour gagner son statut d'homme. Cependant au fond de lui, se sent-il reconnu ? Non mais le père s'est détourné et commence alors le cheminement.
Je m'octroie la liberté évoquée par Epictète mais c'est cher payer !