Une autre pétition, pas encore parue en presse à ce jour :
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Prendre de vieilles lunes pour des étoiles nouvelles,ou comment refaire aujourd’hui l’histoire des savoirs
En France et à l’étranger, bon nombre de lecteurs du Monde ont lu avec quelque étonnement, dans Le Monde des livres du 4 avril 2008, l’article intitulé « Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’islam ? », rendant compte de l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil, L’Univers historique, 2008).
Il suffira, pour donner une idée de cet ouvrage, de mentionner qu’à en croire Le Monde son auteur, spécialiste des chevaliers teutoniques, pense réécrire l’histoire culturelle médiévale en s’appuyant sur la « découverte » de Jacques de Venise et de ses traductions d’Aristote. Celle-ci révolutionnerait non seulement notre connaissance de la réception de l’aristotélisme en Europe médiévale, mais jusqu’à notre compréhension générale de l’histoire des savoirs.
Rappelons tout d’abord que — depuis les travaux fondateurs de Haskins (1924), poursuivis par A. Birkenmajer (1932), L. Minio-Paluello, M. T. d’Alverny… — l’existence et le rôle des traductions d’Aristote (et pas seulement d’Aristote) faites directement sur le grec au XIIe siècle (et pas seulement par Jacques de Venise) sont bien connus ; L. Minio-Paluello, le premier, a attiré l’attention du monde savant sur l’importance du rôle de Jacques de Venise* (dont rien ne dit du reste qu’il ait jamais mis le pied au Mont-Saint-Michel). Les textes de ces traductions latines d’Aristote (y compris celles de Jacques de Venise) forment une part de l’imposant Aristoteles Latinus en cours d’édition à Louvain et dont les premiers tomes ont paru en 1957. Des textes peuvent cependant rester lettre morte, et nul n’ignore que la connaissance de la philosophie aristotélicienne a nécessité, pour les penseurs scolastiques, non seulement de disposer des écrits d’Aristote traduits en latin, mais également de clés pour les comprendre. Or ces clés, ce sont bel et bien les milliers de pages d’Averroès, d’Avicenne et d’Algazel traduites en latin qui les ont fournies. Le développement d’un aristotélisme de haut niveau dans l’Europe latine va de pair, au XIIIe siècle, avec la diffusion des commentaires d’Averroès à la Faculté des Arts de Paris. Quant à l’influence d’Averroès et d’Avicenne sur les systèmes de Saint Thomas d’Aquin et de Duns Scot, pour ne citer que deux des plus grands, elle n’est plus à démontrer.
En second lieu, réduire “l’archéologie du savoir” à la réception de l’aristotélisme témoigne d’une vision si limitée qu’elle en devient erronée. Quelle n’est donc pas notre surprise de voir l’article du Monde des Livres, prenant prétexte de cette « découverte » de Jacques de Venise par S. Gouguenheim, procéder à une mise en question radicale des travaux des cinquante dernières années en histoire des sciences et de la philosophie – sont citées, en compagnie de la philosophie, « médecine, mathématique, astronomie ». Il n’y aurait là que l’expression d’une « vulgate », qualifiée de « tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données partielles ou partiales ». Le fruit de ces travaux, manifestement ignorés, serait le reflet de « préjugés de l’heure », de « convictions dominantes » et de « croyances » qu’il s’agirait de « rectifier » – étrange procédé que de mettre ainsi sur le même plan, faits, textes, croyances, opinions, préjugés !
Il n’est aucun philosophe ou historien des sciences sérieux pour affirmer que « l’Europe doit ses savoirs à l’islam » ; la science en tant que telle se développe selon ses voies propres et ne doit pas plus à l’islam qu’au christianisme, au judaïsme ou à toute autre religion. En revanche, l’idée que l’Europe ne doit rien au monde arabe (ou arabo-islamique, ou islamique, comme on voudra bien l’appeler) et que la science moderne est héritière directe et unique de la science et de la philosophie grecques, n’est pas nouvelle. Elle constitue même le lieu commun de la majorité des penseurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, tant philosophes qu’historiens des sciences, dont le compte rendu du Monde reprend tous les poncifs, faisant fi des progrès de la recherche.
Les modalités de la circulation des savoirs autour de la Méditerranée et la part qu’y ont prise les chrétiens (d’Orient ou d’Occident), les musulmans, les juifs, les zoroastriens, les sabéens…, en Sicile, en Italie du sud, en Andalousie, à Alep, au Caire, à Lunel, voire au Mont-Saint-Michel…, sont complexes et ne se laissent pas réduire à une opposition simpliste entre Islam et Chrétienté. Elles ont donné, et donnent encore, lieu à bon nombre d’études documentées qu’un professionnel du sujet ne peut ignorer.
Il est difficile de voir dans l'ouvrage de S. Gouguenheim, tel que Le Monde en rapporte les thèses de façon complaisante – lui assurant ainsi une diffusion inespérée –, autre chose que le propos d’un idéologue. C’est cependant moins dans le domaine de l’histoire de la philosophie ou des sciences, que sur la formation du grand public cultivé, que l’on en redoutera les effets. Nous sommes là bien loin de l’histoire des savoirs.
* On pourra en particulier se rapporter à :
L. Minio-Paluello, « Iacobus Veneticus grecus, Canonist and translator of Aristotle » , Traditio 8, 1952, p. 265-305,
L. Minio-Paluello, « Aristotele dal Mondo arabo a quello latino », Settimana di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, XII, L'Occidente e l'Islam nell'alto Medioevo, Spoleto, 2-8 aprile 1964, Spoleto 1965, p. 603-637.
Signataires :
Philippe Abgrall
Chargé de recherche, Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives, CNRS UMR 6059
Hélène Bellosta
Directeur de recherche honoraire, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
Hourya Benis Sinaceur
Directrice de recherche émérite, Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, CNRS-Université Paris I-École Normale Supérieure,
Membre du conseil d’administration du Collège international de philosophie,
Membre correspondant de l’Académie internationale d’histoire des sciences
Bernard Besnier
Maître de conférences de philosophie ancienne, École Normale Supérieure (Lyon), Département de lettres et sciences humaines
Thierry Bianquis
Professeur émérite d’histoire et civilisation islamiques, Université Louis Lumière Lyon II, CNRS UMR 5648 CIHAM.
Joël Biard
Professeur des universités, Université François Rabelais, Tours, directeur adjoint du Centre d’études supérieures de la Renaissance, CNRS GDR 2522
Michel Blay
Directeur de recherche, CNRS
Jean Celeyrette
Professeur émérite, Université de Lille III, UMR savoirs, textes, langage
Karine Chemla
Directrice de recherche, CNRS, Directrice du laboratoire REHSEIS (Recherches épistémologiques et historiques sur les sciences exactes et les institutions scientifiques), CNRS-Université Paris Diderot
Pascal Crozet
Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
Michel Crubellier
Professeur de philosophie ancienne, Université Lille III
Catherine Dalimier,
Professeur de première supérieure, traductrice d’Aristote
Abdelali Elamrani Jamal
Directeur de recherche, CNRS, Centre Jean Pépin
Gad Freudenthal
Directeur de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
Jean-Claude Garcin
Professeur émérite d’histoire du monde musulman médiéval, Université Aix-Marseille I
Patrick Gautier-Dalché
Directeur de recherche, CNRS, Directeur d’étude EPHE
Ahmad Hasnaoui
Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
Maurice-Ruben Hayoun
Philosophe, écrivain
Roland Hissette
Chercheur, Thomas Institute, Cologne
Philippe Hoffmann
Directeur du Laboratoire d'études sur les monothéismes, CNRS UMR 8584,
Danielle Jacquart
Directeur d’études, École pratique des hautes études
Mehrnaz Katouzian-Safadi
Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
George Labica
Tony Levy
Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
Dominique Mallet,
Professeur, Université Bordeaux III
Régis Morelon
Directeur de recherche émérite, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE, dominicain
Barbara Obrist
Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
Marco Panza
Directeur de recherche, laboratoire REHSEIS (Recherches épistémologiques et historiques sur les sciences exactes et les institutions scientifiques), CNRS-Université Paris Diderot.
Michel Paty
Directeur de recherche émérite, CNRS
Pierre Pellegrin
Directeur de recherche, CNRS, Directeur du Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE
Emilio Platti
Professeur, Université de Leuven, dominicain
Marwan Rashed
Professeur d’Université, Département des sciences de l’Antiquité, École Normale Supérieure
Roshdi Rashed
Directeur de recherche émérite, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE, Professeur honoraire, Université de Tokyo
Gérard Simon
Professeur émérite, Université de Lille III, UMR savoirs, textes, langage
Ivahn Smadja,
Maître de conférences, Université paris VII
Pierre Thillet
Professeur émérite, Université Paris I Sorbonne
Gudrun Vuillemin-Diem
Editrice et membre du Comité éditorial de l’Aristoteles Latinus (Leuven).