Bonjour à toutes et à tous,
Voila, passionné par l'histoire des croisades et la fondation du royaume hiérosolymitain au XIIème siècle, j'ai décidé de mener à bien une ptit' étude comparative entre le film de Ridley Scott, Kingdom of Heaven, et la réalité historique (je sais que nombre d'amateurs d'histoire aiment ce type de procédé). J'ai essayé, autant que faire se peut, de réaliser ce travail sérieusement, avec rigueur, et en usant des meilleurs sources et auteurs connus (René Grousset, Steven Runciman, Joshua Prawer, Michel Balard, Henri Platelle, Jean Richard, Pierre Aube, Alain Demurgeer, Guillaume de Tyr...). Il manque encore la troisième partie qui "colle" aux scènes ayant trait à de véritables évenements historiques (car, nonobstant le fait que beaucoup ont vu dans ce film un véritable torchon historique : le plus ardu est toujours de parvenir à démêler le "vrai du faux" dans ce type de super production hollywoodienne). Cette dernière partie viendra prochainement. Il va sans dire qu'il s'agit d'un travail de vulgarisation qui n'a franchement pas la prétention d'être une exègèse des croisades... Mais bon, si cela peut permettre au plus grand nombre de découvrir ces temps troubles et assez méconnus de manière ludique, alors je suis comblé ! Surtout n'hésitez pas à me faire part de vos remarques, suggestions et correctifs à apporter : , des coquilles auront sûrement pu se glisser. Donc toute remarque est constructive !!
Merci d'avance !
Kingdom of Heaven à l'épreuve de la réalité historique
Introduction
En premier lieu et compte tenu du caractère pour le moins inattendu de l’exercice, il convient de ne pas considérer cette étude comme un exposé universitaire (certaines libertés le démontrent). En effet, il ne s’agit pas ici d’établir une simple vérité historique au risque de se voir désobligeant face à un réalisateur tel que Ridley Scott (Gladiator...) ou même d’un scénariste comme William Monahan (il est l’instigateur de l’épopée et médiéviste à ses heures perdues) mais bien d’articuler les différents mouvements du film à une réalité parfois distante.
Ce qui nous amène à notre second point : pointez mécaniquement les inepties historiques du film serait se tromper de débat. Il ne s’agit ici pas de jouer au « jeu des sept erreurs ». Non plus de revêtir la cape du messie venue dans un acte rédempteur réinstaurer le droit canon mais uniquement de comparer ce qui est comparable dans son ensemble par rapport notamment au fait historique. Encore une fois, «Kingdom of Heaven» n’est pas un documentaire d’Arte !
Bien évidemment, Ridley Scott n’est pas un historien objectif mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne s’en réclame pas. Les codes et impératifs hollywoodiens (coûts pour les investisseurs, traductions, délais, histoires d’amours, manichéismes politiques….) entrent bien souvent en contradiction avec le rigorisme qu’impose une étude historique. Nous le verrons tout au long de notre étude. Quelque soit les aberrations (datations erronées, politiques actuelles préservées, caricatures de certains personnages…), « nous devons rendre à César ce qui appartient à César ».
Ridley Scott a, autant que faire se peut, trouvé l’équilibre entre la thèse doctorale et le navet déplaisant. Il en résulte, si ce n’est une exactitude de l’échelle temporelle, la description d’une atmosphère, d’une époque autrement plus dense que l’on aurait pu le penser. En cela, le spectateur que je suis lui rend grâce car il aura sans nul doute permis au plus grand nombre de redécouvrir ces temps méconnus (rappelons que les meilleurs médiévistes du début du Bas Moyen-Âge ont été ses conseillers durant le tournage). Il ne s’agit donc pas véritablement d’erreurs mais d’adaptations scénaristiques à un public contemporain : Ridley Scott savait parfaitement lorsque qu’il «travestissait» la réalité… Soulignons qu’il aurait sans doute fallu une vingtaine d’heures pour pouvoir retranscrire au jour le jour ces trois ou quatre années d’histoire, leur donner une consistance plus en phase avec cette période riche en événements. Cependant, n’oublions pas que le cinéma ne donne jamais lieu à une simple réalisation historique mais bien avant tout une interprétation cinématographique. De ce fait, apprécions avec un certain recul la narration apportée à ce qui demeure avant tout une fable pour tout historien puriste…
Dernier point : mon étude porte sur la version longue du film, la «Director’s Cut » (3hr07), et non sur la version Cinéma (2hr25) telle que projetée dans les salles au moment de sa sortie. Pourquoi cette précision ? La « Director’s Cut » est, à mes yeux la plus complète, notamment sur la psychologie et la découverte de certains personnages historiques (la vie de Balian avant son embarquement à Messine, la courte vie de Beaudouin V….).
Fiche technique du film
. Réalisation : Ridley Scott . Producteur : Ridley Scott . Scénario : William Monaham . Musique : Harry Gregson-Williams . Photographie : John Mathieson . Distribution : Twentieth Century Fox . Budget : 130 millions de dollars . Durée : version Cinéma (145 mins) ; version « Director’s Cut » (187 mins) . Sortie : 6 mai 2005 . Distribution des rôles : (seuls les personnages difficilement identifiables au niveau historique ou très éloignés de la réalité sont ici brièvement développés, les autres ne sont que cités)
- Alexander Siding : vraisemblablement Imâd al-Dîn al-Isfahani (1125-1201). Il s’agit de l’émir à qui Balian laisse la vie sauve dans le film. Issu d’une famille de haute extraction proche du pouvoir Seldjoukide (son père était un officier important sous les ordres du sultan Mahmud), il fut un écrivain de langue arabe d’origine persane, fin lettré (il avait étudié à Bagdad). Après avoir fait ses armes en tant que qu’administrateur de villes puis enseignant, il devint le secrétaire de Nûr al-Dîn (royaume des Zengides) puis de son successeur, Saladin (royaume des Ayyubides). Il s’est intronisé «biographe officiel» de Saladin et fit des descriptions utiles et précises sur la bataille de Hattin et la reconquête de Jérusalem. Comme le montre le film, il parvint effectivement à intégrer le cercle d’intimes qui restaient en compagnie de Saladin après que la plupart des émirs, et fonctionnaires eurent quitté l’auditoire public, ce qui tend à prouver qu’il s’agit bien de lui. En revanche, étant né en 1125, il devait avoir 62 ans en 1187, Alexander Siding me paraît bien plus jeune…
- Brendan Gleeson : Renaud de Châtillon sur Loing, prince d’Antioche puis seigneur d’Outre Jourdain ( ?-1187).
- David Thewlis : sans doute Roger des Moulins, grand maître de l’Ordre de l’Hôpital. En effet, sans que son nom ne soit cité une seule fois dans le film, certains indices nous laissent penser qu’il s’agit bien de lui (les insignes héraldiques relevés sur son blason ; sa relation amicale, presque intime, avec un «grand baron» du royaume à savoir le régent Raymond III de Tripoli ; son esprit relativement avisé). Toutefois, il ne mourut pas à la bataille de Hattin comme le suggère le film mais durant la défaite de Séphorie quelques mois plus tôt. Il avait pourtant prévenu le grand maître de l’Ordre des Templiers, Gérard de Ridefort, de la folie que représentait cette chevauchée contre les 7000 cavaliers Ayyubides. Seuls trois templiers sur les 150 chevaliers présents purent échapper au massacre dont Ridefort.
- Edward Norton : Baudouin IV le Lépreux, roi de Jérusalem (1161-1174-1185).
- Eva Green : Sybille (1159-1190), reine de Jérusalem et sœur de Baudouin IV.
- Ghassan Massoud : Salâh al-Dîn Yusuf al-AyyubiSaladin dit Saladin (1138-1193).
- Jeremy Irons : Tibérias dans le film. Dans la réalité historique, il n’existe aucun Tibérias. Toutefois, ce personnage central a bien existé. Il s’agit de Raymond III, comte de Tripoli et prince de Tibériade (et non prince de Tibérias comme l’annonce Wikipédia). Baron de premier plan, il fut à la suite de Guy de Lusignan le régent du royaume (1184-1186). Son mépris envers Guy est plus ou moins explicite dans le jeu de l’interprétation. En vérité, il était sans borne. Nous développerons par la suite sa psychologie au demeurant fort complexe. Néanmoins, il est intéressant d’observer que son nom a été modifié pour des raisons de commodité vis-à-vis des spectateurs anglo-saxons. En effet, « Raymond » et « Renaud » (Reynald en anglais) se prononce pratiquement de la même manière : il fallait donc éviter toute confusion.
- Jon Finch : le patriarche de Jérusalem, Héraclius ( ?-1191). Là encore, son nom n’est pas explicitement cité mais son comportement, son rôle dans le film, correspondent assez bien à celui d’Héraclius. Pauvre clerc du Gévaudan qui avait dû sa carrière à un physique avantageux et à la faveur de la reine douairière Agnès de Courtenay (mère de Baudouin IV), Ridley Scott nous montre un personnage proche de la réalité (d’où son authentification) : jouisseur, faible, lâche, adepte du nicolaïsme (mariage des clercs) mais toutefois un véritable exégète du droit canon (il a étudié à l’université de Bologne). Le film aurait pu néanmoins insister sur son aisance aux manœuvres et intrigues politiques au sein de la cour. Ajoutons qu’il fut le rival acharné (notamment pour le patriarcat de Jérusalem) et peut-être l’assassin indirect du vénérable Guillaume de Tyr, archevêque de cette ville, grand esprit de son temps et chroniqueur des croisades.
- Liam Neeson : Godefroy d’Ibelin ( ?-1151) dans le film. En réalité, le personnage tige (= fondateur) de la maison d’Ibelin se prénommait Balian, Balian Le vieux ou Barisian selon les sources et les époques. Encore une fois, le nom a été changé dans un souci de bienveillance vis-à-vis du spectateur (deux Balian, père et fils, cela aurait été une nouvelle source de confusion). Pourquoi avoir choisi Godefroy comme prénom de substitution ? C’est une référence à Godefroy de Bouillon, duc de Lotharingie en Basse-Lorraine, Avoué du Saint-Sépulcre et chef de la 1er croisade en 1096-1099 (ainsi, Ridley Scott a sans doute souhaité voir transparaître les valeurs chevaleresques de courage et d’abnégation chez le père du héros du film). Quoi qu’il en soit le vrai Balian ou Barisian était mort depuis longtemps en 1184 (sans doute est-il décédé en 1151). Rien d’étonnant lorsqu’on sait qu’il est cité dès 1115 et se trouve déjà être le connétable de Jaffa en 1120, soit 64 ans avant le début du film.
- Marton Csokas : Guy de Lusignan, futur roi de Jérusalem (1159-1186-1192-1194). Il est par ailleurs le frère cadet d’Amaury de Lusignan, connétable du royaume (qui n’apparaît pas dans le film).
- Orlando Bloom : Balian d’Ibelin. Plusieurs erreurs sont à noter sur le personnage principal du film. Ainsi, Balian ou Balian le Jeune n’est pas connu pour avoir été le beau jeune homme tel que le film le montre mais plutôt le défenseur de Jérusalem lors de l’attaque de Saladin ainsi qu’un des piliers de la 3ème croisade (1189-1192). Si Orlando Bloom n’a pas trente ans lors de la réalisation, le vrai Balian a près de quarante cinq ans en 1187 (lors du siège de Jérusalem). En effet, sa date de naissance n’est pas certaine (comme souvent à l’époque) mais semble se situer autour de 1142-1143 (certaines chartes, notamment musulmanes, nous donnent des précisions : il est majeur en 1158, il a donc 15 ans, or en 1155, il ne l’est pas). De même, s’il est bien le fils cadet de Barisian (Godefroy d’Ibelin) et donc d’origine franque, il n’était pas un bâtard de ce dernier. En somme, Balian n’a jamais été élevé en France (il vivait principalement dans son fief de Naplouse) et son père n’a pas eu à aller le chercher en Occident. Il a sans doute vécu toute sa vie dans les Etats Latins d’Orient et, comme la plupart des hauts seigneurs du royaume hiérosolymitain, n’est jamais allé en France. En outre, Balian n’a absolument pas été l’amant de Sybille mais le deuxième mari de la belle mère de cette dernière ! (Marie Comnène, nièce de l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène et veuve d’Amaury Ier de Jérusalem). En revanche, le frère aîné de Balian, Baudouin de Ramla (non présent dans le film), a failli épouser Sybille mais il fut capturé par Saladin avant la fin des tractations (lors de la deuxième bataille de Marj ‘Ayûn le 10 juin 1179). Incapable de payer les 200 000 besants réclamés par Saladin au titre de rançon, il se tourna vers l’empereur byzantin Manuel Comnène afin de l’aider à régler la note mais Sybille préféra alors s’en remettre à la candidature plus «solvable» de Guy de Lusignan, qui de surcroît passait pour être le «plus beau chevalier de son temps» au point que, à en croire certains chroniqueurs, elle se serait laissée aller avec lui à des faiblesses que le mariage seul pouvait réparer. Enfin, concernant la fausse bâtardise de Balian, Ridley Scott a semble t-il voulu permettre au public de découvrir l’Orient et ses mystères par le biais d’un novice, Balian lui-même. Ainsi, le spectateur peut s’identifier à ce personnage tombé sous le charme de ce qu’il apprend progressivement à connaître et à aimer. D’où l’intérêt de cette « duperie ».
1. Présentation du Royaume hiérosolymitain
Cette première partie a pour objectif de permettre au lecteur de comprendre quelle était la structure du royaume hiérosolymitain au début du film. De fait, à quels dangers devait-il faire face ? Par quelles alliances et compromis sa survie passait-elle ? Ainsi, nous ne développerons pas ici d’analyse comparée mais tenterons seulement d’établir un «cliché instantané» des Etats Latins d’Orient en 1184. Pour se faire, il m’a semblé essentiel de faire un bref retour en arrière.
a. La création du royaume de Jérusalem
Tout d’abord, n’oublions pas que les Etats Latins d’Orient ont pu survivre grâce à la Première Croisade (1096-1099). A aucun moment, il n’a s’agit d’un plan d’expédition clairement étudié mais d’un hasard de circonstances. Pour autant, c’est au moment de la terrible prise d’Antioche et de la création du comté d’Edesse (1097-1099) que se forge une identité nationale hiérosolymitaine hostile au Khalifat de Bagdad. Revenons succinctement sur la création de cet Etat. Jusqu’en 1071, Jérusalem appartenait aux byzantins. Ces derniers avaient été relativement tolérants à l’égard des chrétiens pèlerins, juifs et marchands. A cette date, les Turcs Seljûqides s’emparent de tous ces territoires en écrasant l’empereur byzantin Basile II lors de la bataille de Mantzikert ou Malâzgerd. Cette installation turque semble avoir modifié les rapports avec la population chrétienne (cathédrales transformées en mosquées, humiliation quotidienne envers les Occidentaux, saccages des monuments saints dont le Saint Sépulcre, pèlerinages rendus difficiles…). Pourtant, le commerce reliait depuis longtemps les deux rives de la Méditerranée (un célèbre texte d’Ibn Khordadbeh décrit l’activité des Juifs de Babylonie à cette époque, entre la Mésopotamie et l’Egypte). Mais tous ces bouleversements pouvaient-ils demeurer étrangers à l’Occident ? Difficile de savoir dans quelle mesure ils ont pu être informés. Quoi qu’il en soit, un concile fut convoqué à Clermont le 24 novembre 1095 par le pape Urbain II, un champenois ex-clunisien du nom de Eudes de Lagery. Pour faire simple, il a vivement invité les Chrétiens à porter secours aux «frères» chrétiens orientaux. Aucun grand baron n’était alors présent. Ceux qui témoignèrent de l’enthousiasme crièrent «Dieu le veut». Renouvelant et faisant relayer son message dans tout le Sud Ouest de la France, son appel sera particulièrement suivi (certains prédicateurs mal intentionnés introduiront dans leurs prêches une note antijuive qui se traduira par des exactions à l’encontre des grands centres intellectuels de Rhénanie tels que Cologne, Spire, Wörms ou encore Mayence). La «croisade des Gueux» (1096) menée par le prêtre Pierre L’Ermite, le chevalier Gautier Sans Avoir et d’autres barons allemands tels que Emich de Leningen, est défaite par les Hongrois puis massacrée par les Turcs avant même leur entrée en Palestine (bataille de Xerigordon en octobre 1096). Peu après, la croisade des Barons se met en marche (1097). J’insiste sur la scission entre cette première armée de paysans guidée par des prédicateurs peu scrupuleux voire carrément antisémites et, dans un second temps, une armée «professionnelle» menée par des seigneurs de la guerre. Du reste, ces derniers recueilleront les débris de ces premières bandes éprouvées par les combats, la maladie et peut-être les remords… Qui commandait cette nouvelle armée ? En 1097, après la difficile prise d’Antioche (qui avait été une épreuve ardue pour les Francs et la découverte de « l’autre », les musulmans), Godefroy de Bouillon, duc de Lotharingie, avait plus ou moins pris la tête de l’expédition avec Raymond de Saint Gilles, le puissant comte de Toulouse. A leur côté se trouvait Tancrède ainsi que Bohémond, prince de Tarente (et futur prince d’Antioche), des seigneurs normands venus tenter leur chance en Orient. Pour être bref, à cet instant, aucun baron n’avait manifesté son intention de prolonger son séjour en Terre Sainte hormis Raymond de Saint Gilles (uniquement jusqu’aux fêtes de Pâques 1100). Seulement voila, la ville de Jérusalem, objectif initial de l’expédition, était redevenue Fâtimide (=égyptienne) entre temps (enlevée aux Turcs par Guynemer de Boulogne). Or, les Fâtimides avaient aidé les Croisés dans leurs précédentes chevauchées : bien mal leur en pris car les Occidentaux avaient une mémoire fort sélective. Après les désertions d’Antioche, les maladies, l’épuisement, on estime à 25 000 le nombre de soldats restants pour libérer Jérusalem (quelques centaines de chevaliers restaient en Syrie du Nord afin de pérenniser les conquêtes réalisées). Sans rentrer dans les détails, la plupart des barons finirent par se joindre au siège de Jérusalem et ce en dépit de leur volonté propre (beaucoup souhaitaient en premier lieu se tailler une principauté dans ce nouvel «eldorado»). Dès le 13 juin 1099, un assaut vigoureux échoua faute d’un nombre suffisant d’échelles. Finalement, le 14 juillet, la ville fut prise. Le massacre fut à la hauteur de la résistance et l’acharnement, beaucoup de musulmans s’étaient réfugiés dans la mosquée Al-Aqsa : ils furent en grande partie massacrés. Les femmes furent bien souvent violées, les nouveaux nés défénestrés du haut de la Tour David, hommes et vieux impitoyablement tués. A noter que le massacre ne fut pas systématique : des lettres hébraïques retrouvées dans la Géniza du Caire rapportent qu’une partie des Juifs de Jérusalem furent amenés sous escorte à Ascalon où leurs coreligionnaires d’Egypte les rachetèrent, eux et leurs livres… De même, Raymond III permit au gouverneur Fâtimide de la place, Iftikhâr, de pouvoir retourner en Egypte avec la suite de sa maison. Passons les querelles entre temporels et spirituels afin de savoir qui aurait la main mise sur Jérusalem. En effet, la question ne fut pas de suite tranchée : Rome devait-elle nommer un légat Primat de Palestine ou au contraire, laisser les barons choisir un prétendant parmi leurs pairs ? Après une lutte âpre entre Daimbert (envoyé du pape) et Godefroy de Bouillon, ce dernier fut nommé «Avoué du Saint Sépulcre», signe de modestie afin d’éviter le titre de Roi de Jérusalem. Godefroy étant mort le 18 juillet 1100, Baudouin son frère (jusqu’alors comte d’Edesse), reprit ses titres en substituant l’hypocrite intitulé d’Avoué par celui de Roi de Jérusalem sous le nom de Baudouin Ier : le royaume hiérosolymitain était né.
b. Les structures de l’état hiérosolymitain
Si les fondations du futur royaume se sont très vite enracinées, c’est avant tout parce que les seigneurs composant l’armature de cette expédition sont rapidement parvenus à transposer les principes de féodalité occidentale en plein désert… Mais aussi parce que ses «piliers» de la croisade s’étaient entourés d’un groupe d’hommes qui, pour la plupart, étaient traditionnellement les vassaux de leur famille et avaient ainsi soudé la noblesse autour de ce nouveau combat. La suite chronologique des évenements, les petites armées privées accompagnant les hauts seigneurs francs, ont permis à nombre d’entre eux de s’octroyer de vastes territoires au nord de la Syrie ou en Palestine. Du reste, chacun connaîtra un destin à la mesure de son habileté politique car, comme nous le verrons, c’est par leur exacte capacité au compromis que les barons assureront leur survie et indépendance.
1. Les rois de Jérusalem
N’ayant eut aucun enfant, Godefroy laissait le futur royaume entre les mains de Daimbert (aidé par Tancrède), et son frère Baudouin. Finalement, Baudouin Ier était couronné roi, à Bethléem, par Daimbert lui-même, preuve de la victoire du temporel sur les successeurs de Saint Pierre (1100). Le 2 avril 1118, Baudouin Ier meurt au retour d’un raid d’Egypte. Il est clair que son baronnage se divisa en deux clans : les uns réclamaient son frère Eustache, comte de Boulogne, les autres, son cousin Baudouin de Bourcq (qui lui avait succédé comme comte d’Edesse). Ces derniers, avec Jocelin de Courtenay à leur tête, l’emportèrent. Après avoir pris soin de régler sa succession de son vivant, Baudouin II maria l’aînée de ses quatre filles, Mélisende, à un haut baron d’Occident, Foulques V. N’ayant pas d’héritier mâle, il lui promit également le royaume. Baudouin II meurt en 1131. Conformément à sa promesse, Foulques lui succède. Seulement voila, il n’est pas venu seul en Orient. Il a emmené avec lui une foule d’Angevins renouvellant ainsi le personnel du roi. Cela entraîne des mécontentements voire des révoltes. Toutefois, Mélisende peut prendre sa revanche en novembre 1143, à la mort de son mari. La reine mère décide alors de se comporter comme telle et non comme régente en attendant la majorité de Baudouin III. Elle s’appuie alors sur son cousin, Manassé d’Hierges. Après avoir fait exiler ce dernier puis partagé le pouvoir avec sa mère, Baudouin III recourut aux armes contre celle-ci et constitua son propre parti. Manassé fut alors exilé. A la mort de Baudouin III (10 février 1163), son frère Amaury, alors comte de Jaffa et d’Ascalon, lui succède. Il devient Amaury Ier. Après avoir eu deux enfants de sa femme Agnès de Courtenay, Amaury Ier dut se résigner à la répudier du fait de son inconsistance et sa frivolité. Il se remaria alors avec la nièce de l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène à savoir, Marie Comnène. N’ayant eu d’enfant que de sa première femme (Sybille et Baudouin IV), Amaury put transmettre, selon le droit franc, la couronne à son fils, Baudouin IV, le futur roi Lépreux dont le film relate en partie l’histoire. Couronné le 15 juillet 1174, cet avènement mettait sur le trône un adolescent n’ayant pas encore treize ans et déjà mûri par la douleur précoce de sa lèpre ainsi que le poids de sa futur charge. C’est durant son règne que se joua en grande partie le destin du royaume (1174-1185). La plupart des séquences du film se déroule à la fin de sa gouvernance. Nous n’irons pas plus loin dans l’étude des rois de Jérusalem car ce sera, entre autre, l’objet de nos deux prochaines parties.
2. Le comté d’Edesse
Au début des croisades, le comté d’Edesse semblait être un apanage pour les futurs rois de Jérusalem. En effet, Baudouin Ier et Baudouin II ont tous deux échangés ce titre avec celui de roi de Jérusalem et ce, même si Tancrède a vainement tenté de récupérer le fief. De ce fait, c’est finalement une famille originaire du Gâtinais, les Courtenay, qui prit possession du comté. Ce dernier eut une existence assez brève. En effet, après Jocelin Ier (1119-1131), Jocelin II fut chassé d’Edesse en 1144 et ne put se maintenir qu’au Sud Ouest du comté, à Turbessel. Ce fut d’ailleurs une des raisons de la Deuxième croisade (1148). Il fut capturé par les Turcs (1149) et mourut dans les prisons d’Alep. En 1150, sa femme Béatrice se résigna à céder les «confettis» du comté aux byzantins. Toutefois ses enfants, Agnès et Jocelin III poursuivirent leur carrière à la cour de Jérusalem, continuant à porter le titre de courtoisie de comte d’Edesse. Rappelons qu’Agnès épousa par la suite le roi Amaury Ier de Jérusalem. Elle était donc la mère du lépreux.
3. La principauté d’Antioche
De par sa position, jouxtant le golfe d’Alexandrette, Antioche a toujours posé problème pour les croisés qui la défendaient. En effet, la cité se trouvait au contact de puissants adversaires, entraînant de graves crises structurelles. Ainsi, Bohémond, devenu maître de la ville dès 1098, fut capturé par les Danishmendites durant l’été 1100. Après avoir prêté serment de rendre la ville à son cousin lors de sa libération, Tancrède exerça la régence. Trois ans plus tard, Bohémond est libéré contre rançon mais il meurt en Occident où il était parti chercher des renforts. Jusqu’en 1112, Tancrède puis Roger de Salerne assurent la régence pour le compte de l’enfant Bohémond II mais Roger décède lors de la bataille de l’Ager Sanguinis (1119), Baudouin II doit alors prendre le gouvernement de la principauté jusqu’à la majorité de Bohémond II. Il en profite pour marier ce dernier avec sa fille Alix (1126). Néanmoins, Bohémond meurt dès 1130 et Alix doit demander l’aide du roi Foulques afin d’assurer la survie de la cité. Le roi fait alors épouser l’héritière de la principauté, Constance, au second fils du comte de Poitiers, Raymond (1136). Lors du décès de Raymond au champ d’honneur (1149), Baudouin III prend la régence. Seulement voilà : Constance tombe éperdument amoureuse d’un chevalier de bonne extraction mais sans le sou, Renaud de Châtillon sur Loing. Elle décide de l’épouser en 1153. Déjà peu enclin à la réflexion à cette époque, Renaud se fait capturer en 1161. Pendant ce temps, son épouse intrigue avec le concours des Byzantins afin de se maintenir au pouvoir. Elle va même jusqu’à négocier le mariage de sa fille Marie avec l’empereur Manuel Ier Comnène. Les barons d’Antioche imposent à la reine le titre princier pour son fils Bohémond III. Ainsi, à son retour de prison en 1176, Renaud de Châtillon a perdu tout droit sur Antioche : son beau-fils a récupéré la principauté. Par son second mariage, il deviendra seigneur d’Outre Jourdain, ce qui lui permettra de préparer des razzias et pillages jusque très près de La Mecque, mettant ainsi en péril les accords passés entre Saladin et Le Lépreux. Nous observerons par la suite ces évenements et leurs conséquences à la lumière de la mise en scène de Ridley Scott.
4. Le comté de Tripoli
Dès 1102, Raymond de Saint Gilles était maître de Tortose. Il se titrait comte de Tripoli alors qu’il mourut sans que la ville fut prise de son vivant (1105). Après sa mort et le départ de sa femme et son jeune fils Alphonse Jourdain pour Toulouse, les vassaux tripolitains prirent pour chef le cousin de Raymond, Guillaume Jourdain comte de Cerdagne. Mais Bertrand, fils aîné de Raymond vint revendiquer le comté. Baudouin Ier dut intervenir pour les accorder entre eux en convoquant une assemblée des barons. Tancrède, décidément toujours dans les mauvais coups, renonça difficilement à Edesse et le comté de Tripoli fut partagé entre Guillaume Jourdain (devenu l’homme lige de Tancrède) et Bertrand (celui de Baudouin Ier). Guillaume Jourdain fut tué peu de temps après dans des circonstances pour le moins suspectes. Quoi qu’il en soit, Bertrand put alors occuper Tripoli et Tancrède finit par abandonner le nord du comté au fils de Bertrand, Pons (1112). A la mort de Pons (1137), tué par les Damasquins, Raymond II lui succéda. Lors de la Deuxième croisade, il dut affronter les revendications du fils d’Alphonse Jourdain mais éluda le problème en passant une alliance avec Nûr al-Dîn. Lorsque lui-même fut assassiné (1152), son fils Raymond III de Tripoli gouverna le comté jusqu’en 1187. Là encore, ce personnage essentiel dans le film sera longuement étudié dans les parties à venir.
2. Les rapports entre Francs et les Musulmans sous Baudouin IV
. Rappelons que la majeure partie du film se déroule durant la fin du règne du Lépreux. Nous tenterons ici de développer l’analyse historique de cette époque sans encore nous épancher sur les scènes du film. Cette partie est essentielle car elle permet de mesurer en quoi le « royaume des cieux » était en danger ; menacé par ses ennemis traditionnels mais également par lui-même. . En 1174, le roi de Jérusalem est alors Amaury Ier. Ce politique audacieux avait orienté la croisade sur des voies nouvelles. Toutefois, après avoir réussi un instant à établir un protectorat franc sur l’Egypte, il avait vu sa tentative se retourner contre lui dès lors que Saladin en devenait le maître incontesté.
a. L’ascension de Saladin
. Revenons un instant sur l’histoire de Saladin. En effet, avant de relater les péripéties du duel entre ce dernier et l’adolescent lépreux, il paraît utile de rappeler succinctement la carrière du fondateur de la lignée ayyoubide. De son vrai nom Salah ed-Dîn Yousouf ibn Ayoub, il était né l’an 532 de l’hégire, c’est-à-dire en 1137, à Tikrit, dans le nord de la Mésopotamie. Ayoub, son père, était un officier kurde à la solde des Seldjoukides, de même que son oncle, Chirkouh. Salah ed-Dîn était son surnom et signifiait « Rassembleur de la foi ». Il appartenait à une ancienne et noble famille de l’Azerbaïdjan, laquelle, chassée par l’invasion turque, avait émigré en Perse et s’était momentanément fixée à Bagdad. Le père de Saladin embrassa le parti de Zenghi (maître d’Alep dans le premier tiers du XIIème siècle) dans sa lutte contre les Seldjoukides. Il lui sauva même la vie sur les rives du Tigre. Zenghi en fit un de ses lieutenants et le nomma gouverneur de Baalbek. Ce fut là que Saladin vécut une partie de son enfance. D’une constitution valétudinaire, il montra plus d’enthousiasme pour l’étude que pour les exercices physiques. Son oncle Chirkouh participait aux exploits de Zenghi. Après l’assassinat de celui-ci, il entra au service de l’atabeg d’Alep, Nûr al-Din. Saladin vécut alors à Damas, il y était présent lors du siège avorté des croisés (durant la seconde croisade, juillet 1148). Avec la mort d’Unur, le père de Saladin devint vizir. Nûr al-Din fit une impression ineffaçable sur le jeune Saladin, lequel voyait en lui le modèle absolu de lettré, croyant convaincu, militant, politique subtil et chef de guerre victorieux. Saladin n’avait jamais approché que son père, plus diplomate que soldat, et son oncle Chirkouh qui ne rêvait que de combats. Nûr appartenait à une espèce différente. Saladin savait qu’on lui reprochait son excès de piété, mais il constatait que la religion éclairait et soutenait sa volonté, lui conférant cet enthousiasme communicatif que beaucoup ont vu en lui. . S’il avait suivi ses inclinations, Saladin serait sans nul doute devenu un docteur de la Loi et eût consacré son existence aux spéculations métaphysiques. Toutefois, son oncle Chirkouh voulait en faire un brillant officier. Il l’enleva donc à ses amis intellectuels, les sufis et lui octroya très vite des responsabilités importantes dans la région qu’il gérait pour le compte de Nûr à savoir l’Egypte. On sait avec quelle maîtrise Saladin défendit Alexandrie contre le roi Amaury Ier (1167), combien les seigneurs francs apprécièrent sa distinction et sa courtoisie. Ce fut dans ces circonstances difficiles, quelques peu décevantes pour lui, qu’il découvrit ses talents de guerrier et ses aptitudes à commander. Dès lors, il adhéra totalement aux entreprises de son oncle. Il donna toute sa mesure de telle sorte, qu’après le décès de son oncle, il s’empara du vizirat d’Egypte, supprima le califat et s’autoproclama sultan. L’ambition avait définitivement pris le pas sur la méditation. . Une fois aboli le khalifat du Caire, Saladin se trouva être le seul maître d’Egypte. Entre lui, désormais trop puissant pour ne pas aspirer à l’indépendance complète, et Nûr qui continuait à le traiter en simple lieutenant, les rapports ne tardèrent pas à se dégrader. . La foudroyante ascension de Saladin commençait à porter ombrage au vieil atâbeg qui songeait sérieusement à organiser une expédition punitive contre le général rebelle. . Toutefois, la mort de Nûr al-Din le 15 mai 1174 empêcha seule que Saladin entrât en lutte ouverte avec le protecteur de sa famille.
b. La guerre Sainte
1. Saladin à la conquête de la Syrie
. Ainsi donc, Saladin devenait le maître incontesté de l’Egypte chiite avant une réunification avec la Syrie sunnite. . Il convient désormais de reprendre la suite de notre chronique. Peu de temps après la mort de Nûr al-Din mourut également le roi de Jérusalem, Amaury Ier. Ce décès laissait le champ libre à Saladin. Celui-ci en profita aussitôt pour régler à sa guise la succession de Nûr. En effet, dès l’été 1174, tandis que les émirs réunis à Damas autour du jeune héritier de Nûr, As Saleh discutent du meilleur moyen de tenir tête à Saladin, envisageant même de s’allier aux Francs, le maître du Caire leur adresse une lettre de véritable défi où, occultant souverainement son conflit avec son ancien maître, il se présente sans hésiter comme le continuateur de l’œuvre de son suzerain et le fidèle gardien de son héritage : « Si notre regretté roi avait décelé parmi vous un homme aussi digne de confiance que moi, n’est-ce pas à lui qu’il aurait attribué l’Egypte, qui est la plus importante de ses provinces ? Soyez-en convaincus, si Nûr al-Din n’était pas mort aussi tôt, c’est moi qu’il aurait chargé d’éduquer son fils et de veiller sur lui. Or je vois que vous vous comportez comme si vous étiez les seuls à servir mon maître et son fils, et que vous essayez de m’exclure. Mais je vais venir bientôt. Je vais accomplir, pour honorer la mémoire de mon maître, des actes qui laisseront des traces, et chacun de vous sera puni de son inconduite ». . On reconnaît difficilement ici l’homme circonspect des années précédentes comme si la disparition du maître avait libéré en lui une agressivité longtemps contenue. Il est vrai que les circonstances sont exceptionnelles, car ce message a une fonction précise : c’est la déclaration de guerre par laquelle Saladin commence la conquête de la Syrie musulmane. . Lorsqu’il envoie son message, en octobre 1174, le maître du Caire est déjà en route pour Damas et, le 25 novembre 1174, il se présente devant la ville avant d’y faire son entrée solennelle sans rencontrer de résistance. Homs et Hamâ connurent alors le même sort. A l’exception d’Alep, qu’il laissa jusqu’en 1183 aux faibles héritiers de Nûr, il était le commandant de la Syrie musulmane comme de l’Egypte. . Mais quelles furent les conséquences pour le royaume latin de Jérusalem ? Les pires qui soient… . Retournement catastrophique des situations ! La veille encore, le royaume hiérosolymitain bénéficiait de la division politico-confessionnelle entre le khalifat fâtimide chiite et les royaumes turcs sunnite de la Syrie intérieure, favorisé en Syrie même par le providentiel émiettement turco-arabe. De fait, Amaury Ier apparaissait comme l’arbitre d’un Orient musulman jusqu’alors désuni. Or, voici que du jour au lendemain, il se voyait encerclé par une puissante monarchie militaire que dirigeait un chef de génie, prêt à profiter à son tour de toutes les divisions des francs. . Amaury Ier avait alors deux possibilités : soit se constituer protecteur du jeune As Saleh contre les convoitises de Saladin, soit partagé avec ce dernier la Syrie musulmane. Il n’eut pas le temps de trancher cette question. Le 11 juillet 1174, il fut emporté par le typhus à Jérusalem, il avait 39 ans. Cette mort, survenant à une heure pareille, était un désastre. . Amaury ne laissait qu’un fils de 13 ans, le jeune Baudouin IV.
2. Le règne du Lépreux dans son royaume : une décennie ardue
. L’adolescent sur qui en ces heures graves reposaient les destinées de la France d’outre-mer s’annonçait comme un des plus brillants représentants de cette dynastie d’Anjou. . Enfant, Guillaume de Tyr nous décrit « Baudouinet » comme charmant et remarquablement doué, beau, vif, ouvert, agiles aux exercices du corps, déjà parfait cavalier. D’une grande rapidité d’esprit et d’une excellente mémoire (« jamais il n’oublia une insulte et moins encore un bienfait »), il nous apparaît comme le plus cultivé des princes de sa famille. Dès l’âge de 9 ans, on lui avait donné pour précepteur le futur archevêque Guillaume de Tyr, humaniste et arabisant, historien et homme d’état, qui allait par la suite devenir son chancelier. Nous savons par le témoignage du maître que l’élève profitait admirablement de ses leçons, notamment dans les lettres latines et dans l’étude de l’histoire, qui le passionnait. . Néanmoins, dès les premières lignes du portrait ému que Guillaume de Tyr trace de son royal élève, on sent percer une profonde tristesse. Cet enfant si beau, si sage et déjà si cultivé était secrètement atteint du mal horrible qui lui valut son sobriquet. Laissons Guillaume nous raconter ce malheur : « Des fils, encore enfants, des hauts hommes de Syrie séjournaient avec ce jeune prince (au sein de la cour). Un jour qu’ils jouaient ensemble, il advint qu’ils se mirent, par amusement, à s’égratigner les mains et les bras. Les autres enfants criaient quand on les blessait. Baudouin, le fils du Roi, n’en disait mot. Ceci advint plusieurs fois, tant que son maître, l’archidiacre Guillaume, s’en aperçut. Il crut d’abord que c’était par énergie et par prouesse que l’enfant ne daignait pas se plaindre. Il lui en parla et lui demanda pourquoi il supportait qu’on lui fit mal, sans rien manifester. Il répondit que les autres ne le blessaient pas, et qu’il ne ressentait aucun mal de leurs égratignures. Son maître regarda son bras et sa main, et s’aperçut qu’ils étaient insensibles. Même quand on le mordait, on ne lui faisait aucun mal. Guillaume alla voir le Roi son père, et le lui dit. Le Roi fit venir ses mires, qui le traitèrent avec beaucoup d’emplâtres et d’onguents. Ils lui donnèrent des potions et autres médecines, mais cela ne servit à rien. En effet, il était au début de la maladie, qu’il eut par la suite, et qui se découvrit tout à fait quand il arriva à l’âge d’homme. Ce dont les gens du royaume avaient grande douleur, quand ils le regardaient ». . Le biographe autoproclamé et familier de Saladin, Imâd al-Dîn al-Isfahani, nous a également donné l’opinion de son maître sur le jeune roi : « Lorsque le roi Amaury Ier, fils de Foulques Ier, mourut à la fin de l’année 571, il laissa un enfant lépreux, pauvre être qui traîna un semblant d’existence : sa maladie était incurable, sa guérison inespérée ; ses membres s’affaiblirent ; son malheur se prolongea. . Donc les Francs mirent la couronne sur sa tête ; malgré ses infirmités, ils s’attachèrent à lui, l’encouragèrent, profitèrent de lui, tirèrent de sa maladie leur prospérité, s’élevèrent en se servant de lui ; satisfaits de l’avoir pour chef, ils l’exaltèrent, le firent chevaucher ; il avancèrent en le conduisant et le mirent en avant ; ils étaient soucieux de le maintenir en place, mais ne prêtaient guère attention à sa lèpre ; et ils le préservaient afin que l’approche de son trépas ne fut pas décrétée. Il demeura parmi eux dix années environ, monarque obéi, objet de leur sollicitude, veillant à la concorde entre eux ». . Notons qu’au Moyen-Âge, la lèpre était un véritable fléau. Il faut dire que cette maladie infectieuse très grave, due au bacille de Hansen (du nom du chercheur qui le découvrit en 1873), génère des pustules, des écailles, la peau sèche, des chutes des poils et lèse le système nerveux au point que les membres en deviennent insensibles. . En tant que témoin oculaire, Guillaume de Tyr nous livre ce court témoignage : « Sa maladie de la lèpre qui le tenait dès qu’il fut en charge du royaume, lui affaiblissait tant le corps qu’il ne se pouvait aider des pieds et des mains ; ainsi était-il tout pourri ». A l’âge de 23 ans, le roi Baudouin était affligé d’une cécité complète et ne se déplaçait plus qu’en litière. . Il faut donc se résoudre à accepter ce qu’affirme sèchement les textes de l’époque et voir cet adolescent qu’on nous décrivait d’une grande beauté transformé en peu d’années en un être difforme et bientôt impotent, aux membres ulcérés et mutilés, les narines progressivement détruites, avec ce visage boursouflé de tubercules monstrueux qui suscite, aujourd’hui encore, une réaction instinctive de frayeur. . Le règne du malheureux jeune homme ne devait donc être finalement qu’une lente agonie, mais une agonie à cheval, face à l’ennemi, toute raidie dans le sens de la dignité royale, du devoir chrétien et des responsabilités de la couronne en ces heures tragiques où au drame du roi répondait celui du royaume. . Si le jeune Baudouin n’avait pas été fils de roi, il est probable qu’il eût partagé le sort des lépreux. Mais quel était-il ? . Dans les temps bibliques, on y voyait une marque de la colère de Dieu contre ceux qui en étaient frappés, une sorte de malédiction. Ainsi, dans sa lettre du 16 janvier 1181 aux rois, aux princes et à tous les fidèles, le pape Alexandre III déclare à propos du roi de Jérusalem : « Il n’y a pas de roi qui puisse gouverner cette terre. Baudouin, par exemple, qui tient les rênes du gouvernement, se trouve gravement flagellé (comme vous le savez croyons-nous) par le juste jugement de Dieu, au point qu’il a peine à supporter les continuels tourments de son propre corps ». Le pape lui-même suggère donc que la lèpre qui ronge le roi n’est que la manifestation de la justice divine, l’affirmation selon laquelle le pêché contient en lui-même sa propre sanction. . De fait, au XIIème siècle, la lèpre qui sévissait en Orient à l’état endémique frappait toutes les couches sociales. Suivant les chapitres XIII et XIV du Lévitique, l’Orient relégua à la périphérie des agglomérations ceux qui avaient été frappés par ce mal et, à la manière de la rouelle portée par les Juifs à la même époque, les contraint à arborer des marques extérieures de leur différence.
3. La succession d’Amaury Ier de Jérusalem
. Dès le lendemain de la mort d’Amaury Ier, après le sacre de son successeur au Saint-Sépulcre, le 15 juillet 1174, la lutte pour le pouvoir avait commencé autour de l’enfant malade. Le sénéchal Milon de Plancy, qui avait assumé le gouvernement et était un proche du défunt roi Amaury, déplaisait aux barons par sa morgue et sa dureté. . Dans les derniers mois de 1174, durant un séjour à Acre, il fut criblé de coups de poignard en traversant la rue principale de la cité en pleine nuit. Sa mort livra la régence au comte de Tripoli, Raymond III. . Curieuse figure que celle de ce dernier représentant de la dynastie toulousaine qui, trois quarts de siècle plus tôt, était venue fonder une seigneurie de langue d’oc sur la Riviera libanaise. . C’était non seulement le plus puissant vassal du royaume (à son comté de Tripoli, il joignait, du fait de sa femme Echive, la seigneurie de Galilée ou Tripoli) mais encore le cousin du roi et même un de ses plus proches parents : petit-fils par sa mère du roi Baudouin II, il pouvait en cas de décès de l’enfant lépreux, réclamer la couronne (si le film met en avant des rapports fort respectueux entre les deux hommes, il ne montre jamais la perspective d’une dévolution de la couronne à Raymond III, s’attachant à léguer ce rôle à Balian d’Ibelin qui, n’ayant pas de sang royal, ne pouvait briguer la couronne). Connaissant bien par lui-même le milieu musulman (il avait passé huit ans à Alep comme prisonnier), il y avait conservé des sympathies dont il devait faire bénéficier le pays chrétien. Du reste, dans le film, lors de la présentation de Balian à Raymond III (=Tibérias), ce dernier parle arabe avec un émir local, Ridley Scott a donc vu juste. Sans compter que Saladin lui-même sera en rapport d’amitié personnelle avec lui. . Guillaume de Tyr, qui appréciait en lui le politique, nous a laissé de lui un portrait fort vivant : « Mince et même maigre, quoique assez large d’épaules, avec un beau grand visage, le nez un peu long, les cheveux noirs et plats, les yeux vifs et pénétrants, il était mesuré en tout, en paroles comme à table, plein de sens, sage et clairvoyant en affaires, sans orgueil, plus généreux avec les étrangers que dans le privé, avec cela fort lettré. Il se tenait avec beaucoup d’attention au courant de ce qui se passait en terre d’Islam ». . Ainsi donc, Raymond III de Tripoli avait recouvré la liberté contre une énorme rançon (80 000 besants), somme qu’il n’avait pu obtenir qu’en contractant une lourde dette envers l’ordre de l’Hôpital (il sera alors obligé de leur faire don de diverses terres et châteaux telle que la forteresse de Tuban, dernière avancée du comté de Tripoli vers Hama). . Pour l’instant, dans le royaume en péril, le réalisme l’emportait et c’est cet instinct de conservation qui au Parlement tenu à Jérusalem à la fin de l’année 1174 fit acclamer Raymond III comme régent à l’unanimité des prélats et des barons et « tout le peuple en eut grande joie ». . En cas de décès de l’enfant lépreux, le comte de Tripoli pouvait légitimement aspirer à la couronne. Toutefois, sa prudence diplomatique, ses utiles relations avec Saladin le feront rapidement accuser d’islamophilie, voire de trahison. Cependant, dès sa prise de pouvoir, il fit face à l’Islam, un coup de maître. Comme nous l’avons vu précédemment, suite au décès de Nûr, Saladin répondit à l’appel des Damasquins et entra dans leur ville le 27 novembre 1174. Baalbek, Homs et Hamâ se rallièrent à lui. En revanche, les Turcs d’Alep lui fermèrent les portes et firent appel aux Francs. . Le comte de Tripoli reprit alors la politique traditionnelle des états latins : faire obstacle à toute unification des territoires voisins de leurs frontières. Il se porta donc sur Homs, où la garnison de la citadelle soutenait l’héritier de Nûr, ce qui obligea Saladin à abandonner Alep afin de dégager Homs (février 1175). Tandis que le régent besognait ainsi dans le nord, en Palestine l’enfant roi ne restait pas inactif. . En cette même année 1175, au moment de la moisson, il se mit à la tête de son ban (il avait alors quatorze ans et le mal qui devait l’emporter n’avait pas encore fait de lui un cadavre vivant) et conduisit une brillante chevauchée par-delà le massif de l’Hermon jusqu’à Daréya, à cinq kilomètres de Damas. . Devant la perspective d’une guerre sur deux fronts, au nord contre les Turcs d’Alep, au sud et à l’ouest contre les Francs, Saladin se décida à conclure une paix avec ceux-ci. . Ces opérations tournèrent donc courts. Elles cédèrent la place à des entreprises auxquelles participa le comte Philippe d’Alsace, dont la venue était, au départ, prévue dans le cadre de la campagne d’Egypte soutenue par feu Amaury Ier. . Mais est-ce l’unique raison pour laquelle le grand sultan accepta une telle trêve ? Pas exactement. Saladin devait lutter contre des forces musulmanes qui lui étaient hostiles : les conseillers d’As Saleh, on se souvient qu’il était l’héritier de Nûr à Alep, avaient décidé de recourir aux services des Assassins. Cette secte, tristement réputée, avait une histoire jonchée de cadavres et de crimes. Confrérie crée à la fin du XIème siècle par Hassan Sabbah (natif de la ville de Kom), elle fonctionnait à peu près à la manière des ordres latins: le sérieux était de rigueur et l’alcool banni. Le monde oriental avait vite compris que l’ordre était inattaquable : aucune armée n’osait s’en prendre à lui et quiconque s’attirait les foudres des Assassins s’exposait à un courroux sans échappatoire possible. Leur force était effrayante, d’autant plus que ces soldats ne craignaient pas la mort et parfois même, l’attendaient, impassibles. Les crimes étaient commis en publics, et le meurtrier se laissait calmement écharper par la foule. Il semblerait que les Assassins étaient également drogués. Ainsi, les ennemis de la secte les appelleront « Haschichiyoun » (peut-être dérivé d’assassin en arabe signifiant fumeur de haschich…). Quoi qu’il en soit, Saladin lui-même, détesté du « vieux de la montagne » (= Grand maître), échappa de très peu à deux attentats, l’un début 1175 et l’autre, le 22 mai 1176. Le second faillit lui être fatal. En effet, l’assassin fit irruption dans sa tente et lui asséna un coup de poignard sur la tête. Fort heureusement, le sultan, qui était sur ses gardes depuis la première tentative, avait pris la précaution de porter une coiffe de mailles sous son fez. Voila pourquoi Saladin n’avait pas la possibilité de s’occuper des affaires franques à ce moment là. . Chez les Francs, Philippe d’Alsace, qui ne croyait plus en une victoire en Egypte, partit vers le nord avec ses troupes mais également Bohémond III et Raymond III et ce, alors même que l’escadre byzantine de Manuel Comnène, allié des Francs, attendait encore le départ de l’expédition pour l’Egypte. Les forces comtales furent alors renforcées par un important contingent hiérosolymitain. . Cette armée attaqua en premier lieu Hamâ, devant laquelle le siège fut mis en septembre 1177 mais sans succès. Les alliés se portèrent ensuite sur Antioche, puis se décidèrent à attaquer Harim dont le gouverneur s’était révolté contre le jeune prince d’Alep. Le siège dura quatre mois (fin novembre 1177 - mars 1178) puis les Francs finirent par lever le siège. . C’est dans ce contexte que se déroula la fameuse bataille de Montgisard, plus belle victoire s’il en est des croisés en terre Sainte.
4. La bataille de Montgisard
. Saladin souhaitait tirer avantage de ce que le roi s’était privé d’une partie de son armée sous les murs de Harim. Il lui aurait été facile de déloger Philippe et ses hommes de la cité. Toutefois, il jugea plus fructueux d’envahir le royaume de Jérusalem. Avec une armée réduite, le jeune roi ne pourrait se défendre bien longtemps. Tout laissait penser qu’il serait vaincu en une seule bataille et que sa défaite ouvrirait la route de la ville Sainte. Ce plan avait les plus grandes chances de réussir. Il reposait en partie sur la célérité. . L’armée égyptienne était forte de 26 000 hommes : 8 000 cavaliers d’élite, dont mille habillés de jaune safran formaient la garde personnelle du sultan, et 18 000 cavaliers ordinaires. A la tête de ses troupes, Saladin traversa le désert jusqu’à El-Arish dont il fit sa base d’opérations (y laissant une partie de ses bagages avec son arrière garde). . Parvenue devant Gaza (alors place Templière), l’armée de Saladin dédaigna de prendre la forteresse et marcha, sans perdre de temps, vers Ascalon. . Selon les sources, Baudouin ne disposait que de 300 à 350 chevaliers d’élite ainsi que 1 000 fantassins. Par ailleurs, le connétable du royaume, Onfroi de Toron, gravement malade, était hors d’état de combattre. Le roi laissa une poignée de défenseurs à Jérusalem et se dirigea vers Ascalon si rapidement qu’il arriva dans la ville avant les troupes de Saladin. L’avant-garde égyptienne commençait à piller et ravager les environs. Baudouin tenta vainement de s’y opposer mais sa petite troupe fut repoussée. Comme le roi avait fait convoquer l’arrière-ban avant de quitter Jérusalem, la prudence commandait de s’enfermer dans Ascalon en attendant l’arrivée de secours. Néanmoins, Saladin pu cueillir tous les contingents qui répondaient au ban du roi et arrivaient les uns après les autres. . Le roi, que conseillaient ses lieutenants Renaud de Châtillon, Renaud de Sidon, Jocelin d’Edesse et Baudouin de Rames (le frère de Balian d’Ibelin), s’adjoignit le maître du Temple Odon de Saint-Amand qui lui amena les 80 templiers de Gaza. La troupe était désormais composée d’environ 400 chevaliers. En outre, l’évêque Albert de Bethléem portait la vraie Croix. . Pendant ce temps, sûr de lui, Saladin décida de ne pas investir immédiatement Ascalon mais plutôt de courir vers Jérusalem. Peu visibles car peu nombreux, les Francs remontèrent le long de la côte jusqu’au nord de Lydda. Le roi avait donné ses ordres : chacun savait où se placer et ce qu’il avait à faire. Saladin se trouvait à Montgisard. . Soudain, les escadrons francs apparurent. Saladin tenta de rallier toutes ses troupes qui franchissaient alors, dans un complet désordre, l’oued de Tell al-Safiya mais Baudouin ordonna la charge : ce fut une fuite éperdue, tous les témoignages concordent. La garde personnelle de Saladin se sacrifia pour lui sauver la vie. Les Francs sabrèrent ou capturèrent les fugitifs jusqu’au crépuscule. Ils s’emparèrent des bagages de l’armée, de la tente de Saladin. La vie de ce dernier fut mise en danger et il rentra avec les débris de son escorte personnelle à dos de chameau vers Le Caire. C’était plus qu’une bataille perdue, une déroute totale en dépit d’un avantage numérique de plus de dix contre un. D’où ces phrases de Guillaume de Tyr : « Cette belle victoire, à jamais mémorable, nous fut accordée par le ciel et la troisième année du règne de Baudouin IV, le 25 novembre (1177), jour de la fête des saints martyrs Pierre d’Alexandrie et Catherine. Le seigneur Roi étant ensuite retourné à Ascalon y attendit l’arrivée de tous ceux qui avaient poursuivi les ennemis de divers côtés ; ils furent rassemblés le quatrième jour. On les voyait arriver chargés de butin, traînant à leur suite des prisonniers, des troupeaux de chameaux, des chevaux, des tentes, et ivres de joie, selon les paroles du prophète, comme les vainqueurs après la prise du butin, lorsqu’ils partagent les dépouilles (…) Lorsque le sultan rentra au Caire, en décembre 1177, il ne lui restait qu’une centaine de cavaliers ». . De même, Raoul de Dicet dans son Imagines Historiarum nous livre ces quelques lignes : « Odon, le maître de la chevalerie du Temple, comme un autre Judas Maccabée, avait quatre-vingts chevaliers de son ordre dans sa compagnie. Il se battit lui-même avec ses hommes, confortés par le signe de la croix. Eperonnant tous ensemble leurs chevaux, comme un seul homme, ils chargèrent sans se laisser détourner ni à gauche ni à droite. Reconnaissant l’escadron de Saladin, ils foncèrent dessus, le pénétrant immédiatement, frappant sans interruption ». . René Grousset voyait avec raison dans Montgisard la plus grande victoire remportée par les Francs depuis le début des croisades. Sans compter que les batailles rangées étaient fort rares à cette époque. Quoi qu’il en soit et même si l’on peut penser que Guillaume de Tyr accentue quelque peu l’infériorité numérique croisée (bien que nombre de sources sont en accord avec les données de l’archevêque), jamais un si petit nombre d’hommes n’avait triomphé d’une armée aussi nombreuse et redoutable que celle de Saladin.
5. Faiblesses structurelles du royaume latin
. Suite à cette lourde défaite, les Francs accédèrent à la requête de Saladin et une trêve fut conclue. Mais pourquoi donc alors que la providence semblait leur être acquise ? . Baudouin connaissait les problèmes structurels de son royaume, notamment sa faiblesse numérique et, par extension, celle de ses armées. Il m’a semblé opportun de faire un bref retour sur cette infériorité. . Vers 1180, le peuplement latin des villes et forteresses palestiniennes n’excédait pas 100 à 120 000 âmes. Ces estimations, relevées par Joshua Prawer, se fondent sur la superficie habitée des villes latines, l’étendue des agglomérations rurales, les effectifs des prisonniers de guerre et des garnisons mentionnées dans les sources au temps de la conquête de Saladin. . Les grandes immigrations, indépendantes des flux migratoires croisés, atteignirent probablement le rivage palestinien entre 1100 et 1150 : en 1100, il n’y avait pas plus de 1300 familles franques soit moins de 10 000 âmes. A une époque où la mortalité, notamment infantile, atteignait des taux vertigineux, la population franque ne pouvait être assurée de sa survie en Terre Sainte qu’à la condition d’être alimentée par un courant d’immigration puissant et incessant. Nonobstant ce constat, toutes les données mettent en exergue une diminution du flux migratoire après la seconde croisade, qui fut un échec (1145-1149). . Ainsi, Jérusalem, Acre et Tyr totalisaient à elles seules les trois quart de la population chrétienne, respectivement 20 000, 40 000 et 30 000 habitants. Le reste du peuplement latin était dispersé dans quelques trois douzaines d’agglomérations et forteresses. . Dans une grande ville comme Césarée, vivaient environ 5 000 personnes ; mais la population d’une localité de moyenne importance n’excédait vraisemblablement pas 1000 ou 2000 individus. L’effectif des garnisons variait selon l’importance des lieux. Il oscillait entre 30 et 80 chevaliers (telle à Gaza comme vu précédemment) pour les garnisons des villes moyennes. Toutefois, dans certaines grandes forteresses, il atteignait 1000 et même 2000 hommes. . Or, la signification du volume du peuplement latin ne s’éclaire que par comparaison avec celui du peuplement indigène, c’est-à-dire principalement musulman. . Ici, l’évaluation est moins sûre, mais des recherches permettent une estimation. Sur le territoire allant de Beyrouth à Daron et d’Aqaba à Ammân, on connaît environ 900 lieux habités. Leur nombre était sans doute plus grand, si l’on considère que notre information est incomplète et qu’il se trouve des régions dont la rareté des documents ne rend pas possible l’entière reconstitution du peuplement : en évaluant le nombre des agglomérations à 1200, nous devons approcher la vérité. . Mais quelles sont les données en matière militaire ? Nous savons que l’entretien d’un chevalier coûtait entre 400 et 500 besants par an. Cela correspond approximativement au revenu annuel de deux villages de taille moyenne. Le nombre des chevaliers dont le royaume pouvait assurer l’existence ne dépassait donc pas 600. En fait, 675 chevaliers est le chiffre fourni par les registres royaux pour le domaine et les seigneuries. Il faut dire que, compte tenu de la faible étendue des terres, la division féodale du patrimoine avait vite atteint les limites des possibilités. Il en découle le phénomène des fiefs en argent et non en terres. Ainsi, le haut seigneur dont les terres sont toutes partagées octroie à son homme lige un « fief en besants » provenant des revenus des terres cultivées mais surtout urbains (taxes portuaires, droit sur les marchés, péages aux portes des villes…).
Suite dans mon second message (60 000 mots maxi autorisés par post...).
_________________ Mieux vaut une tête bien faite plutôt qu'une tête trop pleine...
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