, Emmanuel Todd nous livre son interprétation anthropologique de la paralysie chinoise et orientale :
Le Point : Ce livre est le résultat d'un travail colossal. Pourquoi cette passion pour l'origine des systèmes familiaux ?
Emmanuel Todd : J'ai commencé à écrire ce livre en 2003, mais c'est surtout l'aboutissement de quarante ans de recherches sur les structures familiales. À la bibliothèque d'égyptologie du Collège de France, je suis tombé un jour sur l'introduction de Jacques Pirenne, grand historien de l'Égypte, à son oeuvre majeure sur le droit privé dans l'Ancien Empire. Un ouvrage pour moi essentiel parce qu'il donne une image complètement inattendue, individualiste, de la famille égyptienne la plus ancienne. Et, dans cette introduction, Pirenne pose la question que tout chercheur peut finir par se poser : "Pourquoi ai-je consacré ma vie à ça ?" J'ai alors éprouvé pour lui un immense sentiment de fraternité et de tendresse !
Trêve de plaisanterie, comment est née votre passion pour la famille ?Ce genre de vocation arrive quand le hasard rencontre quelque chose de profond. Étudiant, je suis allé à Cambridge pour apprendre l'anglais. Emmanuel Le Roy Ladurie, mon maître, un modèle d'historien et d'homme pour moi, m'a expédié à l'un de ses collègues, Peter Laslett, qui sera mon directeur de thèse. Laslett m'a mis entre les mains une pile de documents décrivant les familles d'un village du nord de la France, Longuenesse. Plutôt bon en maths, j'ai tout de suite aimé ce travail statistique. Mais j'étais sans doute prédestiné à l'étude de la famille parce que la mienne était très originale, à la fois puissante et déstructurée.
D'instinct, j'ai été comparatiste. Dans ma thèse, je comparais des villages français, suédois et italiens. Cinq ans plus tard, au début des années 80, la diversité des structures familiales m'a permis de comprendre la raison de l'émergence dans certaines régions du communisme russe ou chinois, dans d'autres de l'individualisme égalitaire à la française, de l'individualisme pur à l'anglaise, de l'ethnocentrisme allemand ou japonais. J'ai développé une grille de lecture familiale de l'Histoire : dans chaque type familial s'emboîtaient idéologie, modèles de développement du capitalisme, attitude spécifique vis-à-vis des immigrés.
Est-ce à cause de cette méthode de travail sur la famille que vous avez pris l'habitude de faire des prophéties qui, la plupart du temps, se vérifient ?Quand je fais des prédictions, elles reposent évidemment, même si ça n'est pas évident pour tous, sur mon travail de chercheur, d'historien et d'anthropologue. Pour moi, contrairement aux marxistes ou aux ultralibéraux, l'économie est loin de tout expliquer. La famille dont on vient, ou celle qu'on produit, nous permet de mieux comprendre les comportements humains. D'autant que l'économie est dans la famille depuis la nuit des temps. Pour l'anthropologue, le couple qui fonctionne n'est pas qu'une unité d'amour et de plaisir, c'est aussi une formidable association économique, une unité de production et de reproduction.
Vous êtes quand même confronté à une grosse difficulté : la diversité des types familiaux dans cette Eurasie que vous décrivez dans ce premier tome.Il y a en effet beaucoup de types familiaux- j'ai fini par en définir une quinzaine -, mais il y a des types statistiquement dominants. Ainsi, aux deux bouts de l'Eurasie, les Allemands et les Japonais ont la même "famille souche" où un seul enfant est choisi comme héritier. On retrouve ce type chez les Coréens, les Tibétains ou les Catalans. Encore plus à l'extérieur de l'Eurasie, on identifie chez les Anglais, les Philippins et les Javanais des variantes de la famille dite "nucléaire" : papa, maman et les enfants. Au centre de l'Eurasie, en Russie, en Chine, en Serbie, on a une grosse masse qui vit sur le modèle de la famille "communautaire" : l'idéal, c'est le père associé à ses fils, avec une architecture dite patrilinéaire, puisque les filles sont éjectées. Chez tous les nomades de la steppe eurasiatique, Mongols, Kazakhs ou Turkmènes, on trouve un même type familial, intermédiaire : les familles sont nucléaires, mais associées par des liens patrilinéaires, entre individus de sexe masculin donc, en groupes fluides.
Pourquoi cette diversité ? Ce n'est pas une histoire de climat, ni de relief, ni de mode de production, encore moins de niveau de développement. Il y a une loi que les anthropologues utilisaient beaucoup avant la dernière guerre : le Principe du conservatisme des zones périphériques (PCZP). Pour me faire comprendre, j'utilise la métaphore de la pizza. Vous avez un gros bloc rouge B d'un seul tenant au milieu et des petites taches A, d'une autre couleur, sur les bords, séparées les unes des autres. La raison : l'espace était autrefois totalement occupé par le trait A, désormais périphérique et fragmenté, mais il y a eu une innovation B dans la zone centrale qui a diffusé mais n'a pas atteint toute la périphérie. Toutes ces taches A, à la périphérie, sont donc les restes du système ancien. Ce type d'interprétation a changé ma vie. On peut lire l'Histoire dans une carte. Mais il est recommandé de compléter avec ce qui existe de documentation historique, annales chinoises ou tablettes d'argile de Sumer...
L'Europe, placée sur la périphérie, a donc une structure familiale "nucléaire" qui est archaïque ?Exactement. Ce qui sort comme vision globale de l'humanité, c'est qu'au départ les sociétés primitives, de chasseurscueilleurs, ont un système familial nucléaire : un père, une mère et des enfants. La famille n'est pas toute seule, elle est associée par des liens de parenté horizontaux (type frère/soeur, beau-frère/belle-soeur) à d'autres familles nucléaires, sur le mode de "bandes locales". Ces groupes fluides utilisent indifféremment les liens entre les hommes et les femmes pour se constituer. C'est dans ce contexte que l'histoire humaine commence. On voit apparaître toutes sortes d'inventions et d'innovations : l'agriculture, l'écriture, la ville, l'État, bref la civilisation. Et des innovations, aussi, dans le domaine familial, vers des formes plus complexes et plus lourdes. Et l'innovation fondamentale, c'est le changement des positions relatives des hommes et des femmes. On peut ainsi observer à Sumer, au milieu du IIIe millénaire avant notre ère, ou en Chine, à la fin du IIe millénaire, l'apparition d'un système patrilinéaire. D'abord avec l'apparition de la famille souche avec primogéniture masculine (l'aîné des garçons hérite de l'essentiel des biens de la famille, mais on laisse encore succéder des filles s'il n'y a pas de garçon), ensuite avec la famille communautaire pleinement patrilinéaire (là, il n'est plus question que les filles succèdent) et, à partir de là, une fois que l'architecture patrilinéaire est vraiment installée, une dynamique interne enclenche un abaissement continu du statut de la femme.
C'est paradoxal, parce que cette régression se produit dans des sociétés qui ont tout inventé...Oui ! Dans des sociétés extrêmement progressives, à une époque où, en Europe, il n'y a rien ! Cet abaissement du statut de la femme stérilise la créativité de ces sociétés, puisqu'il faut bien admettre, sans féminisme exagéré, que le potentiel d'éducation des enfants régresse lorsque les mères sont infantilisées. Mais même les hommes, théoriquement dominants, sont en partie des enfants dans un système patrilinéaire antiindividualiste. Le principe patrilinéaire, puis son accentuation, paralyse donc peu à peu ces sociétés. Et c'est pourquoi l'Histoire nous montre l'arrêt de la civilisation moyen-orientale, de la civilisation chinoise, de la civilisation indienne.
Et qu'advient-il de l'Occident ?Eh bien, l'Occident, qui n'a inventé ni l'agriculture, ni la ville, ni l'écriture, ni l'État, va recevoir toutes ces innovations par diffusion. Tout en échappant au système patrilinéaire et en gardant donc son dynamisme primitif, qui est en fait le dynamisme des hommes des cavernes. Des gens comme Max Weber, par exemple, cherchaient à s'expliquer le mystère du décollage de l'Occident, mais il n'y a pas de mystère de l'Occident ! Le vrai mystère, c'est celui de ces sociétés centrales qui ont tout inventé et qui se sont paralysées en adoptant un système patrilinéaire. Dans le cas du Moyen-Orient, auquel l'Europe doit tout, ça va encore plus loin, car il y a cette innovation paralysante supplémentaire qu'est l'endogamie, le fait de s'unir avec des gens de la même famille. Alors non seulement le groupe est centré sur les hommes, mais il se renferme sur lui-même par le mariage entre cousins.
En lisant votre livre, on a pourtant le sentiment que l'islam a voulu protéger la femme. C'est une provocation de votre part ?Pas du tout ! Je sais bien qu'on est en ce moment dans un bain idéologique tout à fait hystérique sur l'islam, mais, en tant qu'historien, je peux vous dire qu'on surestime totalement le poids de la religion par rapport à celui des structures familiales. Pour moi, l'évolution fondamentale au Moyen-Orient, c'est l'invention du principe patrilinéaire. L'invention du principe patrilinéaire est arrivée au IIIe millénaire avant l'ère commune. On est bien avant l'apparition de l'islam !
Si on regarde l'histoire du Moyen-Orient, il y a une dynamique de renforcement continuel du principe patrilinéaire et d'abaissement du statut de la femme. C'est à une date tardive de l'histoire du Moyen-Orient, au VIIe siècle de notre ère, que l'islam apparaît. Et ce qu'on trouve dans les règles d'héritage coranique, ce sont des préceptes qui cherchent plutôt à protéger la femme par rapport aux vieilles lois passées. Mais, dans l'évolution ultérieure, le système patrilinéaire a été plus puissant que Mahomet. La vérité, c'est que les lois d'héritage coraniques ne sont pas appliquées par les paysans du monde arabe.
Vous avancez aussi - ô scandale ! - que c'est la démocratie athénienne qui invente l'endogamie.Tout à fait ! On ne trouve pas de cas d'endogamie patrilinéaire avérés dans l'histoire de la Mésopotamie et du Moyen- Orient le plus ancien. La seule explication, provisoire pour moi, c'est que cela a été apporté par les Grecs, qui l'ont d'ailleurs ensuite abandonné. Le premier cas d'endogamie patrilinéaire avéré, c'est à Athènes, au moment de l'épanouissement de la démocratie, au Ve siècle.
Au départ, la cause de ce mouvement est le repliement civique un peu raciste de la cité grecque, ce que Robert Lowie appelait l'"orgueil de race". La démocratie originelle est ethnique. L'égalité du corps des citoyens ne se définit pas dans un rêve universaliste, comme on le verra en France, mais par rapport à des hommes de l'extérieur, qu'on assimile à des barbares. C'est comme la démocratie israélienne actuelle. L'égalité du corps des citoyens, c'est aussi l'inégalité de ceux qui sont à l'extérieur. L'égalité du corps des citoyens repose sur le fait que tout est préférable à ce qui se trouve à l'extérieur. On voit bien comment l'idée d'endogamie peut sortir de ça. La démocratie américaine est toujours une démocratie blanche.`.
Plus si blanche que cela. Votre montre date un peu...Non. Je vous rappelle qu'Obama est marié avec une femme qui est noire et que Joe Biden est marié avec une femme blanche. Je suis un lecteur assidu de l'annuaire statistique américain, et le taux de mariages mixtes des femmes noires aux États-Unis, sous Obama, est toujours insignifiant.
Quel serait le modèle familial gagnant aujourd'hui ?J'ai les plus grands doutes. Dans les deux dernières années, on a vu apparaître un discours sur le déclin de l'Occident, l'émergence de la Chine et de l'Inde. Mon domaine d'étude s'étend entre 3000 avant l'ère commune et 2000 de l'ère commune, cinq millénaires. Alors, ce changement d'humeur sur deux ans... Je peux quand même vous donner mon sentiment : certes, je ne suis pas connu comme un occidentaliste, et c'est vrai que j'éprouve un plaisir malicieux à dire que les Occidentaux sont des barbares sur le plan familial, à comparer ces Anglais, auxquels je dois tout comme chercheur, aux Aborigènes des îles asiatiques, mais je suis honnête !
Quand on me dit que la Chine est en train de décoller, je réponds qu'elle est en rattrapage, et que le rattrapage n'est pas l'innovation. Or le système patrilinéaire n'est pas bon pour l'innovation. Et quand on observe l'utilisation de l'avortement sélectif par échographie pour limiter le nombre de filles en Chine, en Inde du Nord, on sent même une accentuation du principe patrilinéaire. Et je ne vois pas pourquoi ce système, qui a nécessité des milliers d'années pour atteindre sa densité, perdrait aujourd'hui ses capacités paralysantes.
Ce n'est donc pas l'Occident qui est paralysé ?Il y a des phénomènes très inquiétants en Occident - qui comprend le Japon - dont le principal est le vieillissement de la population. Jamais un monde n'avait été menacé à ce point de sénilité institutionnelle. Mais si je regarde l'Asie continentale, où le vieillissement va être encore plus rapide, je reste extrêmement sceptique sur l'avenir glorieux de la Chine, qui ne fait en réalité que du rattrapage. Ils ont envoyé un homme tourner autour de la Terre comme les Russes l'ont fait dans les années 60, ils viennent de fabriquer un TGV comme les Japonais le faisaient dans les années 60 et les Français dans les années 80, et un TGV qui de plus s'est crashé. Je n'ose même pas parler de la fiabilité des centrales nucléaires chinoises. Il n'est pas clair du tout que la Chine puisse définir l'avenir de l'humanité en termes de choix et de véritables inventions. Ou alors, vu le nombre de leurs centrales nucléaires, peut-être la fin du monde...
Si je devais faire un pari concernant l'Asie, je parierais sur l'Indonésie. Elle a gardé un système familial individualiste. Je sais qu'ils sont musulmans et que ça ne fera pas toujours plaisir, mais j'aurais plus confiance en eux. D'ailleurs, leurs indicateurs démographiques sont plus équilibrés, le statut des femmes reste très élevé. Ils ont même carrément fait un virage matrilocal. Il y a eu une réaction au principe patrilinéaire importé d'Inde à partir du Ve siècle, mais qui n'a pas été adopté. Par ailleurs, je suis très frappé par les déséquilibres internes de la croissance chinoise. Je suis très impressionné par l'implosion de la Russie, qui avait un système patrilinéaire modéré, et par la diminution de la population russe. Si curieux que cela puisse paraître, je ne pense pas du tout que l'Occident soit foutu.
2011,
Le Point 2033, 82-86
http://www.lepoint.fr/grands-entretiens ... 20_326.php