Qu'est-ce qui a mis fin à l'âge d'or de l'islam ?
"En vingt ans, par une prodigieuse expansion, la nouvelle religion allait conquérir la plus grande partie du monde oriental et s’étendre, aux dépens de la Perse et de Byzance [ou plutôt en tirant profit de leurs conflits], des bords de l’Oxus aux rivages de la grande Syrie." 1Les conquêtes arabes du VIIème siècle furent facilitées par l'accueil voire la collaboration qu'ils trouvèrent auprès des Juifs ou des Chrétiens "hérétiques", en particulier chrétiens jacobites en Syrie, Juifs soumis à l'esclavage dans l'Espagne wisigothique, qui préférèrent le statut de dhimmi qui promettait liberté religieuse et fiscalité raisonnable à l'oppression qu'ils subissaient de la part de Byzance 2, de Rome 3 ou de l'Espagne wisigothique 4. Y contribua également le contexte d'un islam primitif sans dogme arrêté, connaissant une floraison d'écoles d'interprétation du Coran ; la langue arabe elle-même n'était alors fixée ni dans sa grammaire ni dans son écriture.
Pendant que les évêques fermaient les écoles de philosophie et que l'Europe occidentale après la chute de l'Empire Romain s'enfonçait dans "les âges obscurs"(du VI au Xème siècle), la science retrouva dans monde arabo-musulman un cadre où elle pu se perpétuer les savants chassés par Byzance avaient trouvé refuge en Syrie et en Perse voire se développer, notamment au contact d'apports d'Inde et de Chine. L'islam connaissait au VIIIe siècle un certain pluralisme, avec en particulier une école de pensée rationaliste, le mutazilisme, qui développait une synthèse entre le Coran et la philosophie grecque, considérant le Coran comme une traduction humaine, par essence imparfaite, du verbe divin thèse du Coran "créé". La culture grecque servit ainsi de socle à l'âge d'or musulman.
La situation se retourna à partir du dogme Coran "incréé" 5 adopté par les califes en 852 (deux siècles après la mort du Prophète). Le corpus musulman (Coran et hadiths) fut progressivement fixé par écrit. Il fut considéré comme contenant toute la vérité. L'orthodoxie officielle opposa aux sciences "anciennes" ou "étrangères" c'est-à-dire les sciences au sens occidental du terme les "sciences islamiques" c'est-à-dire religieuses, littéraires et linguistiques. Le mutazilisme rationaliste fut remplacé par les courants antirationalistes, le hanbalisme et l'asharisme. La philosophie fut dénoncée par Al-Ghazali (1058-1111), le plus éminent de l'asharisme et le théologien le plus influent de toute l’histoire de l’islam, dans son œuvre majeure, L’incohérence des philosophes. A la raison succédèrent la volonté et l'obéissance. Il fut admis que le jugement personnel devait céder la place à l’application et l’imitation des précédents juridiques, et que, selon l’expression consacrée, les portes de "l’ijtihad" (l'interprétation du Coran) s’étaient refermées. Al-Kindi, l’un des membres les plus éminents de la « maison de la sagesse » fut fouetté en public et dut quitter Bagdad, les livres d'Averroès furent brûlés publiquement à Cordoue (1195). Les Croisades, la Reconquista, et les invasions turques, mogholes, voire berbères en Espagne, contribuèrent à renforcer la réaction conservatrice. Le monde arabe s'engagea dans une fermeture6 comparable à celle plus tard dans le monde chrétien de la Contre-Réforme. 7
"La science, dénoncée comme hérétique par des zélotes religieux, fut étouffée sous les pressions théologiques du conformisme spirituel, ce qui pouvait représenter une question de vie ou de mort pour les penseurs et les savants. Pour l'islam militant, la vérité était déjà révélée. Ce qui ramenait à la vérité était utile et permis. Tout le reste n'était qu'erreur et tromperie [...] Les pays musulmans interdirent longtemps l'imprimerie pour des raisons religieuses, l'idée que le Coran puisse être imprimé était inacceptable." 8
L'âge d'or de l'islam s'éteignit définitivement à partir du XIIème siècle. En dépit du rayonnement de l'empire Mongol en Inde, de la dynastie Safavide en Iran et de la puissance de l'empire ottoman, la civilisation islamique ne se remit jamais de ce suicide culturel, de ce couvre-feu imposé à l'esprit critique. Ces circonstances politiques ayant conduit à la fin de l'âge d'or musulman ne sont par ailleurs pas sans rappeler la fermeture sur elle-même de la civilisation chinoise au XVème siècle, dictée là aussi par des contingences politiques.
Les défenseurs de l'islam vanteront la production de l'âge d'or du monde musulman ; mais les sources en étaient grecques ou persanes ; la plupart des philosophes musulmans furent persécutés ; Averroès eut une grande influence en Europe mais resta sans postérité en terre d'islam, où ses œuvres furent brûlées 9. Du fait de son mépris pour la production des infidèles, le monde musulman n'entra pas en conflit avec la science occidentale mais pour l'essentiel l'ignora 10 .
Au-delà des contingences historiques propres à chaque région, la raison de ce blocage l'absence d'une vraie Renaissance du monde arabo-musulman tient sans doute à quelques traits saillants :
au niveau des symboles, Jésus et Mahomet développèrent un rapport au pouvoir fondamentalement différent : alors que le second cumula toutes les fonctions, religieuse, politique, militaire11 , le premier resta à l'écart de tout pouvoir de ce type,
historiquement, le christianisme s'est développé au sein d'une entité politique préexistante, l'Empire Romain ; Théodose installa certes une forme de théocratie, mais greffée sur l'ancien tronc romain. Dans le monde arabo-musulman, les conquêtes firent table rase des pouvoirs et systèmes politiques antérieurs,
les savoirs grecs et romains n'ont pas, comme en Europe, bénéficié de la nostalgie et du prestige de l'Empire Romain, dont le monde arabo-musulman n'a hérité ni la langue, ni le système juridique, ni la religion. Même si elle reprit à son compte une partie de la culture grecque, la civilisation arabo-musulmane est née avec l'islam, et avec la fixation concomitante de la langue arabe,
la tradition héritée de l'Empire Romain d'un pouvoir législatif autonome, alors qu'en terre d'islam les lois ne peuvent que dériver de la charia12 ,
malgré un partage des rôles entre le clergé les "docteurs" de l'islam : les ulémas ; les officiants dans les mosquées : les imams (sunnites) et les mollahs (chiites) ; les cadres juridiques et administratifs : les cadis. Le système religieux, resté diffus, ne put s'organiser en un contre-pouvoir comparable à ce qu'en Europe l'Eglise représenta face aux pouvoirs temporels (politiques, militaires et économiques)13 ,
l'enseignement14 , centré sur les études religieuses traditionnelles et sur le droit musulman, fait appel principalement à la mémoire, et non à l’esprit critique, au jugement personnel15 ; il n'était ni structuré ni sanctionné par des diplômes ; les sciences religieuses pouvaient être enseignées dans les mosquées, dans les madrasas ou en privé, mais les "sciences étrangères", telles que philosophie, mathématiques, astronomie, médecine, voire parfois même la littérature, n'étaient quant à elles enseignées qu'en privé, chez les professeurs eux-mêmes, ou chez les élèves par des précepteurs16 ,
les grands philosophes musulmans n'ont pas pu bénéficier en appui comme en opposition d'une communauté et d'un système d'enseignement comparables à ce qu'a représenté en Europe l'Eglise,
le manque de curiosité pour le monde extérieur est attesté par le fait que "l'ensemble du monde arabo-musulman a traduit en dix siècles moins d'ouvrages étrangers que l'Espagne n'en traduit de nos jours en une seule année"17 ,
enfin les villes, soumises à des empires forts et centralisés, ne bénéficièrent pas des mêmes libertés que les villes européennes.
1Histoire de L’empire Byzantin, par Charles Diehl – Membre de l’Institut, professeur à l’Université de Paris, 1919.
2Le calife Umar ibn al-Khattâb (634-644) y fut d'ailleurs surnommé al-fârûq, c'est-à-dire "le sauveur". Cf. Aux origines du déclin de la Civilisation Arabo-Musulmane, Rachid Aous, Editions: Les patriarches-Dar al-'uns, 2009.; Les Grecs, les Arabes et nous, ouvrage collectif, Fayard 2009 ; La Question religieuse au XXIe siècle. Géopolitique et crise de la postmodernité, La Découverte, 2006 ; Les Chrétientés d'Orient entre Jihad et Dhimmitude, Bat Ye'or, Editions Jean-Cyrille Godefroy, 2007;Jean-Pierre Valognes, Vie et mort des Chrétiens d'Orient, Fayard, Paris, 1994 ; Mélanges Religieux et Historiques, Ernest Renan, Calmann-Lévy 1928.
Malgré leur supériorité numérique, les Byzantins subirent une écrasante défaite en Syrie le 20 août 636, douze mille Arabes chrétiens de l'armée byzantine d'Héraclius I étant passés à l'ennemi. De la même façon, le Patriarche Copte d'Alexandrie livra sa ville aux Arabes sans résistance.
Des basculements comparables avaient eu lieu au profit des Sassanides mazdéistes.
3En Afrique du Nord, Saint Augustin, deux siècles avant Mahomet, avait fait appel au bras séculier du tribun Marcellinus pour sévir contre les hérétiques . Aussi nombre d'entre eux se convertirent-ils dès l'arrivée de l'Islam.
4"L'islam a pu se propager assez facilement dans les pays de l'Empire byzantin parce que le joug de Byzance était haï." La Méditerranée, les hommes et l'héritage, F. Braudel, G. Duby, Flammarion 1986.
5En 852 le calife abbasside al Muttawakkil instaura le dogme du Coran incréé, qui stipule que les versets du Coran sont la parole littérale de Dieu.
6Cf. The Closing of the Muslim Mind, Robert R. Reilly, ISI Books, 2010.
7Un autre parallèle possible : la fermeture sur elle-même de la civilisation chinoise au XVème siècle?
8Richesses et pauvreté des nations, David Landes, Albin Michel, 2000. L'ouverture de la première presse n'intervint qu'au XIXème siècle, à Istanbul.
9Cf. par exemple von Grunebaum, G. E., Classical Islam. Chicago, 1970, Medieval Islam. Chicago, 1953, Islam, Essays in the Nature and Growth of a Cultural Tradition.Chicago, 1955.
10Il existe bien un mouvement créationniste musulman animé par le Turc Adnan Oktar (pseudonyme : Harun Yahya), mais sans réelle audience.
11 Du moins dans la période "médinoise", après la période de gestation "mekkoise" purement religieuse.
12D'après Elie Barnavi, Les religions meurtrières, op. cit.
13Les premiers califes, "commandants des croyants", on reproduit ce modèle jusqu'en 945 en 945 le calife passe sous la protection de l'émir (le commandant des armées califales), qui prend le titre d'émir des émirs (en fait ce sont trois frères, Imad ad-Dawla `Alî, Rukn ad-Dawla Hasan, et Mu`izz ad-Dawla Ahmad qui se partageront le pouvoir suprême: le titre d'émir des émirs sera porté par le troisième) puis à nouveau les sultans ottomans à partir de 1516 qui reprirent souvent le titre de calife.
14Cf. par exemple :
Education in the medieval Madrasa Encyclopœdia Iranica, Education., disponible sur
<
http://www.iranicaonline.org/articles/e ... al-madrasa>
L'Islam Hanbalisant, Georges Makdisi, Paul Geuthner, Paris 1983,
Les hommes de l'Islam: approche des mentalités, Louis Gardet, Edition complexe, 1984,
La philosophie du Moyen Âge, 1949, Émile Bréhier (1876 - 1952), cf. note 1756 p. 173.
15Peu de bibliographie semble disponible sur l'organisation et le contenu autre qu'en "sciences religieuses" de l'enseignement dans le monde arabo-musulman aux différentes époques. Cf. par exemple L'Islam : hier, demain, par Mohammed Arkoun et Louis Gardet, Paris, Buchet-Chastel, 1978, ou encore Histoire de l'Education, Service d'histoire de l'éducation de l'LN.R.P., Laboratoire associé au C.N.R.S. 1996
V.R.A.1397, Secrétaire de la rédaction: Pierre Caspard.
16L'école, cette invention grecque destinée à stimuler l'esprit critique et la curiosité, est sans doute l'institution la plus révélatrice de l'aptitude d'une société à s'ouvrir, et la plus opposée à l'esprit de dogmatisme.
17Elie Barnavi, op. cit., sur la base d'un dépouillement des rapports annuels du PNUD.