Sur la question des pauvres, et des indigents, les opinions à la fin du XVIIIème siècle sont très diverses. Dans une société bourgeoise, le pauvre est évidemment perçu négativement. "Deux besoins contradictoires tourmentent l’homme : celui de vivre, celui de ne rien faire" (
Moniteur, 22 décembre 1801).
On distinguait (comme d'ailleurs c'était déjà le cas au moyen-âge, avec la distinction pauvre honteux/pauvre orgueilleux, voir le bouquin fabuleux de Mollat,
La pauvreté au MA), le pauvre légitime (qui était devenu pauvre par les hasards de la vie mais faisait son possible pour garder la tête hors de l'eau) et le pauvre illégitime. Et évidemment, le pauvre illégitime (donc celui qui se complaisait dans sa pauvreté et n'essayait pas de s'en sortir) était un problème à régler.
Pour les "hommes des Lumières" (puisque c'est ici le sujet), ou du moins leurs héritiers (disons, en gros, à partir du Directoire, les éminents membres de l'Institut et les publicistes de la
Décade), la pauvreté est une question
d'hygiène sociale. Ils étaient obsédés par l'idée d'ordre public, la bonne ordonnance de la société, avec la métaphore toujours filée du "corps" (entendu "organique") social. La pauvreté et la mendicité, avec leur cortège de vagabonds et de criminels, étaient perçues comme une sorte de maladie de ce corps social, qui l'affaiblissait tout entier.
Le bon gouvernement devait s’attacher à détruire le vagabondage et la mendicité. La mendicité illégitime était la conduite funeste des "véritables vagabonds […] chancres […] dévorateurs […] qui refusent de travailler et se placent volontairement dans la prévention habituelle du crime". Le pauvre, selon la rédaction de
La Décade, était "l’éternel ennemi des sociétés civilisées, dont l’existence accuserait la civilisation elle-même, s’il était bien prouvé qu’elle ne possède aucun moyen de le réduire".
Entendez bien : cela ne voulait pas dire, sous la plume du journaliste de
la Décade, que chaque pauvre était un ennemi de la société, mais que la pauvreté
dans son ensemble était une accusation jetée à la face de la société toute entière.
Et pour réduire la pauvreté, rien de mieux selon les hommes des Lumières que la philanthropie.
Le comte de Rumford, né Benjamin Thompson, loyaliste au temps de la guerre d’Indépendance américaine, eut les faveurs et de
La Décade, et de l’Institut . Dans ses essais, publiés en France, et amplement commentés, il proposait une souscription libre des habitants – souscription volontaire, marque d’un peuple libre, qui avait eu "tant de succès en Angleterre et en Amérique". Cette association du peuple aux charges contribuait "au développement de l’esprit public et de la moralité nationale" (
Décade, 17 août 1799). Le public avait ensuite la charge de la surveillance et de la direction de l’établissement, qui n’était pas une prison, mais bien un atelier de travail (workhouse). En effet, c'était une pratique assez courante en Angleterre, depuis des siècles, en Amérique et, me semble-t-il, dans plusieurs Etats allemands.
Il y a eu des tentatives visant à appliquer ce système en France, sous le Consulat, mais il me semble qu'il n'a guère eut de succès - par manque de véritable volonté politique sans doute. Si Drouet Cyril passe dans le coin, il devrait nous trouver le décret en question