Je voudrais évoquer avec vous l’imprimerie, puisqu’il semble que ce sujet, étonnamment, n’ait pas encore son fil sur le forum.
Il sera ici question des hommes et des techniques, et de leur évolution, ainsi que du livre lui-même et de ses différentes formes (j’avoue m’y perdre dans les in-octavo, les in-quatro, etc...des explications ne seront pas de trop) ainsi que de la matière première (les différents papiers, leur fabrication au cours du temps...).
J’ouvre le fil par l’évocation d’une imprimerie et de son personnel au XVIème siècle. A vrai dire, la logique voudrait qu’on commence par le commencement, c’est-à-dire la xylographie chinoise et la lithographie, mais je préfère laisser à d’autres plus au fait que moi de ces techniques le soin de les présenter.
Voici donc une miniature extraite des
Chants royaux du Puy de Rouen représentant une imprimerie autour des années 1530. Elle est assez célèbre pour se trouver dans de nombreux manuels (je la commente régulièrement en classe), mais je vais ici aller un peu plus loin dans l’analyse, utilisant pour cela quelques réflexions de Dominique Serre-Floersheim,
Le passé réfléchi par l’image, Les Editions d’organisation, 1994, augmentées de considérations personnelles.
Les termes en gras sont illustrés et expliqués plus bas.
Ce qui frappe d’emblée c’est la somptuosité de l’encadrement très représentatif de la Renaissance : pilastres à rinceaux (la couleur bleue veut-elle représenter du lapis-lazuli, comme les colonnes de la chapelle de Saint-Ignace dans l’église du Gesù à Rome ?) angelots, coquille (tiens, est-ce un clin d’oeil ? Il faudrait savoir de quand date cette expression appliquée à une faute typographique...). Cette somptuosité n’est probablement pas fortuite, elle a un sens sur lequel nous reviendrons.
Un objet attire immédiatement le regard : la presse, massive et autour de laquelle s’ordonnent l’espace et les personnages, de manière symétrique et ordonnée ; un ordre rigoureux règne d’ailleurs dans l’atelier : chaque chose est à sa place : ciseaux, compas, brosse...
La presse divise aussi deux groupes d’hommes : à droite, les travailleurs manuels, à gauche les intellectuels.
Le pressier est clairement un travailleur de force : regardez ses mollets gonflés par l’effort, ses manches retroussées dévoilant des biceps en tension. Mais il reste presque gracieux dans son effort : il n’est pas si différent dans sa posture des danseurs de cour (Châtillon ne me détrompera pas, j’espère...
). Derrière lui, l’encreur appuie l’une contre l’autre ses deux
balles à encrer pour bien répartir l’encre; il a probablement déjà tamponné la "forme" en train d’être pressée, et se prépare pour le prochain encrage..
De l’autre côté, le typographe assis devant sa
casse , assemble les caractères dans un
composteur qui seront à leur tour assemblés dans la
galée. Devant lui, le livre (peut-être manuscrit) qui doit être reproduit. Les deux autres personnages sont les correcteurs : ils relisent les épreuves, en quatre pages non encore coupées.
Une stricte hiérarchie existe entre ces personnages :
- d’abord marquée par la position : les deux travailleurs manuels debout, en mouvement, dans une posture dynamique exigeant un effort physique, le typographe accomplissant encore un geste technique, mais assis, les deux correcteurs statiques, presque hiératiques. Tout se passe comme si (comme aujourd’hui encore dans l’esprit de beaucoup) la dignité de la fonction était inversement proportionnelle à l’éloignement de l’outil, mais à la proximité du papier. Notez en effet que le miniaturiste a pris bien soin de rendre visibles les 5 paires de main, 2 paires au contact du papier, 2 autres des outils, le typographe étant dans une situation intermédiaire : il travaille de ses mains, certes, mais doit aussi lire. Chacune de ces mains effectue un geste précis, sans crispation, semblant effleurer outils et papier, celle des correcteurs prenant bien soin d’éviter de se salir à l’encre encore fraîche.
- Le vêtement renforce cette hiérarchie : pourpoint court et tablier pour le pressier, vêtement court mais un peu plus ample et plus riche (doublure) pour l’encreur, manches retroussées sur des manches longues plus ajustées du typographe, qui ne doit pas être gêné dans ses va-et-vient de la casse au composteur. Pour ces trois personnages, c’est le travail qui impose la tenue. Rien de tel pour les correcteurs : longue toge très ample sur un vêtement aux manches très larges, col montant ; pour eux, c’est le vêtement qui impose un rythme lent, des gestes amples et mesurés, empreints d’une grave dignité.
Cependant, derrière cette hiérarchie règne une ambiance sereine (le chien endormi) et une solidarité autour d’une tâche commune : (réaliser un livre).
Tâche noble entre toutes (on revient ici à la somptuosité de l’encadrement) que la transformation du papier brut en livre, processus évoqué ici par quatre états du papier : le manuscrit original, la ramette vierge, la ramette imprimée, les feuilles lues. Notez que le miniaturiste a choisi de ne pas représenter une étape pourtant incontournable qui est presque toujours présente dans d'autres représentations d'imprimeries à cette époque, celle du séchage de la page au sortir de la presse ; cette étape éludée fait sens pour moi : elle aurait rompu la stricte ordonnance du lieu et porté atteinte à sa solennité. En effet, c’est bien plus qu’un banal processus mécanique qui est montré ici, mais un véritable mystère : la multiplication du livre, dans un endroit qui s’apparente à un lieu de culte : remarquez la noblesse des matériaux : pierre de taille, bois massif, carrelage de marbre ; revenons à la position centrale de la presse, si semblable à un autel, sur lequel, invisible car contenu entre la presse et la forme, est en train de s’opérer la transformation...
Quelques mots de vocabulaire:
Le typographe, ou compositeur, dispose d’une boîte à casier, la
casse, où il choisit les caractères qu’il place dans le composteur.
Dans le
composteur, les caractères sont serrés par une équerre disposant d’une vis. Des espaces s’intercalent entre les caractères pour permettre la justification.
La
galée accueille les composteurs pour composer les diverses lignes de la page à imprimer. L’ensemble forme le « paquet », qui sera placé sous la presse.
Les
balles à encrer sont en bois; l’intérieur de la boule est creux, un peu comme une ventouse; on la remplit d’étoupe gorgée d’encre, puis on recouvre d’une pièce de cuir. C’est pourquoi il faut presser deux balles l’une contre l’autre pour faire remonter l’encre et ainsi imbiber la surface du cuir. On utilisera plus tard des rouleaux.