Je cite intégralement l'avant-propos d'un livre: "Hautefaye, l'année terrible", de Georges Marbek, éditions Robert laffont. Cette histoire est bouleversante. Je ne sais pas la résumer plus succintement.
Citation:
Le 16 août 1870, un mois après la déclaration de la guerre à la Prusse, quelques jours après l'annonce des premiers désastres sur le front de Lorraine, dans la chaleur d'un été torride, plusieurs centaines de paysans, venus comme chaque année à la foire d’Hautefaye, petit village de dix maisons perdu dans la campagne du Périgord, s'en prennent avec une violence inouïe à un homme jeune, connu et estimé dans la région, l'accusent à tort de souhaiter la défaite de la France, d'envoyer de l'argent à l'ennemi, d'avoir crié : Vive la République! L'homme qui. bien que réformé, vient de s'engager comme simple soldat et doit partir dans deux jours combattre les Prussiens, proteste de sa bonne foi, s'efforce de convaincre ses agresseurs qu'ils se méprennent. Mais la foule, échauffée par le vin, égarée par des rumeurs sans fondement, aveuglée par le désir de trouver à tout prix un responsable à ses malheurs, sourde aux protestations de celui qu'on a montré du doigt, l'invective de plus belle. Des menaces, elle en vient aux actes, attaque l'homme à coups de poing, à coups de bâton, à coups de pied. toute une population hargneuse se rue sur la victime désignée par quelques-uns, hurlant à la mort du « Prussien ». Des vieillards, des enfants s'acharnent avec une hallucinante férocité, sans se soucier de savoir si les accusations lancées contre cet homme sont le moins du monde justifiées. Faute d'avoir réussi à le pendre à une branche de cerisier, des enragés l'attachent à un travail à ferrer les bœufs, lui arrachent des ongles de pied, le martyrisent à coups de sabot, à coups de crochet dans la tête, le traînent en sang dans l'unique ruelle du bourg aux cris de : Vive l’Empereur! Vive la France! tentent de l'écarteler, dressent un bûcher, le jettent encore vivant sur le bois mort, demandent aux plus jeunes enfants de craquer l'allumette, dansent autour des flammes avec des déhanchements obscènes, triturent le « cochon qui grille », recueillent de sa graisse sur du pain, en mangent et se réjouissent à l’idée que le gouvernement va leur verser une paie pour les récompenser d'avoir accompli cet exploit héroïque!
Immédiatement colporté de bouches à oreilles le bruit des scènes de barbarie d’Hautefaye sème l'horreur et la panique dans la région. L'affaire est évoquée à la Chambre des Députés dans les fièvres des nouvelles désastreuses qui arrivent de la guerre. Le ministre de l’Intérieur fait hâter les poursuites, demande un châtiment exemplaire. Une soixantaine de personnes sont arrêtées. Entre-temps Napoléon III capitule à Sedan, l’Empire s'écroule. Le 4 septembre la République est proclamée. Vingt et un prévenus sont finalement inculpés et jugés aux assises de la Dordogne, le 21 décembre 1870 : tous paysans et artisans honnêtes de treize à soixante-douze ans, sans passé judiciaire. Au cours du procès, aucun d'entre eux n'a pu énoncer le moindre grief contre leur victime. « C'était un brave homme, disent-ils. On nous a trompés, nous étions ivres... »
Un brave homme écorché, torturé, brûlé vif par des braves gens. Telle est la physionomie singulière du crime d’Hautefaye, répétition « exemplaire » dans la France rurale de la fin du XIXe siècle d'un rite de violence sociale vieux comme le monde : le meurtre de la victime émissaire.
Quatre des accusés sont condamnés à mort et guillotinés sur la place minuscule du bourg, sous les yeux de la population.
Survenu dans les profondeurs du pays en pleine guerre, commis sous l'Empire au nom du souverain, jugé sous la République, à la veille de la Commune de Paris, au nom de la civilisation, le crime collectif d’Hautefaye n'a guère laissé de trace dans l’Histoire. A Hautefaye même et dans les environs le bûcher, puis la guillotine ont imprimé dans la mémoire collective le souvenir d'un tel cauchemar, que pendant trois générations, les gens ont préféré se taire et oublier.
Pourtant cet épisode dramatique de l’Année terrible qui en connut tant d'autres est beaucoup plus qu'une sombre affaire locale. C'est à l'échelle d'un hameau reculé l'irruption, fulgurante, à un moment critique de notre Histoire, de toute la « sauvagerie » contenue d'une société villageoise ordinairement paisible. Irruption que rien de précis ne donnait à prévoir et qui aurait pu se produire ailleurs, avec la même déconcertante soudaineté d'un phénomène volcanique né d'une fracture de l'écorce terrestre.
La tragédie d’Hautefaye a ceci de particulier que ses origines sont diffuses, ses circonstances fortuites, à la fois lointaines et proches, nationales et régionales, en tout cas indissociables des événements politiques qui ont secoué le pays dans les derniers mois du Second Empire. Evénements peu glorieux de notre passé récent - et, pour cette raison, volontiers méconnus. Evénements [qui] ont créé le climat qui a rendu possible la transe meurtrière des voraces d’Hautefaye, avivé leur délire de cruauté, nourri leur ivresse de sang et de feu.
_________________ "La vie des hommes qui vont droit devant eux, renaitraient-ils dix fois en dix mondes meilleurs, serait toujours semblable à la première. Il n'y a qu'une façon d'aller droit devant soi." (Pierre Mac Orlan)
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