J’ai un peu repris le sujet hier soir.
D’abord, il ne fait vraiment aucun doute que l’Achille grec est vulnérable. Dans l’Iliade, XXI.166-167, il se fait même blesser au coude par Astéropée : « L’autre javeline touche et égratigne le coude du bras droit ; elle fait gicler le sang noir, puis etc. » Un peu plus loin dans le même chant, Agénor se motive à lutter contre Achille : « Il a comme les autres, une peau qu’entaille la pointe de bronze, une vie semblable à la nôtre, et tous les humains le disent mortel » Ptolémée Chennus (Ier/IIe ap) évoque même d’autres légendes, et d’autres blessures, à la tête, à la main : §4 : « Hélène . . . la fille de l’Aitolien Tityre: elle provoqua Achille en combat singulier et lui infligea une blessure non mortelle à la tête, mais ce fut elle qui tomba sous ses coups. » §6 : « Hélénos, fils de Priam, fut aimé d'Apollon et reçut de lui l'arc d'argent avec laquelle il blessa Achille à la main. . . » En même temps, c’est tout à fait logique, car rendre le héros invulnérable par magie réduit fortement son aura et son prestige : à vaincre sans péril on triomphe sans gloire !
Finalement, quand devient-il « invulnérable » ? Hygin (contemporain d’Auguste), Fables, 107 est le premier à l’évoquer… en apparence. Chez lui, Apollon décoche le trait dans le talon « qu’il savait être vulnérable (vulneratum) », sous entendu le reste est invulnérable. Mais d’une part, le mot est une reconstitution d’un passage corrompu, etd’autre part… il ne sous entend pas forcément un procédé magique. La blessure mortelle au talon est un vieux fond grec, que l’on retrouve dès les poèmes des Cycles Epiques des VII-VIe, dans les Cypria par exemple, et l'on retrouve la scène sur plusieurs peintures de vase. Mais si Achille est invulnérable sur le reste du corps, cela provient justement de son armure divine, et non d’une aura magique : avec une cuirasse, un casque, des cnémides et un bouclier forgés par Héphaïstos, Achille de fait est invulnérable en dehors des extrémités, et une des rares parties découvertes dont la blessure peut s’avérer mortel se trouve à l’arrière du pied, laissé sans protection donc « vulnérable ». Bref, contrairement à ce que je pensais, je ne crois pas qu’Hygin évoque ces traditions plus tardives, mais reste fidèle à la vulgate grecque.
Le mérite de la création de la version trempette du bambin revient à Stace (Ier ap), dans l’Achilléide où il y fait plusieurs allusions : en I.133-140 : « Souvent moi-même, ô horreur ! je porte mon fils dans le noir Tartare, pour le plonger de nouveau dans le Styx. Le devin de Carpathos, pour détruire ces craintes, m'ordonne un sacrifice magique ; il veut que j'aille, sous un ciel propice, purifier mon fils dans ces ondes mystérieuses, où, vers les derniers rivages de l'Océan, mon père se réchauffe au feu des astres qu'il reçoit dans son sein : c'est là que je dois offrir à des dieux inconnus des sacrifices horribles, des présents expiatoires. Mais il serait long de tout énumérer, et quelque chose me le défend. » ; I.269sq. : « Au nom de ta beauté, des joies futures de ta jeunesse, si pour toi j'ai accepté sur la terre un époux obscur, si, dès ta naissance, j'ai armé ton corps (que ne l'ai-je armé tout entier !) des tristes eaux du Styx, souffre quelque temps que ce vêtement te protège ; il ne nuira pas à ton courage. » ; I.479-481 : « Quel est l'autre dont le beau corps a été plongé en secret par la main d'une Néréide dans ces ondes du Styx qui défient le fer ? » Stace s’inspire-t-il d’une source antérieure ? Je l’ignore ; pas nécessairement. La tradition lui donnait déjà des pistes pour développer ce nouvel aspect : en particulier, il renouvelle le topos de la mère éplorée prête à tout pour assurer la survie de son fils, que l’on retrouve dans le mythe posthomérique qui veux que sa mère Thétis ait tenté de lui accorder l’immortalité en purifiant son jeune corps de ses faiblesses humaines héritée de son père, soit en le passant sous la flamme, sous en le faisant bouillir dans une marmite. Ces traditions remontent au moins aux VII/VIe, évoquée par exemple dans l’Aigimios attribué à Hésiode ou à Cécrops, évoquée ensuite par Lycophron (IVe av), par Apollonios de Rhodes (IIIe av.) le Pseudo-Apollodore (I/IIe ap.) ou encore Ptolémée Chennus. A cela s’ajoute le lieu de la scène : la Thessalie, terre par excellence des sorcières du monde grec, domaine d’une magie inquiétante spécifiquement féminine. Et justement, le premier passage fait allusion à d’autres affreux rites magiques et secrets auxquels Thétis s’est livrée ; la trempette dans le Styx n’est rien d’autre qu’un procédé parmi d’autres. Ce faisant, Stace met en valeur la douleur de la mère (qu’il développera à intervalle régulier dans d’autres tableaux), mais au dépend finalement de la gloire de son héros lui-même. Mais comme Stace est le seul qui nous ai conservé une monographie entière consacrée au fils de Pélée, porté par son statut de poète épique majeur, sa version pourtant très isolée va se populariser dans nos cultures occidentales, d’autant qu’il écrit en latin et non en grec. Mais très vite, l’anecdote dût devenir populaire dans le monde latin puisque la scène est immortalisée sur une fresque de la maison des Dioscures à Pompéi.
Mais à part lui, personne ne développe. Des allusions à l’invulnérabilité du héros en dehors du talon se trouvent dans Quintus (IVe ap.), dans Servius (IVe ap.), Commentaires à l’Enéide, VI.57, dans Lactantius Placidius (VIe ap.), Epitomé des Métamorphoses d’Ovide, XII.6 mais sans que le Styx ne soit évoqué. [Lactantius évoque le mythe sans son commentaire à l’Achilléide, I.134, mais je n’ai pas été capable de mettre la main sur ce texte, j’ignore ce qu’il en dit; je présume qu'il évoquait le Styx, mais apporte-t-il du nouveau ?]. Et il faut attendre Fulgence (VIe ap), III.7 pour voir ressurgir cette trempette : « Then after Achilles was born his mother dipped him in the waters of the Styx to make him a perfect man, that is, she protected him securely against all trials, but his heel alone she did not dip » fixant définitivement le tableau devenu classique (et franchement, un peu ridicule… pauvre gosse…) de Thétis tenant à bout de bras le bambin par le talon tandis que ce dernier bois la tasse (détail auquel Stace semble faire allusion au vers 271 mais sans l’exprimer clairement).
Un aspect m’échappe : pourquoi choisir précisément le Styx ? Je vais voir si je trouve dans d’autre mythes, antérieurs, des allusions à un tel pouvoir protecteur attribué à ses eaux. Des histoires de bains fortifiant, cela se trouve (par exemple Pélias : Médée trompe ses filles en leur faisant croire, démonstration à l’appui, qu’un petit bouillon dans une marmite lui rendra sa jeunesse ; on retrouve la marmite bouillante dans le mythe d’Achille d’ailleurs, comme une des variantes de la purification par le feu : « L'auteur de l'Aigimios dit, dans son livre II, que Thétis plongeait dans une chaudière pleine d'eau bouillante les enfants qui lui étaient nés de Pelée, voulant savoir s'ils étaient mortels; d'autres, comme Apollonios, disent qu'elle les jetait dans le feu. L'auteur ajoute que, beaucoup étant déjà morts ainsi, Pelée s'irrita et empêcha qu'Achille ne fût plongé dans la chaudière. » (Scholie à Apollonios, IV.816). Je me demande aussi quels ont été les intermédiaires médiévaux et modernes qui ont donné à cette légende secondaire et tardive autant de crédit.
|