Bah, c'est un plaisir, j'apprécie ce genre de recherche thématique, et les mythologies sont particulièrement délicates d'interprétation, ce qui les rends d'autant plus intéressantes. De plus, dans le cas de Cadmos, son exemple croise plusieurs thèmes qui m'intéressent (l'instrumentalisation politique des mythes par exemple, ici je pense à la fois par Thèbes elle-même en 480/479, et surtout popularisé à Athènes, par Phérécyde, Euripide et Hérodote en particulier, avec d'autres sous-entendus évidemment).
Je n’ai toujours pas achevé ma recension… 130e page en cours… Il me reste encore des scholies à voir (Euripide, Eschyle, Homère et Aristophane) et j’aurai fait le tour de ce dont je dispose ; mais certaines sources ne me sont pas accessibles (en particulier, Tzetzès, commentaires sur l'Alexandra de Lycophron; ou bien Antonius Liberalis, le mythographe). Ensuite, restera à reprendre tout ça à tête froide et commencer les regroupements thématiques. J'aimerai bien me pencher aussi sur le cas d'Ino/Leucothoé à l'occasion...
Flora a écrit :
J'avais déjà, de mon coté, étudié pas mal le personnage mais face à la complexité du mythe et à ses diverses interprétations, un avis extérieur n'est pas de trop.
Cette étude se fait dans quel cadre ? Un mémoire ? Il y aurait largement de matière...
De ton côté, quel est ton avis ? N'ayant pas accès aux données archéologiques, peu au fait de l'épigraphie, et lisant de moins en moins les contemporains, je serais curieux de confronter mes déductions avec l'état actuel des recherches sur le sujet. De plus, cela permettrait de lancer un débat, plus intéressant qu'un froid compte-rendu.
Flora a écrit :
Vous parlez également des Cabires de Samothrace, je n'ai pas fait le lien direct avec Cadmos, pouvez-vous m'éclairer?
J’ai retrouvé quelques allusions dispersées, et malheureusement souvent tardives, pour la simple raison qu’il s’agissait de cultes à mystères dont les initiés étaient tenus au silence (Pausanias IX.25.5 :
Je prie les curieux de vouloir bien m'excuser, si je ne leur dis pas ce que c'est que les Cabires, et tout ce qu'on fait en leur honneur et en l'honneur de la Mère des dieux). Les langues se dénouent seulement lorsque le culte a disparu, via des traditions érudites (scolies et lexiques), qui malheureusement n’indique que rarement leurs sources. Néanmoins, je suis convaincu qu’une partie remonte à des traditions locales très ancienne, j’y reviens. De toute façon, quand il est question d’un rapprochement d’Hermès avec Cadmos, c’est uniquement dans le cadre des rites cabiriques, où le génie Cadmos est assimilé à Hermès, mais sans doute en tant que « conducteur des morts », puisqu’associé à Déméter, Perséphone et Hadès. Dans ce cas, Hermès est nommé/surnommé Cadmos/Cadmis/Cadmilos/Cismilos. Mais uniquement dans ce cadre très précis.
Premier texte, indirect mais le plus ancien conservé,
Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, II.22.2 (Ier av) :
2. Toutes les fonctions qui sont assurées dans les cérémonies grecques par des jeunes filles qu'ils appellent canéphores et l'arrhéphores sont exécutées chez les Romains par les tutulatae : elles portent sur leurs têtes le même genre de couronnes que celles qui ornent les statues d’Artémis d’Ephèse chez les Grecs. Et toutes les fonctions qui étaient assurées par les Tyrrhéniens et plus tôt par les Pélasges par ceux qu’on appelle les cadmiloi dans les mystères des Courètes et dans ceux des Grands Dieux, étaient assurées de la même manière par les assistants des prêtres qui s'appellent maintenant camilli chez les Romains.Sans aborder le parallèle supposé par Denys entre les traditions romaines et pélasgiques, hors propos ici. Quand il est question ici des Tyrrhéniens (et des Pélasges), ce n’est pas ceux d’Italie, mais ceux de l’Egée, centrés sur Lemnos, mais qui sont attesté aussi sur quelques îles ainsi qu’en Chalcidique. C’est une référence à l’ancienneté, à l’archaïsme du rite. Courètes et Grands Dieux sont des allusions claires aux mystères, même si Samothrace n’est pas directement mentionné. Les
cadmiloi sont donc des assistants des prêtres, en référence évidente à Hermès Cadmilos.
Second texte, tardif,
Nonnos, Dionysiaques, IV (fin IVe-début Ve ap.) :
Ah ! je sais d'où nous vient cet habitant de l'Olympe ; et comme jadis le Titan Atlas fit d'Électre une sœur de Maïa, voici un Hermès sans ailes qui vient s'offrir pour époux à sa cousine Harmonie : et ce n'est pas sans raison qu'on l'invoque sous le nom de Cadmilos, puisqu'il n'a fait que changer sa forme céleste en gardant le nom de Cadmos.Nonnos est d’un emploi difficile vu les grandes libertés qu’il prend avec le mythe, qu’il a entièrement recomposé. Néanmoins, l’allusion ici est clair, et confirme cet épithète d’Hermès employé à Samothrace. La scène se place à Samothrace même, lorsque Electre offre Harmonie comme épouse à Cadmos ; après quelques difficulté, la belle tombe sous le charme du héros grâce à un coup de pouce de la môman, Aphrodite ; mais le mariage se fera bien plus tard, à Thèbes ; Nonnos combine maladroitement deux traditions, le mariage ayant lieu selon les versions majoritaires soit à Samothrace (Ephore, Mnaséas, Diodore), soit à Thèbes. Nonnos incorpore l’étape de Samothrace, mais dissocie artificiellement l’obtention de la main d’Harmonie du mariage, séparés par la navigation jusqu’à Delphes, la poursuite de la vache, la lutte contre le Dragon, les Spartes, la fondation de Thèbes. Ouf. Alors seulement ils ont le droit de se marier… en l’absence d’Electre et de tous ses proches…
Un lexique médiéval (milieu du XIIe), mais héritier d’une longue tradition :
Etymologicum Magnum, s.v. Kadmos :
Cadmos : c’est le nom donné à Hermès chez les Tyrrhéniens. Il s’écrit aussi avec un i.Les Tyrrhéniens sont les mêmes que chez Denys. Cet archaïsme semble montrer que cette notice s’inspire d’un auteur ancien. On retrouve encore une fois Hermès associé à Cadmos avec l’épithète Cadmos/Cadmis, variante du Cadmilos des deux autres.
Enfin, lui aussi du XIIe, mais que je n’ai pas pu consulter (une allusion dans une note m’a donné la citation) :
Tzetzès, ad Lycophron :
Cadmilis est le nom d’Hermès en Béotie.Bien que largement postérieur, la remarque ne doit pas être rejeté je pense, étant donné la grande faveur du culte cabirique en Béotie (voir le livre IX de Pausanias), ils sont honoré partout, en particulier via le binôme Déméter/Coré, mais aussi par de nombreux sanctuaires aux Cabires en général.
Je rajoute
Dionysodoros = Scholie à Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I.917 :
C'est au culte des Cabires qu'on s'initie à Samothrace, comme le dit Mnaséas. Ils sont quatre et se nomment Axiéros, qui est Déméter, Axiocersa qui est Perséphoné, Axiocersos qui est Hadès. Un quatrième qui leur est adjoint, Cismilos, est Hermès, à ce que raconte Dionysodore.Je n’ai pas trouvé d’autre mention de l’épithète Cismilos, qui est peut-être une corruption de Cadmilos. Dionysodoros est lui-même Béotien…
Cette assimilation Cadmos/Hermès dans le cadre des mystères cabirique est encore encouragé par la volonté d’intégration de Samothrace au mythe du héros (via la quête d’Harmonie et son mariage sus-mentionné), mais aussi par plusieurs liens troublant en Béotie même. Par exemple, où la tradition place la maison du héros Cadmos ? Pausanias, Périégèse, IX.16.5 :
Le temple de Déméter Thesmophore était jadis, à ce qu'on prétend, la maison de Cadmos et de ses descendants. Et la même Déméter est adorée dans le plus grand sanctuaire de Béotie, à Lébadia, où se trouve l’oracle de Trophonios, sous le nom… d’Europe ! (Pausanias IX.39).
En parlant de son caractère chthonien, il est autre chose qui me surprend : Cadmos non seulement a peu d'exploits à son actif (juste tuer le serpent), mais en plus il le fait avec une facilité déconcertante et d'une manière inattendu. Il n'est pas du tout un héros guerrier, se battant avec lance et épée, comme un hoplite grec, ni un héros cavalier à la thrace. Rien de tel.
Il doit lutter contre le Dragon ? Il prend une pierre, la jette, et hop, fini, le monstre est mort.
Il doit lutter contre les Spartes ? Il prend une pierre, la jette, et hop, fini, ils s'étripent tout seuls et lui se contente du rôle de spectateur passif.
Je ne sais pas trop comment l'interpréter, mais le fait qu'il n'utilise qu'une simple pierre à chaque me semble significatif. De quoi pas contre, je ne sais pas...