LE VOYAGE DE L’AURORE,
corvette d'agrément,
du 21 mai au 28 août 1767De tout temps, les chefs d’État ou les particuliers fortunés ont fait construire des navires d’agrément. Ces bâtiments étant, pour la plupart, construits par des chantiers civils, il n’en reste pra-tiquement aucune trace dans les archives publiques pour la période s’achevant à la fin du XVIIIe siècle. C’est par l’intermédiaire de quelques peintures et de rares gravures que nous en avons connaissance, souvent de façon ponctuelle ou fortuite.
De même, dans les collections publiques, les modèles illustrant ce genre de bâtiment sont quasiment absents. Celui de la corvette que nous vous présentons ici est probablement le seul exemple français existant dans notre patrimoine public. Par sa conception peu courante et son admirable décoration,
L’Aurore est une œuvre essentielle de l’architecture navale civile, dont les témoignages sont si rares. Elle méritait qu’on s’attarde sur son étude, elle nous permet une approche différente de la conception des navires détachée des méthodes traditionnelles des constructions de navires de guerre.
Comme nous le verrons plus loin, ce bâtiment a été construit dans le but d’héberger une expédition scientifique. Son concepteur, ayant choisi de traiter sa construction comme celle d’un bâtiment d’agrément, c’est cet aspect que nous avons retenu, L’Aurore étant dépourvue d’aménage-ments particuliers pouvant justifier une éventuelle vocation scientifique.
Le marquis de Courtanvaux et L’AuroreEn 1766, à l’occasion d’un voyage d’expérimentation sur les montres marines entrepris par l’Académie des Sciences, le marquis de Courtanvaux, membre de cette respectable institution, fit bâtir une élégante petite corvette dénommée
L’Aurore.
Au retour de ce voyage, désirant perpétuer le souvenir de ce bâtiment, il en fit exécuter un grand modèle. Construit entre 1767 et 1769 à l’échelle de 1/12e (un pouce pour un pied), il fut éxécuté au Havre, lieu de construction de la corvette originale.
L’un des participants au voyage était chanoine à l’Académie Royale de Sainte Geneviève de Paris. En effet, l’abbé Alexandre-Guy Pingré, astronome réputé et membre, lui aussi, de l’Académie des Sciences, avait participé activement aux travaux accomplis durant ce voyage.
Aussi, afin de préserver le modèle de L’Aurore, Courtanvaux l’offrit plus tard aux religieux de l’abbaye. Le modèle nous est parvenu, on peut l’admirer aujourd’hui dans le hall de la bibliothèque Sainte Geneviève. Cette démarche permit de sauvegarder cette remarquable réalisation qui fut ainsi heureusement gardée.
SourcesLes sources disponibles sur ce gracieux bâtiment sont peu nombreuses, mais leur rareté est heureusement compensée par la richesse des renseignements qu’elles nous apportent.
En premier lieu, le modèle, qui est la base principale et incontournable de l’étude. Étant donné son originalité, on peut penser que cette réalisation est conforme au bâtiment original, néanmoins il faut rester vigilant quant au risque de simplifications opérées par le modéliste.
L’Aurore étant construite avec des méthodes dérogeant aux usages traditionnels, il est très difficile de déceler d’éventuelles anomalies qui pourraient être ici considérées comme des particularités. Toutefois, dès qu’une originalité est remarquée, elle est notée et analysée. N’ayant subi que de très légères et ponctuelles interventions, le modèle est resté à peu près dans son état d’origine.
Autre source d’enseignements, la liasse 1 076 des manuscrits de la bibliothèque Sainte Geneviève. Divers documents la composent, on peut y trouver l’inventaire de la corvette, les pièces administratives de la vente au roi et quelques correspondances relatives à L’Aurore.
Le « Journal de voyage du marquis de Courtanvaux », publié en 1768, fait le récit des trois mois de la croisière dans les mers du Nord, il nous apporte d’intéressantes indications sur les dispositions intérieures de la corvette et sur son comportement à la mer.
Longitude et montres marinesLe voyage de L’Aurore fut initié par les savants et mathématiciens de l’Académie des Sciences, qui se heurtaient depuis plusieurs années à une interrogation fondamentale de la navigation hauturière : la détermination précise de la longitude en mer.
Sans entrer dans le détail, on connaît à l’époque plusieurs méthodes pour déterminer la longitude : la méthode dite astronomique, précise mais compliquée et peu pratique sur un navire ; la méthode de la boussole et des déclinaisons ; la méthode du loch ou de l’odomètre, et enfin une méthode qui a la préférence des scientifiques, la méthode des montres ou des chronomètres.
En schématisant, pour trouver la différence de longitude entre le point de départ et la position du vaisseau en mer, on compare l’heure du vaisseau, déterminée par les hauteurs absolues du soleil prises à l’octant, avec l’heure d’une horloge initialisée sur l’heure du lieu du départ. On réduit la différence en degrés géographiques (15° par heure), ensuite un simple calcul donne précisément la différence de longitude. Il suffit alors d’appliquer ce résultat à la longitude connue du point de départ pour déterminer la position du vaisseau en mer.
Mais tout ceci est purement théorique, car la difficulté majeure d’une telle méthode consiste à obtenir une marche régulière des horloges à sable, qui ont plusieurs défauts : l’écoulement n’est pas uniforme, le degré d’humidité peut varier, les ampoules étant rarement étanches. Le moment choisi pour le renversement influe aussi sur la marche, ainsi que l’agrandissement du trou du calibre placé entre les deux ampoules. On essaiera de supprimer certains de ses inconvénients en utilisant du mercure, mais sans réel succès.
Les horloges mécaniques sont les seules suffisamment précises pour garantir la conservation de l’heure réglée sur celle du lieu du départ. Les horloges à marche uniformes dites isochrones sont connues, mais elles fonctionnent avec poids et pendules, elles sont donc inutilisables sur un navire en mouvement continuel. Pour les scientifiques, seules les horloges à ressort sont capables de conserver une marche uniforme, tout en subissant les conditions d’un navire en mer.
À cette époque, en Europe, différents horlogers travaillaient sur montres marines, et parmi eux il faut citer l’Anglais John Harrison, qui reçut en 1749 une récompense de 10 000 £ pour une de ses réalisations qui avait subi une épreuve sur un navire joignant l’Angleterre à la Barbade et voyage retour. Cette somme ne représentait que la moitié du prix projeté, car il fut jugé que la constance de la montre était due à la compensation de diverses erreurs, mais surtout le mécanisme extrême-ment compliqué de la montre de Harrison était impossible à reproduire par les horlogers ordinaires.
Parmi les horlogers français, plusieurs s’efforçaient déjà de concevoir des montres marines capables de garder une marche constante. Citons Ferdinand Berthout, Génevois établi à Paris, Pierre Leroy, Tavernier ou Romilly.
En France, dès 1722, M. Rouillé de Meslay, de l’Académie des Sciences, avait proposé un prix qui serait décerné tous les deux ans pour « la perfection de la navigation », aussi en 1765, dans le cadre du prix, l’Académie soumit le sujet de 1767 : « La meilleure manière de mesurer le temps à la mer. »
Pierre Leroy travaillait déjà sur les horloges marines depuis 1750, et en août 1766 il proposa le résultat de ses travaux à l’Académie pour le prix de 1767.
L’horloge de Ferdinand Berthoud n’étant pas prête, celle de Romilly ayant été accidentée pendant les essais préliminaires, celle de Leroy fut la seule à concourir.
L’horloge, accompagnée d’un mémoire « clair, exact, lumineux et suffisant », fut soumise aux épreuves des scientifiques, elle les subira avec succès, mais l’on jugea fort à propos de l’éprouver en navigation, l’objectif du premier prix de 1767 étant surtout de mesurer le temps à la mer.
Les séances de travail des éminents membres de l’Académie se portèrent donc sur les mé-thodes d’essai en mer des montres soumises au concours. Le prix de 1767 fut reporté à 1769, mais en contrepartie la somme de 2 000 livres fut doublée. La recherche d’un bâtiment susceptible de recevoir les scientifiques était en pleine discussion, lorsque l’un d’eux, le marquis de Courtanvaux, proposa d’assumer les frais d’une expédition destinée à éprouver la montre de P. Leroy.
LE MARQUIS DE COURTANVAUXCharles François Caesar Le Tellier de Louvois, marquis de Courtanvaux et de Villequier, comte de Tonnerre et capitaine colonel des Cent-Suisses de la garde ordinaire du roi, était un des descendants directs de Michel Le Tellier, chancelier du roi Louis XIV et de son fils, Charles Michel, marquis de Louvois. Il était né en 1718 († 1781), et après une courte mais brillante carrière militaire, il se détacha du métier des armes pour consacrer son énergie et sa fortune à la recherche scien-tifique. Il fut reçu à l’Académie des Sciences en 1764, probablement plus en bienfaiteur qu’en véritable scientifique.
À l’occasion de ce voyage, sa situation sociale élevée et sa richesse vont lui permettre d’envisager de prendre en charge les frais de l’expédition.
Le ministre de la Marine lui accordera alors son appui auprès du roi, lui fournissant ainsi toutes les lettres de recommandations nécessaires pour les nations du Nord.
Il obtiendra même du ministre le statut de « frégate du roi » pour le navire de l’expédition, avec la permission de porter la flamme blanche des bâtiments de la flotte royale, mais seulement « ... pendant le temps où le marquis de Courtanvaux sera embarqué, et sous condition expresse de l’amener en présence de tout bâtiment de Sa Majesté commandé par un de ses officiers en quelque lieu que ce puisse être. »
Restait à trouver un navire susceptible de recevoir le marquis et sa suite, ainsi que les scientifiques qui seront chargés de la conduite des épreuves et observations astronomiques.
Afin d’éviter les critiques formulées contre la montre de Harrison, Courtanvaux proposa de faire de fréquentes relâches afin de vérifier les horloges. Dans ce but, il était nécessaire de disposer d’un petit bâtiment capable de fréquents atterrages.
Autre critère du choix, il fallait arriver à loger commodément les instruments et les différentes personnes qu’il désirait embarquer avec lui.
L’idée d’aménager un bâtiment marchand fut envisagée, mais finalement elle déplut, la lenteur de la marche des navires et l’incommodité de leurs aménagements auraient nécessité des modifications « considérables et en pure perte. »
Courtanvaux fit appel à N. Ozanne pour la conception de la corvette destinée à l’expédition. Il connaissait ses qualités et n’ignorait pas le goût de celui-ci pour l’étude et la construction de navires. Toutefois, une interrogation se pose aujourd’hui. Ozanne s’est-il chargé de la conception totale de la corvette, ou bien simplement des aménagements ? Aucun document ne le précise. Néanmoins on peut penser qu’étant données les originalités de la structure même de cette coque, si Ozanne n’a pas conçu L’Aurore, il a certainement pris part à la construction dès le début du projet.
Quoi qu’il en soit, les choix d’Ozanne seront commentés par le marquis en ces termes : « Les logements prirent le pas sur l’artillerie et l’arrimage, et malgré les mauvais temps, nous avons perdu beaucoup de l’avantage qu’un arrimage différent aurait donné à cette corvette. » Cependant, d’après son propriétaire, le bâtiment fut particulièrement bien réussi, il concrétisait l’alliance parfaite entre une esthétique admirable et des qualités de manœuvre exceptionnelles.
LE VOYAGE DE L’AURORE DU 28 MAI AU 28 AOUT 1767La relation de ce voyage fut rédigée par le marquis de Courtanvaux, puis mise en forme par A. Pingré. Éditée en 1768, elle est illustrée d’une gravure de L’Aurore réalisée par N. Ozanne, un plan des aménagements et une carte de la route prise par la corvette.
Pour le déroulement des épreuves, le marquis avait envisagé dans un premier temps de voya-ger du Havre à Amsterdam par la mer du Nord et de la Zuyderzee. Un autre voyage était prévu en 1768 vers le sud jusqu’à La Corogne, à la pointe nord-ouest de l’Espagne.
Pendant les préparatifs, Pierre Leroy demanda l’autorisation d’accompagner l’expédition afin d’observer le comportement de sa montre. Étant le seul horloger à concourir, sa participation fut acceptée par l’Académie. À cette occasion, il révéla qu’il avait construit une autre montre, mais ne la jugeant pas encore au point, il reporta sa remise aux épreuves.
Outre les montres de Leroy, l’expédition emportait plusieurs instruments d’observation : le mégamètre du lieutenant de Charnières, un pendule astronomique de F. Berthout, deux quarts de cercle de Langlois, un instrument de passage de Calvinet, deux boussoles, ainsi qu’un octant de Hadley et deux baromètres. La montre de Leroy a été testée par l’Académie durant plusieurs mois, et elle était reconnue comme ayant une marche stable. Pendant le transport en voiture de Paris jus-qu’au Havre, elle fut exposée à de violentes secousses qui rompirent un fil de clavecin soutenant le régulateur. Leroy, qui n’avait pas d’outils d’horlogerie, réussit néanmoins à substituer le fil cassé par un autre acquis en cours de route.
N. Ozanne, P. Leroy et M. de la Chapelle, secrétaire du marquis, étaient déjà au Havre quand celui-ci arriva le 13 mai. Il était accompagné de l’abbé Alexandre Pingré, astronome, membre de l’Académie des Sciences, et choisi par cette dernière pour observer le déroulement des épreuves. Avec Courtanvaux arrivèrent aussi M. Messier, ami et astronome, ainsi que l’abbé de Beaufumé, aumônier personnel du marquis, M. de Dezoteux, chirurgien major des régiments du roi, s’étant joint à ce groupe. Certaines de ces distinguées personnes étaient suivies de leurs domestiques, et en comptant deux ou trois invités de plus, on atteignit le nombre d’une vingtaine de passagers.
L’équipage était composé de 24 personnes, deux officiers, dix-huit matelots, un pilote, un coq et deux mousses.
L’un des officiers était Mathieu Chopin, il était maître d’équipage et déclaré commandant de la corvette, par un ordre du roi daté du 19 avril 1767.
Le marquis de Courtanvaux fut reçu dans la liesse générale dès son arrivée au Havre. Précédée par les recommandations du roi, l’annonce de l’expédition scientifique avait eu de grands effets sur les autorités locales ainsi que sur la population.
Dès son arrivée, il se dirigea vers le port où il fut conduit à bord d’une manière qui le ravit : « Quatre canotiers habillés de ma livrée viennent au devant de nous sur un canot magnifiquement doré et surmonté d’un palanquin de très bon goût. »
Reçu à bord par Mathieu Chopin, il visita la corvette et fut surpris par « la distribution et l’art avec lesquels la dorure et les ornements avaient été ménagés, la délicatesse et l’élégance des meubles. »
Le 14 mai, à 10h30, L’Aurore sortit dans la rade avec son équipage au complet, M. de Couradin, capitaine du port, était présent pour le départ, honneur qu’il ne rendait qu’aux vaisseaux du roi. Les officiers et toute la garnison du Havre étaient sur les quais, ainsi que les habitants de la ville.
Cette sortie de démonstration aux abords de la rade fut fort appréciée et
L’Aurore déclarée « portant bien la voile, sensible au gouvernail, vire avec célérité et agrément, et de marche égale aux meilleurs voiliers. »
Cette journée et le jour suivant, la corvette tira donc des bords au large pour entraîner son équipage. Pendant ce temps, les scientifiques installèrent un observatoire dans un coin du port, et ils commencèrent leurs travaux.
Ce fut l’occasion pour P. Leroy de remettre officiellement sa montre, ainsi que l’acte de livrai-son précisant qu’il travaillait sur ce sujet depuis 1750. Il nota aussi qu’il emportait sa deuxième montre, mais déclara qu’ayant subi peu d’épreuves, il la réservait « pour le moment. » Le marquis fit installer une serrure sur le boîtier pour assurer l’authenticité de l’épreuve, ainsi Leroy, d’un commun accord, n’y aurait pas accès. Il décida aussi de faire rédiger tous les jours un procès-verbal de l’heure relevée.
Le 16 mai,
L’Aurore rentra au port pour compléter son armement, et le lendemain, dimanche, on y célébra la première messe.
Des observations sur la marche des montres furent pratiquées jusqu’au 21 mai, l’appareillage de la corvette étant prévu pour cette date à 11h30. Malheureusement, des vents contraires obligèrent à mouiller dans la rade, et le lendemain, la corvette était de retour au port, le mauvais temps interdisant toute sortie. Finalement le départ vers Calais fut décidé le 25 mai. La mer était fortement houleuse, « le roulis et le tangage ne secouèrent pas que les montres, ils se firent sentir sur tous les passagers et même sur l’équipage. »
Le lendemain, un pilote de Calais montait à bord, et
L’Aurore rentra dans ce port vers onze heures du matin, elle fut aussitôt saluée par tous les vaisseaux mouillés. Tout ce petit monde alla loger à l’hôtel d’Angleterre, et on installa la montre dans la salle à manger, en la protégeant avec des « cercles de fer » contre l’enthousiasme des visiteurs.
Du 27 mai au 6 juin, le mauvais temps retint l’expédition à Calais, Courtanvaux en profita pour visiter la ville et ses environs. Il fut reçu avec zèle par les officiers du régiment royal d’infanterie dans lequel il avait servi pendant la guerre de Bavière.
Le départ pour Dunkerque eut lieu le 6 juin à 6h30. À l’arrivée, en attendant le pilote,
L’Aurore se trouva engagée dans les bancs qui précèdent l’approche du port, mais heureusement le pilote se présenta à temps pour guider la corvette. Vers 17h00, on l’affourcha, puis la grande ancre fut préparée, car le mauvais temps menaçait à nouveau. Les scientifiques et les passagers débarquèrent.
Jusqu’au 10 juin, la mer fut très grosse, et on embarquait de grandes quantités d’eau à chacu-ne des vagues qui passaient par dessus bord. Dans la nuit du 10 au 11 juin, le vent fut tellement violent et la mer si grosse que le pont fut continuellement couvert d’eau, on fit amener le grand mât de hune et les vergues. La maîtresse ancre fut même mouillée, car les autres chassaient. La nuit suivante, la mer devint si grosse qu’elle passa plusieurs fois par-dessus le gaillard d’avant.
Le 13, le temps devint un peu moins tourmenté, et Chopin décida de joindre la terre, accom-pagné de quelques matelots, officiers de bouches et domestiques. Le canot reçut plusieurs vigoureux coups de mer, ce qui fit dire au marquis que les passagers du canot « avaient l’air de vrais déterrés. »
À bord, une partie du four s’était démolie, et un ouvrier fut envoyé sur la corvette pour le réparer pendant une accalmie. Incommodé dès la première heure, il resta retenu dans la corvette pendant les cinq jours de la tempête, sans manger, sans dormir ni même bouger, et donc sans réparer. Il repartit avec le canot, mais jura de ne jamais retourner sur quelque vaisseau que ce soit, même pour la fortune d’un roi.
Dans la soirée du 13 juin, la tempête se releva, et « les flots recommençaient à s’embarquer tribord et bâbord, et passaient par-dessus la gaillard. » Il fallut attendre le 16 pour qu’un calme relatif permette de recevoir quelques personnalités, que l’ensemble de l’équipage salua sur les vergues.
Entretemps à terre, on continuait les observations, Leroy fut contrarié par la manière désinvolte avec laquelle deux matelots transportaient les montres, il s’en plaignit au marquis.
Ce dernier, accompagné de Pingré et de Messier, passait son temps à visiter les capitaines et à consulter les constructeurs : « Nous faisions registre de tout ce qui nous paraissait marqué du sceau de l’utilité. »
Courtanvaux reçut la visite d’un prêtre déclarant avoir découvert que l’unique secret des longitudes était l’utilisation des montres exactes. Il se trouva alors fort surpris et même fâché que cette idée se fût présentée à d’autres avant lui.
Le 19 juin, le marquis et sa suite remontèrent à bord de
L’Aurore, car le départ pour Rotterdam était prévu pour le 20.
Le lendemain, par le travers de l’embouchure de la Meuse, on embarqua le pilote, qui, choqué, raconta qu’il venait juste d’assister au naufrage d’un navire hollandais provoqué par la collision avec un navire anglais « qui ne s’était même pas détourné. »
Les vents devinrent contraires, et on fut obligé de courir des bordées dans une mer clapoteuse, la corvette allait à la bande, et ses canons étaient alternativement plongés dans l’eau. Finalement,
L’Aurore mouilla à 23h30 devant Rotterdam.
Courtanvaux profita de cette escale pour visiter la ville et les canaux environnants. Il s’émerveillait devant les nombreux yachts qu’il rencontrait. Un grand nombre de particuliers avaient un yacht personnel qu’ils utilisaient à la belle saison.
Il passait ses journées à rencontrer des personnalités locales et explorait les environs. Il projeta de rejoindre Amsterdam par les canaux, et, dans ce but, se mit en quête d’un pilote.
L’Aurore ferait le tour par la Meuse et le Zuyderzee. Les montres seraient alors sous la surveillance de Pingré, Leroy et de la Chapelle.
Le 28 juin les montres, qui avaient été débarquées pour les observations, furent rapportées à bord. Le 29 le marquis partit sur les canaux, dans un yacht de l’Amirauté, et délaissa pendant quel-que temps ses objectifs scientifiques. Il visita Delft, La Haye et la ménagerie de feu le prince Frédéric Henri, remplie d’animaux curieux. Le parcours fut émaillé de visites mondaines et de réceptions, il arriva enfin à Amsterdam le 11 juillet.
Pendant ce temps,
L’Aurore, qui a appareillé le 29 juin à 6h30, faisait sa route sur la Meuse, guidée par un pilote « dans un tel état qu’il n’aurait pu se conduire lui-même. » Elle manqua de s’échouer sur un banc, puis évita de justesse un navire hollandais, et finalement entra en collision avec un bâtiment anglais qui, poussé par la marée, fila vainement ses câbles pour éviter le choc. Heureusement il n’y eut aucun dommage, et la corvette arriva dans la rade de la Briel, à l’embou-chure de la Meuse.
Les vents contraires étaient dominants, et on apprit d’un capitaine de Rouen que ces vents em-pêchaient la sortie de la Meuse depuis plus de huit jours. Une trentaine de bâtiments attendaient que les conditions deviennent favorables.
Les jours suivants, passés à patienter, furent heureusement animés par plusieurs rencontres avec des yachts et leurs visiteurs, qui s’émerveillaient du raffinement de
L’Aurore. On assista même à l’échouage d’un vaisseau hollandais que la marée avait fait chasser sur ses ancres.
Le 5 juillet, P. Leroy remit officiellement la deuxième montre à de la Chapelle, en déclarant accorder beaucoup plus de confiance à la première.
Les vents étant toujours contraires, Chopin décida d’appareiller à l’occasion d’une accalmie, vers 3h00 du matin. Un matelot, tombé du canot, eut été perdu si un de ses compagnons ne s’était jeté à l’eau pour le sauver.
Dans l’obscurité, la corvette toucha un navire hollandais alors qu’elle virait de bord, mais sans aucun mal. Le vent, qui se relevait, poussa L’Aurore à la côte, et finalement Chopin donna l’ordre de revenir mouiller dans la rade, la sortie étant manifestement ratée.
Le lendemain, le 7 juillet, on envisagea de sortir en faisant le tour de l’île de Voorn si le passa-ge par la Meuse restait impossible. Par ce détour la corvette subirait les mêmes vents contraires, mais elle pourrait toutefois être halée par l’équipage, le long du canal qui contournait l’île.
Finalement, le 8, la tentative de sortie par la Meuse réussit enfin, et
L’Aurore fut vite au large. Elle remonta rapidement vers le nord-est, poussée par les vents qu’elle avait dû subir, mais le mauvais temps revenu l’obligea à mouiller à la pointe orientale de l’île de Texel.
Dans la nuit du 8 au 9 juillet, le pilote hollandais sonna l’alarme, la corvette chassait sur son ancre. On en mouilla rapidement une seconde, et le mal fut réparé. Durant la journée et la nuit suivante, la mer fut si dure et le vent si violent qu’ils virent « voltiger » la corvette autour de ses ancres, et les câbles s’embarrassèrent.
Ce mauvais temps continuel affectait la santé de Leroy et de de la Chapelle, ils furent fiévreux et voulurent rejoindre la terre. Mais, le vent devenu soudainement portant, les vergues furent hissées et l’appareillage eut lieu à 11h30.
La corvette pénétra alors dans le Zuyderzee, la navigation était difficile entre les bancs, un vent très fort mit
L’Aurore à la bande. P. Leroy conçut un appareil qui indiqua une inclinaison de 25 degrés. Les canons touchaient l’eau, celle-ci passait par-dessus bord, et quelquefois « elle arrivait jusqu’aux culasses ! » Après quelques longs bords, la corvette mouilla le 11 juillet, à 11h00 du matin, devant Amsterdam, où elle fut rejointe par Courtanvaux.
Les scientifiques continuèrent leurs travaux dans l’observatoire installé dans la cour du magasin de l’Amirauté.
Pendant son séjour à Amsterdam, L’Aurore fut continuellement entourée de « 50 à 60 canots » qui attendaient pour visiter la corvette, il y eut une telle foule que « l’on calait trois pouces au-dessus de la ligne d’eau ! » Cette affluence incommoda beaucoup les gens de la corvette, mais elle n’était que le juste retour « des bontés des Hollandais. »
Les yachts de l’Amirauté saluaient la flamme du roi de leur artillerie, et « beaucoup de poudre fut brûlée dans ces occasions. »
Courtanvaux poursuivit ses activités touristiques en décidant de se rendre par terre jusqu’à Helder, à l’embouchure du Zuyderzee.
L’Aurore appareilla le 22 juillet d’Amsterdam pour Helder.
Elle mouilla le 24 dans la rade du Texel, le marquis remonta à son bord le 25 juillet. Les mauvaises conditions empêchèrent toute sortie du Zuyderzee, et ce ne fût que le 3 août que le départ devint enfin possible, après quelques jours de visites et d’observations.
La corvette sortit de la rade à la suite d’une trentaine de bâtiments, et en passant devant la frégate du commandant de la rade, elle la salua du pavillon et de 7 coups de canon. Le lendemain,
L’Aurore était déjà en tête de la longue colonne de navires qui se dirigeait vers le sud-ouest.
La nuit du 4 août fut l’occasion d’observer une aurore boréale. Le 5 au matin, la corvette fit « chapelle » en prenant vent devant, mais heureusement sans dommages.
Le 6 la marquis annonça qu’il allait à terre, pour visiter la côte de Calais à Boulogne. La corvette le rejoindrait dans ce port. L’Aurore, en sept bordées, doubla les caps Blanc Nez et Gris Nez, et se présenta à 14h00 devant Boulogne. On tira deux coups de canon pour appuyer les signaux vers la terre, afin que le marquis envoie des canots. Ceux-ci arrivèrent à la corvette vers 20h30. Astronomes et passagers y descendirent, mais le vent fraîchit rapidement, les canots furent mis en remorque avec leurs occupants, bien décidés à rejoindre la terre avant l’orage.
Le pilote Depeyre exhorta les passagers à remonter à bord, pour se mettre à couvert dans la corvette, mais sans résultat. Un des canots, dans lequel avait pris place Leroy, perdit son amarre, on lui en jeta une autre, mais il dériva sous l’étrave de la corvette, et « il eût été perdu si Depeyre n’eût fait masquer promptement les voiles. » L’orage éclata enfin, obligeant L’Aurore à regagner le large, et ce n’est que le lendemain que l’on pût enfin entrer dans le port de Boulogne.
Une fois encore on installa l’observatoire, pendant que Courtanvaux continuait ses visites et excursions.
Trois semaines plus tard, le 27 août, une flottille de canots remorquait la corvette hors du port, pour la dernière étape de ce voyage mouvementé. Le lendemain,
L’Aurore entrait dans le port du Havre, où elle alla désarmer.
Après diverses opérations et calculs, Leroy ouvrit ses montres le 30 août, et il en expliqua la construction aux membres de l’expédition. Aux dires du marquis, « la mécanique en est simple et d’exécution très facile. » Ce dernier, ses invités et sa suite repartirent pour Paris dès le lendemain.
La conclusion sur la marche des montres indiqua que la première, du Havre à Amsterdam, avait varié de 4 minutes et 52 secondes en 52 jours. Pour le retour, la variation ne fût que de 51 secondes de temps, ce qui représentait 12 minutes et 45 secondes de degré. Leroy attribua cette diffé-rence à l’accident qu’avait subie la première montre juste avant son départ. La seconde, finalement plus uniforme dans sa marche, n’avait varié que de 15 secondes et demi de temps.
L’Académie ne fut pas véritablement convaincue par ces résultats et proposa une nouvelle expérience. Le projet de voyage vers le sud fut abandonné, et en 1768, les montres furent embarquées sur une frégate du roi,
L’Enjouée. Au retour de cette nouvelle épreuve, l’Académie, à la vue des résultats, décerna le prix doublé de 1769 à P. Leroy.
La première montre existe encore aujourd’hui, elle fait partie des collections du Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris.
Il est probable que l’aspect touristique du voyage et les occupations mondaines du marquis avaient quelque peu desservi le sérieux que l’on pouvait attendre de ce voyage. Mais, en contrepartie, Pingré et Messier avaient accompli un travail considérable, assurant de ce fait une certaine crédibilité aux observations effectuées.
L’Aurore resta désarmée dans le port du Havre, confiée aux soins d’un gardien. Courtanvaux, ayant l’intention de vendre
L’Aurore, fit des propositions à la Marine en 1769. Le marché se négocia à 30 000 livres, l’acte de vente nous est parvenu, il est accompagné d’un inventaire complet.
Incorporée dans la Marine à cette date et renommée
Petite Aurore, elle restera stationnée à Brest, puis sera finalement rayée des listes six ans plus tard en 1775. Dans la Marine, le nombre prévu des membres d’équipage était de 30 à 40 hommes, soit deux fois plus que son équipage civil.
Après cette date, a-t-elle été vendue ou démolie ? Rien ne l’indique, il faut espérer qu’elle aura pu continuer sa carrière pour le plaisir d’un riche particulier, qui aura su apprécier ses qualités et surtout son originalité.
J'ai cité le début de la présentation de Jean Boudriot sur la corvette d'agrément L'Aurore (1766-1775), conçue par Nicolas Ozanne, réalisée par le constructeur Bonvoisin. Ouvrage aux éditions Ancre (
http://www.ancre.fr). Voilà le debut de l'utilisation des montres en marine pour déterminer sa longitude, alors que l'octant puis le sextant le furent pour la lattitude.