Voui, je crois avoir retrouvé le passage de Rosanvallon auquel vous faites allusion. Effectivement, deux conceptions éloignées de la division de classe -mais en ce qui concerne le prolétariat. Si vous voulez, c'est à partir de 1830 et plus encore, à partir de 1848 que le prolétariat devient une classe -"en soi" dirons-nous peut-être
Mais si vous lisez ne serait-ce que les liens que j'ai proposé, Plus Oultre, vous verrez que la lutte des classes selon les libéraux de la première moitié du XIXe, elle oppose, non pas la bourgeoisie et le prolétariat, mais, en gros, la
bourgeoisie et
l’aristocratie. L’idée n’est donc pas de contester toute innovation à Marx. Elle est de dire que le concept de lutte des classes, qui consiste en une lecture de l’histoire dont le moteur est la lutte entre exploiteurs et exploités, préexiste à Marx. L’apport de Marx est de comprendre cette lutte comme celle, non de la bourgeoisie et de l’aristocratie, mais des positions différenciées au sein des rapports de
production, et de l’intégrer dans une conception dialectique de l’histoire qui, entre autres, doit s’achever (dialectiquement donc) par un
Aufhebung, à savoir une société sans classes.
Et puis bien entendu, vous avez parfaitement raison d’insister sur le souci profond de Marx de modélisation et conceptualisation, qui en fait d’ailleurs l’un des fondateurs des sciences sociales, et qui le distingue clairement de ses prédécesseurs et/ou contemporains plus imprégnés de… philosophie sociale ? (au sens en tous cas où l’on a pu dire que le XIXe est la période durant laquelle la science au sens étroit du terme émerge à partir de ce qu’on appelait encore la philosophie).
Mais si vous voulez, je ne vois pas trop où est le problème. Mon propos est simplement de dire au fond que Marx est loin d’être le premier théoricien de la société à concevoir celle-ci comme clivée par un antagonisme entre deux classes. Si vous avez un peu lu Rosanvallon, vous avez peut-être lu aussi son « Moment Guizot ». Bon, et bien Cruipee a parfaitement raison de rappeler que Guizot était l’un de ces théoriciens. Mais vraiment, c’est ultra-classique au XIXe !
Tenez, approfondissons un peu (très légèrement) : Vous connaissez certainement la thèse de Boulainvilliers, Plus Oultre, celle qui fait de l’aristocratie française l’héritière des conquérants germaniques qui se sont imposés par la force à la « populace » gallo-romaine. Vous êtes-vous déjà intéressé à la postérité de cette théorie au XIXe ? Guizot, Augustin Thierry, Renan, Taine, Rémusat, etc. jusqu’à Maurras bien sûr. Et je ne parle pas de nos voisins d’outre-Rhin chez qui cette théorie aura évidemment un retentissement tout particulier, surtout à partir des années 1860. Arendt y consacre quelques pages dans
L’Impérialisme, Girardet également dans son
Nationalisme Français, bref. Par exemple, et pour l'anecdote, savez-vous que le comte Dubuat-Nançay, un disciple de Boulainvilliers, en appelait à la veille de la Révolution à « la création d’une sorte d’
internationale de l’aristocratie d’origine barbare » qui réunisse les noblesses françaises et germaniques dans une commune défense contre la plèbe « celtique » ? Auriez-vous éventuellement noté la réponse implicite que lui fait Sieyes dans son
Qu’est-ce que le Tiers Etat ?lorsqu’il reprend ces termes « aristocratie d’origine barbare » et qu’il propose de la renvoyer dans les forêts de Franconie ? –j’avoue ne plus me souvenir de la formulation exacte. Si vous voyez un peu ce que je veux dire, c’est à
cette conception de l’histoire comme domination d’une classe par une autre que vont répondre les libéraux de la première moitié du XIXe, lorsqu’ils fustigent l’accaparement de la richesse produite par l’aristocratie à travers l’Etat, et lorsqu’ils dénoncent le « parasitage » du pays par la noblesse. Toutefois, après la Restauration vient 1830, la Monarchie de Juillet, et puis 1848. Et c’est cette fois à la réponse libérale que Marx va répondre à son tour tout en la reprenant, avec sa propre conception de la lutte des classes.
Bon, c’est une reconstruction, ça ne peut avoir d’autre prétention que de donner de vagues inputs, essayer de faire émerger des lignes directrices. Après, à chacun d'aller voir, ou pas. Mais tout ce que je cherche à dire au fond est qu’il existe une erreur classique en histoire des idées qui est à peu près similaire à cette erreur classique en histoire des sciences : Celle qui consiste à envisager l’histoire comme une succession d’inventions, attribuables à des inventeurs. Cette manière de concevoir l’histoire, à la fois a du sens, bien sûr, et à la fois occulte le fait que « la science » est un travail collaboratif qui s’étale sur des périodes parfois très longues. Et bien en histoire des idées, c’est un peu pareil. La postérité retient le nom de certains auteurs, philosophes, publicistes, leur attribue la paternité de certaines thèses, et occulte du même coup ce que chaque thèse doit aux prédécesseurs, ainsi qu'au contexte intellectuel, social, historique, culturel de l’auteur ; et puis parfois –rarement- un chercheur livre une étude du genre « Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps » et l’on découvre ce qui, dans un ouvrage, reprend implicitement ou explicitement de la pensée de X, s’oppose à la thèse de Y, etc. Vous voyez ce que je veux dire ?
Donc loin de moi l’idée de retirer à Marx sa part dans la théorisation de la lutte des classes –ce serait en effet un comble ! et remarquez que personne ne le fait- mais il peut être intéressant de replacer Marx dans un contexte intellectuel et culturel, et, surtout, dans une
histoire (puisque c’est l’objet de ce forum !) –en l’occurrence, l’histoire des idées.
Et je crois que c'est important, ne serait-ce que pour tenter de comprendre de manière non-naïve certains des débats très actuels.