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Message Publié : 26 Fév 2009 17:53 
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Parutions d'un volume de critique des thèses de Sylvain Gouguenheim:

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Présentation de l'éditeur:

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Dans Aristote au Mont-Saint-Michel, Sylvain Gouguenheim prétend réfuter ce qu’il nomme une vulgate : le rôle des Arabes dans la formation de l’Europe latine. Celle-ci aurait reçu la pensée grecque de chrétiens orientaux puis des traducteurs gréco-latins.
Ce livre amène les médiévistes à s’interroger sur la méthode historique et la déontologie des historiens, en adoptant différents points de vue : histoire de la philosophie et des sciences, histoire sociale, codicologie (Jacques de Venise)… Al-Kindī et al-Fārābī sont de remarquables connaisseurs d’Aristote ; Avicenne a accompli une percée décisive en métaphysique par la distinction de l’essence et de l’existence ; en mathématiques et sciences physiques, la créativité des auteurs arabophones est, pour les spécialistes, incontestable. Quant au rôle d’intermédiaire attribué au Mont-Saint-Michel, il relève de la fable : Gouguenheim ignore tout de la production et de la circulation des manuscrits.
Qu’un éditeur prestigieux ait fait paraître un pareil livre conduit les médiévistes à s’interroger sur la formation et la diffusion de leur savoir : eux dont les recherches sont financées par des fonds publics, doivent se faire entendre dès qu’un des leur divague.
Le présent ouvrage introduit de la rationalité et de la sérénité dans les débats interculturels. Il s’adresse à ceux qu’intéressent le dialogue des cultures, aux professeurs du secondaire qui, chargés d’un enseignement sur ce thème, ont été déconcertés.


Le sommaire:

http://www.septentrion.com/tdmpdf/1140.pdf

_________________
"Il est plus beau d'éclairer que de briller" (Thomas d'Aquin).


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Message Publié : 03 Avr 2009 13:32 
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Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs

Sur la réception d'un livre de S. Gouguenheim
par André Perrin (1)
En ligne le 28 mars 2009

Le livre de Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont Saint-Michel (Seuil), publié au printemps 2008, a déclenché une affaire médiatique. André Perrin revient sur les conditions d'une réception orageuse, qui a même conduit certains universitaires à pétitionner en employant des étiquettes infamantes et en attribuant à l'auteur des « fréquentations douteuses ». En examinant de façon détaillée, au sujet de cette affaire, la question apparemment anecdotique des bonnes mœurs intellectuelles, ce texte pose la question de l'état actuel de la liberté de l'esprit.
Il ne s'agit pas en effet ici de savoir si les thèses de S. Gouguenheim sont discutables, mais de voir comment elles ont été discutées et de s’interroger sur ce que cela signifie des conditions du débat intellectuel en France. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la réception du livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau consacré à la traite négrière.

Il est navrant et inquiétant, comme lors de « l'affaire Redeker », d'avoir à rappeler qu’il appartient à la justice de juger des délits par la seule référence aux lois en vigueur, et à l'opinion critique de débattre du vrai et du faux sans appeler à des sanctions étrangères à cette opération critique elle-même. La confusion des deux fonctions est une des bases de la méthode inquisitoriale.

Les lecteurs s’étonneront peut-être d’une publication aussi tardive. C’est que le texte d’André Perrin, écrit dès le début de l'été 2008, avait notamment été accepté par une revue qui l'a ensuite « mis sous le coude » pendant de longs mois, différant d'abord la date de sa parution, puis suggérant à l'auteur de fournir une contribution de nature différente, avant de le refuser enfin, au mépris de la parole donnée. La publication en a de ce fait été considérablement retardée. Mezetulle s'honore de l'accueillir.


Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs

Les lignes qui suivent n'ont pas pour objet les thèses soutenues par Sylvain Gouguenheim dans Aristote au Mont Saint-Michel (2) mais l'accueil qui a été réservé à cet ouvrage. Son auteur a-t-il, comme l'en accusent ses détracteurs, sous-estimé les aspects positifs de la domination musulmane ? De l'importance respective des filières orientales et occidentales, chrétiennes et islamiques, latines et byzantines, dans la diffusion et la transmission du savoir grec, il appartient aux médiévistes de discuter, et l’on peut gager que les meilleurs d'entre eux ne le feront pas sous forme de pétitions. Ce qui ne laisse pas de surprendre, ou sinon de surprendre, hélas, du moins d’inquiéter, c’est la violence des réactions suscitées par la publication d'un ouvrage qui, tout en s'adressant à un public plus large que celui des spécialistes, appuie sur une solide et vaste érudition un propos qui ne ressortit pas au genre polémique, à moins, comme l’indique l’auteur dans son avant-propos, qu’on ne considère comme polémique le simple souci de défendre ce qui nous paraît vrai contre ce qui nous paraît faux.
C’est pourtant ce qui est donné à croire aux lecteurs de Télérama : le livre de Gouguenheim est un « pamphlet » (3), affirme le journaliste Thierry Leclère, un « fumeux pamphlet » (4), précise M. Youssef Seddik. Le lecteur d’Aristote au Mont-Saint-Michel aura pourtant bien du mal à trouver ce qui justifie cette infamante qualification, que ce soit dans le contenu de l’ouvrage ou dans le ton adopté par son auteur. Celui-ci vise davantage une opinion communément répandue que les travaux scientifiques, naturellement moins grossiers, qui ont pu contribuer à l’accréditer et peu nombreux sont les universitaires qui sont nommément mis en cause. Lorsqu’ils le sont, comme Alain de Libera dès les premières lignes de l’introduction, c’est à travers des formules qui ne dérogent jamais aux règles de la courtoise controverse académique : « c’est cette « évidence » que je crois pourtant possible de discuter » (5). Ou plus loin : « je ne peux suivre Alain de Libera qui crédite l’Islam d’avoir effectué la « première confrontation de l’hellénisme et du monothéisme » - oubliant les Pères grecs ! » (6). Ou encore : « c’est pourquoi je ne suis pas ici D. Jacquart et F. Micheau qui, s’appuyant sur ce verset, jugent que … » (7). Ou derechef : « la position adoptée conduit M. Detienne à porter des jugements contestables … » (8).

La réplique d’Alain de Libera publiée par Télérama se situe dans un registre passablement différent : le sous-titre de l’ouvrage de Gouguenheim y est qualifié d’ « insidieux » (9) tandis qu’y sont stigmatisées « l’islamophobie ordinaire » et la « double amnésie nourrissant le discours xénophobe » (M. de Libera se cite alors lui-même dans Le Monde diplomatique) avant que soit rejetée avec dégoût une Europe qui serait celle du « ministère de l’immigration et de l’identité nationale » et des « caves du Vatican » (10).
De son côté M. Max Lejbowicz n’est pas en reste de formules affables : « titre accrocheur », « compagnonnages inavoués », « insuffisances manifestes », « toupet », « désinvolture » (11). Pour leur part, MM. Martinez-Gros et Loiseau dénoncent une « démonstration suspecte » et des « fréquentations intellectuelles […] pour le moins douteuses » (12), rejoignant sur ce terrain 56 « chercheurs » qui ont trouvé chez Gouguenheim un « projet idéologique aux connotations politiques inacceptables » et du « racisme culturel » (13). M. Blaise Dufal, « doctorant » à l’EHESS inscrit le livre de Sylvain Gouguenheim dans le courant d’une « pensée catholique « néo-conservatrice » et estime qu’il n’aurait pas dû être publié « par un éditeur de référence » (14). M. Thierry Leclère, le journaliste déjà cité de Télérama, flétrit dans cet hebdomadaire les « propos islamophobes » et les « inepties » (15) de Sylvain Gouguenheim tandis que M. Youssef Seddik, toujours dans Télérama, ne mâche pas ses mots : « répugnant dessein […] réduction raciste » […] il est stupide qu’un historien […] » (16).

Universitaires et pamphlétaires

Pour peu qu’il prenne la peine de lire Aristote au Mont-Saint-Michel, et pas seulement les tribunes qui accablent son auteur, le lecteur verra bien de quel côté se trouve le ton du pamphlet. Il en va de même si l’on a égard au contenu de l’ouvrage qui, se cantonnant dans un terrain strictement historique, ne comporte guère de références à l’actualité et ne s’aventure pas dans ce « va-et-vient entre le passé et le présent » (17) qu’Alain de Libera revendique pour lui-même dans Penser au Moyen Âge, s’exposant ainsi à illustrer ce que Paul Ricœur appelait le « moi pathétique » (18).
La comparaison des deux livres est éclairante. Dans le sien, Alain de Libera ferraille avec Le Pen, « le paladin de la Trinité (sur-Mer) » (19), blâme la spéculation immobilière et la concentration de la main d’œuvre dans des cités-dortoirs, ironise sur la messe en latin et fulmine une sentence contre le « racisme vestimentaire » (20) qui a présidé, selon lui, à la querelle du foulard islamique :
Est-il si difficile d’admettre qu’une jeune musulmane refuse de s’affubler d’un « 501 déchiré aux genoux, aux cuisses ou aux fesses » ? Est-il interdit de penser que le port universel du jean produit des hommes-sandwiches, qu’il transforme l’individu en support de marques « sponsorisant » un rêve que l’on achète, qu’il impose une nouvelle forme d’usure : celle du vêtement inusable, à la fois monnaie d’échange et valeur refuge, uniforme de vies interchangeables autant que premier signe visible de l’identité sociale ? L’école n’a pas à prescrire un look, mais à accueillir tout le monde … (21)
On reste un peu ébahi devant cette étourdissante rhétorique qui laisse entendre que la commission Stasi a débouché sur une loi dont la scélératesse aurait consisté non seulement à proscrire le port de signes religieux à l’école, mais encore à prescrire celui du jean à tout le monde et celui du « 501 troué aux fesses » aux jeunes musulmanes… Entendons-nous bien : il n’y a rien de honteux à désapprouver la loi sur les signes religieux, même si on peut le faire sans traiter de « racistes » ceux qui l’approuvent ; il n’y a rien de blâmable à dénoncer la spéculation immobilière, même si, ce faisant, on ne s’expose guère à rencontrer la contradiction ; il n’y a rien de déshonorant à vitupérer Le Pen et feu Mgr Lefebvre, même si on court ainsi moins de risques qu’à vitupérer Mahomet ou l’intégrisme islamiste. On comprend mal en revanche que si ces considérations ont leur place dans un ouvrage à prétention « scientifique », le livre de Gouguenheim ait pu être qualifié de « pamphlet » et l’on ose à peine imaginer ce qu’auraient dit les journalistes de Télérama et les pétitionnaires de l’ENS-LSH, soucieux de la réputation scientifique de leur école, si Gouguenheim s’était permis ce que se permet Alain de Libera.

La race des signeurs

Partons de la pétition de l’ENS-LSH : on pourra ainsi prendre la mesure de l’amour de la science qui anime les pétitionnaires. Ceux-ci considèrent le livre de Sylvain Gouguenheim comme « inattendu et iconoclaste », au rebours des 56 chercheurs pour lesquels « ce qui est présenté comme une révolution historiographique relève d’une parfaite banalité ». Cette distorsion tient peut-être à ce que les historiens ne sont pas légion parmi les pétitionnaires : à peine 27 sur plus de 200 (2 professeurs, 10 maîtres de conférences, 7 ATER, 1 PRAG, 2 enseignants, 3 élèves, et 2 anciens élèves). Ce déficit explique peut-être que l’une des signataires, professeur de philosophie, prenne soin de préciser qu’elle est elle-même la veuve d’un autre ancien élève, historien lui, lequel se trouve ainsi, par alliance et à titre posthume, enrôlé dans la troupe des pétitionnaires. Pour en finir avec les détails cocasses, signalons que les auteurs de la pétition affirment que c’est de son appartenance à l’ENS-LSH que Sylvain Gouguenheim « tire pour bonne part sa légitimité ». On fera observer à tous ces élèves et à la plupart de ces anciens élèves que M. Gouguenheim tire avant tout sa légitimité des travaux universitaires qui lui ont permis d’accéder au grade de professeur des universités et aux fonctions de professeur à l’ENS-LSH tandis que c’est eux, au contraire, qui, faute d’avoir fait leurs preuves, n’ont, pour le moment, d’autre légitimité que la qualité d’élève ou d’ancien élève dont ils excipent complaisamment.

L’essentiel est ailleurs : n’ayant rien à dire sur le livre de Gouguenheim, ils s’émeuvent de ce que celui-ci « sert actuellement d’argumentaire à des groupes xénophobes et islamophobes qui s’expriment ouvertement sur internet ». Pire encore, on aurait trouvé sur le site Occidentalis un commentaire signé Sylvain G. Tout en convenant que « rien de ce qui circule sur internet n’est a priori certain », les pétitionnaires réclament « une enquête approfondie » et, davantage, «une enquête informatique approfondie ». Mais qui donc va diligenter cette enquête ? Quel juge d’instruction ? Saisi par qui ? Sur la base de quel délit ? Toujours est-il que l’idée de créer un tribunal de l’inquisition informatique pour juger un médiéviste est une bien belle idée, et qui a au moins le mérite de réconcilier tradition et modernité. Ce n’est pas en vain que le contribuable finance les études des normaliens.

Liaisons dangereuses sur internet

Que les thèses d’Aristote au Mont-Saint-Michel soient favorablement évoquées sur « certains sites internet extrémistes » (22) est un des plus itératifs arguments utilisés contre son auteur : on le retrouve aussi bien dans la diatribe des 56 chercheurs que dans celle de MM. Martinez-Gros et Loiseau. On pourrait s’étonner de rencontrer semblable argument sous la plume d’universitaires dont la plupart jugeraient probablement du dernier vulgaire qu’on imputât à Nietzsche, par exemple, les conceptions de tous ceux qui se sont placés sous son patronage.
Cependant puisque c’est d’internet qu’il s’agit, il est peut-être utile d’aller voir ce que l’on trouve sur les sites en question. Occidentalis recommande la lecture des derniers livres de Chahddortt Djavann et du général Bigeard, ce qui ne permet peut-être pas de subodorer de fortes affinités intellectuelles entre ces deux auteurs. Mais il y a plus étonnant : non seulement le premier livre de Chahddortt Djavann, Bas les voiles, avait fait l’objet d’une recension favorable dans le journal L’Humanité en date du 9 octobre 2003, mais le second, Ce qu’Allah pense de l’Europe, celui-là même que recommande le site Occidentalis, est également vanté sur le site Débat militant. Lettre publiée par des militants de la LCR dans les termes suivants : « son livre est un outil indispensable pour les révolutionnaires et les progressistes qui militent contre le racisme, pour l’unité des opprimés et veulent combattre pour la démocratie ». (Lettre 59 du 11 février 2005). Que de fréquentations intellectuelles douteuses pour Chahddortt Djavann ! On ne sait pas trop si elle est compromise avec l’extrême droite ou avec l’extrême gauche, mais ses accointances avec l’extrémisme ne font, elles, pas de doute …

Poursuivons notre enquête. Dans la rubrique Cinéma du site des Identitaires figurent des critiques louangeuses de La vie des autres, Les chiens de paille, L’empire des sens, Le feu follet, Dogville, tandis que dans la rubrique Livres on recommande la lecture de Malek Chebel et de Slavoj Zizek. Le site du Groupe Sparte recense élogieusement L’avènement de la démocratie de Marcel Gauchet et Impasse Adam Smith de Jean-Claude Michéa. Et que dire du site de L’esprit européen où des textes de Régis Debray, Michel Jobert, Emmanuel Todd, Jean Baudrillard et Georges Corm voisinent avec ceux de Jean Cau et d’Alain de Benoist ? En voilà des compagnonnages inavoués !

Si l’internaute n’est pas fatigué, qu’il se rende alors sur le site officiel de Tariq Ramadan : dans la rubrique « Coups de cœur » il y trouvera, à côté d’autres textes, celui de la chanson L’aigle noir de Barbara. Faut-il en conclure que Barbara aurait réclamé un « moratoire » sur la lapidation des femmes réputées infidèles ? On rétorquera peut-être que Barbara n’est plus là pour protester contre sa présence sur le site de Frère Tariq. Soit, mais Alain de Libera est, lui, bien vivant. Dans son article de Télérama il écrit : « Je pourrais m’indigner du rapprochement indirectement opéré dans la belle ouvrage entre Penser au Moyen Âge et l’œuvre de Sigrid Hunke, « l’amie de Himmler » » (23). Monsieur le Professeur ordinaire à l’Université de Genève aurait pu s’indigner du rapprochement beaucoup moins indirect (24) opéré sur le site oumma.com qui célèbre les « excellents travaux » d’Alain de Libera (5 juillet 2006) et le « merveilleux ouvrage » de l’idéologue nazie (10 février 2004). [ Retour au sommaire de l'article ]


La méthode de l’omelette

Il est vrai qu’on ne reproche pas seulement à Sylvain Gouguenheim la présence de son livre sur des sites extrémistes, mais encore les remerciements qu’il a adressés à un auteur « proche de l’extrême droite » (25), M. René Marchand. Les qualités d’ancien élève de l’Ecole Nationale des Langues Orientales et d’arabisant de ce dernier ne sont jamais mentionnées, les opinions politiques qu’on lui prête suffisant manifestement à le disqualifier et, par ricochet, à discréditer le travail de Gouguenheim. Les 56 chercheurs écrivent : « On n’est alors plus surpris de découvrir que Sylvain Gouguenheim dit s’inspirer de la méthode de René Marchand (page 134), auteur, proche de l’extrême droite … » (26).
Que le lecteur se reporte donc à la page 134 pour découvrir quelle est la méthode de René Marchand dont Sylvain Gouguenheim s’inspire coupablement. L’auteur y écrit ceci, et seulement ceci : « Il faut, selon les mots de R. Marchand, « détecter la réalité derrière le vernis de l’histoire recomposée » ». Chercher à détecter la réalité derrière les apparences de l’histoire recomposée serait donc une méthode d’extrême droite ? Ce qui veut dire que les historiens qui n’appartiennent pas à ce courant politique ne soupçonnent pas que la légende puisse se mêler à l’histoire ? Qu’ils accueillent les témoignages fournis par les documents sans les critiquer ? Qu’ils n’imaginent pas que les faits rapportés dans les récits ont pu être déformés, volontairement ou involontairement, par les intérêts, les passions ou les illusions de ceux qui les ont rapportés ? On aimerait que cette méthodologie de l’histoire pour le moins inattendue fût explicitée. En attendant on conseillera à ceux qui tiennent que l’omelette de la mère Poulard nécessite, pour être réussie, l’usage d’une poêle à long manche et un feu de bois bien vif, de s’assurer que cette méthode n’a pas été préconisée par des cuisiniers d’extrême droite. [ Retour au sommaire de l'article ]


Etes-vous un raciste culturel ?

Inusable procédé, la reductio ad hitlerum a encore de beaux jours devant elle, d’autant qu’elle se redouble aujourd’hui de ce qu’on pourrait appeler une reductio ad contemptionem generis. L’ouvrage de Gouguenheim est en effet accusé par les 56 chercheurs de déboucher sur un « racisme culturel ». Un « racisme culturel », c’est-à-dire, si les mots ont encore un sens, un racisme qui n’a rien à voir avec la notion de race : l’important pour nos chercheurs n’est pas de trouver le mot juste, mais le mot qui tue. Les chercheurs ont cherché, et ils ont trouvé qu’à notre époque l’imputation de racisme est l’arme absolue qui permet de discréditer un adversaire qu’on n’a ni le courage ni le talent d’affronter loyalement.
Examinons cependant ce qui, dans le cas d’espèce, justifie cette imputation :

L’ouvrage débouche alors sur un racisme culturel qui affirme que « dans une langue sémitique, le sens jaillit de l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leur résonances, alors que dans une langue indo-européenne, il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de sa structure grammaticale. […] Par sa structure, la langue arabe se prête en effet magnifiquement à la poésie […] Les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles qu’elles défient presque toute traduction » (27).

Les langues étant assimilées à des races, le racisme consisterait ici à soutenir qu’elles ne sont pas équivalentes et que certaines sont plus propres que d’autres à exprimer telle ou telle forme ou tel ou tel contenu de pensée. Notons tout d’abord que Lorenzo Minio-Paluello, cité par Gouguenheim (28), jugeait la langue arabe peu adaptée au discours philosophique : son « racisme culturel » avait-il été dénoncé par les 56 chercheurs ou ceux-ci ne l’avaient-ils pas lu ?
Que le lecteur se plonge maintenant dans un ouvrage intitulé La poésie arabe classique : il pourra y lire que « la langue arabe, au niveau morphologique semble avoir partie liée avec sa poésie. […] la langue arabe favorise des interférences entre le son et le sens » (29).
Qu’il se fasse maintenant internaute et se rende sur le site Les débats (journal hebdomadaire algérien d’information et d’analyse). Il y trouvera, semaine du 5 au 11 avril 2006, un entretien d’Amine Essegui avec l’anthropologue Ahmed Amine Dellaï. A la question qui lui est posée de savoir si la langue du pays (l’arabe algérien) pourrait devenir un vecteur de savoir et aspirer à une reconnaissance académique, l’anthropologue répond : « Non, absolument pas, dans le cas du monde arabe. Pour le savoir et la connaissance scientifique, c’est déjà un grand problème pour la langue arabe classique, alors la langue populaire … ». Passons sur ce « racisme culturel » à l’endroit des langues populaires qui contrevient au principe sacré de l’égale dignité de toutes les langues … Mais M. Ahmed Amine Dellaï ne se borne pas à dire, comme Gouguenheim, que la langue arabe se prête magnifiquement à la poésie, ni, comme Minio-Paluello, qu’elle est peu adaptée au discours philosophique : il va jusqu’à soutenir que l’arabe classique a des difficultés à se faire le vecteur de la connaissance scientifique.

Le détecteur de « racisme culturel » n’est pourtant pas au bout de ses peines – ou de ses plaisirs. En effet, l’un des pourfendeurs de Gouguenheim, M. Martinez-Gros, cosignataire de l’article intitulé "Une démonstration suspecte", a publié en 2006 un ouvrage intitulé Ibn Khaldûn et les sept vies de l’Islam. On en trouve une recension dans La presse littéraire en date du 25 septembre 2006 où on peut lire ceci :

Gabriel Martinez-Gros insiste, comme A. Cheddid, sur l’importance de l’appartenance à l’Islam et de l’usage d’une langue commune, l’arabe, qui grâce à ses subtilités et ses glissements de sens réels, est l’outil idéal pour s’attaquer à l’histoire universelle.

Si ce compte rendu est fidèle, on ne pourra pas ne pas se demander ce qui, en dehors des passions idéologiques, permettrait de considérer qu’il est raciste de dire que « par sa structure, la langue arabe se prête […] magnifiquement à la poésie », mais qu’il n’est pas raciste d’affirmer que « grâce à ses subtilités » elle est « l’outil idéal pour s’attaquer à l’histoire universelle ».

Iconographie de l’islamophobie ordinaire

Cependant la passion inquisitrice ne s’arrête pas à scruter ce qui, dans le texte de Sylvain Gouguenheim, pourrait permettre de lui imputer des arrière-pensées inavouables. Ainsi M. Lejbowicz commence-t-il par s’en prendre à l’illustration qui orne la première de couverture de son ouvrage. Qu’un livre intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel soit illustré par une enluminure représentant le Mont-Saint-Michel pourrait paraître assez naturel au profane. Malheureusement sur celle-ci le Mont est surmonté d’un ciel où l’archange saint Michel affronte un dragon. M. Lejbowicz imagine tout d’abord que c’est Aristote qui est déguisé en saint Michel : « Faut-il penser qu’en éduquant l’Europe latine un Aristote exempt d’arabismes a rejoint la milice céleste ? » (30). Dans une longue note M. Lejbowicz précise que l’enluminure est extraite des Très riches heures du duc de Berry, qu’il faut la dater de 1411-1416 et non pas de 1402-1416 et il la situe en près de 200 mots dans le contexte historique de sa genèse. Puis il conclut :

Il n’y a pas d’image innocente, aussi belle soit-elle. En valoriser une, sans prendre la précaution de préciser les conditions de sa création ni le sens que ses créateurs (les frères Limbourg) et son commanditaire (Jean de Berry, l’un des frères de Charles V) lui ont attribuées [sic], conduit à s’abstraire de l’histoire et à ouvrir les vannes de la mythologie (31).

Ici on serait tenté de suggérer au lecteur de parcourir les rayons de sa propre bibliothèque afin d’y dénombrer les ouvrages dont la quatrième de couverture satisfait à ces réquisits lorsque la première comporte une illustration, mais pour lui faire gagner du temps nous l’inviterons simplement à examiner la couverture de Penser au Moyen Âge, d’Alain de Libera, dans la collection Essais des éditions du Seuil. Elle représente un oriental barbu occupé à déchirer un manuscrit. La quatrième de couverture indique qu’il s’agit d’un détail d’une fresque de S. Maria Novella dont l’auteur est Andrea Bonaiuti, mais ne donne pas son titre, encore moins évidemment les circonstances de sa création ni les intentions de son commanditaire. Tenu dans cette ignorance, le lecteur va-t-il spontanément supposer que cette image, pas du tout « innocente », représente un hérétique repenti ? Ne risque-t-il pas plutôt d’y voir le symbole de la destruction d’une bibliothèque sur l’ordre d’un calife réputant inutiles les livres qui sont en accord avec le Coran et pernicieux ceux qui ne le sont pas ? Et en ce cas, M. de Libera n’aura-t-il pas ouvert « les vannes de la mythologie » ? Eu égard à la vigilance dont font preuve M. Lejbowicz, les 56 chercheurs et tous les autres, on peut se demander comment Alain de Libera a pu échapper à l’accusation d’ « islamophobie ordinaire » et on peut supposer que c’est pour cette même raison qui a permis à M. Martinez-Gros d’éviter celle de « racisme culturel ».

Outre la reductio ad hitlerum sous ses diverses formes, deux autres procédés sont utilisés de façon récurrente contre le livre de Gouguenheim. L’un consiste à dénoncer des erreurs de détail (il dit par exemple que Jean de Salisbury a commenté Aristote dans son Metalogicon alors que cet ouvrage n’est pas un « commentaire ») ou des défauts insignifiants qui ne changent rien à l’essentiel de ses thèses, mais qui visent à disqualifier son auteur et à éviter ainsi de discuter ses thèses en ce qu’elles ont d’essentiel. L’autre consiste, en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas, à déceler chez lui des contradictions imaginaires. Nous examinerons le premier de ces procédés tel qu’il est exemplairement mis en œuvre dans l’article de M. Lejbowicz et le second dans le texte des 56 chercheurs.

Ignoratio elenchi (32)

M. Lejbowicz a soigneusement épluché la bibliographie sélective de 15 pages qui clôt l’ouvrage. Il fait apparaître que dans cette bibliographie (qui comporte quelque 275 titres), l’indication des première et dernière pages des articles ou contributions n’est pas donnée, contrairement à l’usage, pour six d’entre eux, et peut-être plus comme le suggère un « etc. ». Pire encore : Gouguenheim mentionne les trois auteurs de l’Histoire culturelle de la France (Boudet, Guerreau-Jalabert et Sot) selon l’ordre alphabétique de leur nom et non, comme il se doit, en commençant par celui de M. Sot, qui a dirigé l’ouvrage. Sylvain Gouguenheim n’est-il pas ainsi bien réfuté ? Semblable cuistrerie prêterait à sourire, si on ne redoutait qu’elle n’impressionnât les « amateurs ».

Que trouve-t-on d’autre dans cet article ? D’une part un long développement qui se rapporte à une dizaine de lignes de la page 184 de l’ouvrage. Gouguenheim y écrivait que la « répugnance à faire œuvre individuelle, caractéristique de la chrétienté médiévale » (33) a pu conduire certains penseurs « à taire leur originalité et à attribuer leurs découvertes à autrui » (34). A l’appui de cette hypothèse il citait un passage d’Adélard de Bath dans lequel celui-ci affirme que les préventions de ses contemporains à l’égard des nouveautés le conduisent à attribuer ses idées personnelles à d’autres et plus particulièrement à faire croire qu’il les a tirées de ses études arabes. M. Lejbowicz s’évertue à montrer que cette ruse n’a de sens que si les savoirs arabes et les savants arabophones sont prisés à l’époque. Cela va de soi, mais comme cette évidence n’est pas contestée dans le texte de Gouguenheim, ce verbeux et laborieux développement relève de ce que les logiciens appellent, en deux mots et en latin, ignoratio elenchi.

Tout le reste de l’article de M. Lejbowicz est consacré à établir, à propos de l’arithmétique, de l’analyse et de l’astronomie, que le niveau atteint par les mathématiciens arabophones et, grâce à eux, par les médiévaux latins, était nettement supérieur à celui des Grecs de l’Antiquité. C’est probablement vrai, et il est possible que Gouguenheim ait sous-évalué ce niveau, mais si c’est le cas, cela ne touche pas à ce qui est au cœur de sa thèse, celle du « filtrage » du savoir grec par l’Islam. Celui-ci, écrit Gouguenheim, « soumit le savoir grec à un sérieux examen de passage où seul passait à travers le crible ce qui ne comportait aucun danger pour la religion » (35). Il est évident que pour la religion, et plus particulièrement dans le cas d’une « Eglise-Etat » (36), l’arithmétique représente un moindre danger que la politique et la théologie, ce qui est précisément la thèse de Gouguenheim : « si des savants arabes ou persans ont produit des ouvrages de mathématique ou d’optique, la pensée islamique écarta de sa réflexion théologique, politique ou juridique le logos des Grecs » (37). C’est ainsi l’ensemble de l’article de M. Lejbowicz qui est fondé sur l’ignoratio elenchi.

Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas lire

La tribune publiée dans Libération par « un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Âge » est intéressante à plus d’un titre. Comme Jacques Le Goff l’a fait observer, elle n’a été signée que par « peu des principaux médiévistes » (38). On peut en effet se demander si c’est parce qu’ils sont internationalement connus comme « chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Âge » que Sylvain Auroux et Barbara Cassin figurent au nombre des signataires … Passons là-dessus car il y a plus grave. Les membres du collectif écrivent :

[...] contrairement aux affirmations de l’auteur, le fameux Jacques de Venise figure aussi bien dans les manuels d’histoire culturelle, comme ceux de Jacques Verger ou de Jean-Philippe Genet, que dans ceux d’histoire de la philosophie, tel celui d’Alain de Libera, La Philosophie médiévale ….

Gouguenheim aurait donc affirmé que Jacques de Venise ne figurait ni dans les manuels des historiens, ni dans ceux des philosophes ? Que le lecteur prenne la peine de se reporter aux pages 20, 106, 235 et 236 de son livre. Page 20 Sylvain Gouguenheim écrit : « Un autre phénomène est de nos jours largement ignoré, bien qu’il ait eu ses historiens : la vague de traductions de l’œuvre d’Aristote, effectuées directement à partir des textes grecs à l’Abbaye du Mont-Saint-Michel … ». Page 106 il dit de Jacques de Venise : « Si les philosophes ont reconnu son importance, grâce aux travaux de L. Minio-Paluello, les historiens ne lui consacrent guère d’attention ». Pages 235-236 une note précise à propos de Jacques de Venise : « Son nom ne se rencontre guère dans les manuels. Signalons la remarque dubitative de B. Laurioux et L. Moulinier (Education et cultures …, op. cit. p.24) : on attribue à Jacques de Venise la traduction … ».
On est ainsi fondé à se poser plusieurs questions. Alain de Libera ne figure-t-il pas au nombre des philosophes qui ont pu, grâce aux travaux de Minio-Paluello, reconnaître l’importance de Jacques de Venise ? Est-ce que « guère » signifie, en français, « pas du tout » ? Est-ce que « largement » est synonyme de « totalement »? La distinction du général et de l’universel serait-elle inconnue de tous les maîtres de conférences de philosophie médiévale qui ont signé ce libelle ? Et enfin est-ce que « bien qu’il ait eu ses historiens » peut vouloir dire « parce qu’il n’a pas eu ses historiens »?


Fallacia secundum quid et simpliciter (39)

A ne pas lire ce qui se trouve chez Gouguenheim, et à lire ce qui ne s’y trouve pas, on n’est évidemment pas en peine de déceler chez lui des « contradictions ». Les 56 chercheurs croient pouvoir en dénoncer deux. A supposer qu’elles fussent réelles, elles seraient insignifiantes par rapport à l’objet de son livre, mais ce n’est évidemment pas ce qui importe à ses détracteurs, décidés qu’ils sont à faire feu de tout bois. Il vaut toutefois la peine de les examiner toutes les deux.

La première est celle-ci : « Charlemagne est crédité d’une correction des Evangiles grecs, avant que l’auteur ne rappelle plus loin qu’il sait à peine lire ». Les pages incriminées ne sont pas indiquées, mais le lecteur trouvera p. 35 la première des propositions réputées constitutives de la contradiction : « Le biographe de Louis le Pieux (814-840), Thégan, note que, à la veille de sa mort, Charlemagne lui-même corrigeait le texte des Évangiles avec l’aide de Grecs et de Syriens présents à sa cour ». En poursuivant sa lecture jusqu’à la page 56, le lecteur tombera sur la seconde proposition : « Lui-même (Charlemagne) voulut apprendre à lire et à écrire – et réussit la première étape. Il assura à ses enfants une éducation élémentaire, qui servit la réputation de Louis le Pieux, une fois arrivé au pouvoir en 814. Sans être des princes lettrés, les souverains carolingiens s’entourent d’intellectuels, clercs et laïcs, et valorisent leurs compétences ».
C’est sans doute le moment de rappeler ici la formulation aristotélicienne du principe de contradiction au livre Γ de la Métaphysique : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport » (40). Le lecteur de bonne foi peut-il comprendre, en lisant Gouguenheim, que c’est « en même temps », en l’occurrence à la veille de sa mort, que Charlemagne corrigeait (seul, sans l’aide d’intellectuels grecs et syriens) le texte des Évangiles et qu’il était toujours quasi analphabète ? Le lecteur de bonne foi, non, mais les 56 chercheurs, si.

Passons à la seconde contradiction présumée : « la science moderne naît tantôt au XVIe siècle, tantôt au XIIIe ». Or Sylvain Gouguenheim avait écrit ceci : « Ce que nous appelons de nos jours « science » s’est développé à partir du XVIe siècle, bien que les premiers pas aient été accomplis dès le XIIIe siècle » (41). La nature de ces premiers pas est précisée page 69 : un naturalisme qui « cherche à mettre en lumière les causes des phénomènes », l’abandon dès le XIIe siècle de l’explication symbolique au profit de « la recherche des lois auxquelles obéit le monde », ainsi que page 199 : pratique de dissections par Albert le Grand, correction par Campanus de Novare de certaines erreurs de Ptolémée, étude du magnétisme par Pierre de Maricourt, construction de miroirs paraboliques et calcul des angles de réfraction en fonction des angles d’incidence des rayons lumineux à travers l’eau, l’air et le verre par Witelo, prise de distance avec Aristote chez Roger Bacon et les franciscains d’Oxford. Quant à ce qui manquait pour que la science moderne naquît véritablement, c’était clairement indiqué page 69 : « Il ne manque à cette démarche que la pratique expérimentale pour s’ériger en science ».
C’est sans doute le moment de rappeler une fois encore la formulation aristotélicienne du principe de contradiction au livre Γ de la Métaphysique : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport » (42). Le lecteur de bonne foi peut-il comprendre, en lisant Gouguenheim, que c’est sous le même rapport que l’attribut « moderne » appartient et n’appartient pas au sujet « science du XIIIe siècle » ? Y a-t-il dans le propos de Gouguenheim davantage de contradiction qu’entre Socrate est blanc et sous un certain rapport Socrate n’est pas blanc ? Tous les maîtres de conférences de philosophie médiévale qui ont signé ce texte – et Alain de Libera soi-même – seraient-ils si peu frottés d’aristotélisme qu’ils ignorent qu’en y dénonçant une contradiction ils se rendent coupables « du paralogisme connu au Moyen Âge sous le titre de fallacia secundum quid et simpliciter » (43) ?

Si l’on répond par la négative à ces trois questions, une quatrième s’impose irrésistiblement : est-il vraisemblable que ces 56 chercheurs aient réellement lu le livre de Gouguenheim avant de signer leur tribune ? On trouvera un premier élément de réponse en apprenant dans Télérama (44) qu’un certain nombre d’entre eux ont réclamé le livre de Sylvain Gouguenheim à Laurence Devillairs, directrice de la collection L’Univers historique aux éditions du Seuil, alors qu’ils avaient déjà signé leur manifeste. On trouvera un second élément de réponse, analogique celui-là, en lisant dans Le Figaro (45) que l’un des initiateurs de la pétition de l’ENS-LSH, M. Zancarini, a admis que ses collègues s’étaient contentés de faire confiance aux organisateurs.

Libera nos a malo

Il est impossible, et il serait fastidieux, de reprendre un à un tous les « arguments » qui ont été accumulés, de façon allusive et désordonnée, contre le livre de Sylvain Gouguenheim (46) . Ce n’est pas non plus nécessaire. S’il y avait de bons arguments à lui opposer, pourquoi lui en avoir opposé tant de mauvais ? Encore une fois, il ne s’agit pas ici de savoir si ce livre est contestable : contestable, quelle œuvre humaine ne l’est pas ? Il ne s’agit pas de savoir si ses thèses sont discutables, mais de voir comment elles ont été discutées et de s’interroger sur ce que cela signifie des conditions du débat intellectuel en France.
Est-il conforme à la démarche scientifique et à la déontologie de l’historien, dont pourtant ils se réclament, que des dizaines d’universitaires aient osé condamner un ouvrage qu’ils n’avaient pas lu dans un texte débutant par ces mots : « Historiens et philosophes, nous avons lu avec stupéfaction l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim … » ? Quel crédit le non-spécialiste, qui n’est pas en mesure de faire lui-même œuvre d’historien, pourra-t-il leur accorder désormais ? Peut-on dénoncer l’idéologie au nom de la science à travers une démarche qui bafoue les règles élémentaires de la probité scientifique et que seul le parti-pris idéologique peut rendre intelligible ?
La réception du livre de Sylvain Gouguenheim aura mis en évidence le climat délétère d’intimidation intellectuelle qui règne aujourd’hui. Celui-ci laisse peu d’espace au dialogue et peu de chances à la liberté de l’esprit.

© André Perrin et Mezetulle, 2009


Notes [NB : les références en ligne ont été ajoutées par Mezetulle ]
1. Agrégé de philosophie, ancien professeur de classes préparatoires, inspecteur d'Académie-inspecteur pédagogique régional de philosophie à Montpellier.
2. Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008. S. Gouguenheim est professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon.
3. Thierry Leclère "Polémique autour d’un essai sur les racines de l’Europe" Télérama 2 mai 2008.
4. Youssef Seddik "Grecs et arabes : déjà d’antiques complicités" 2 mai 2008.
5. Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont-Saint-Michel, p. 11.
6. Ibid. p. 140.
7. Ibid. p. 246 note 40.
8. Ibid. p. 255 note 16.
9. Alain de Libera "Landerneau terre d’Islam" Télérama 28 avril 2008.
10. On pourrait évidemment se demander si cette dernière référence ne relève pas de la « christianophobie ordinaire », seule forme d’anticléricalisme tolérée, voire même bien portée, dans le débat intellectuel contemporain.
11. Max Lejbowicz "Saint-Michel historiographe. Quelques aperçus sur le livre de Sylvain Gouguenheim", Revue internationale des livres et des idées dans Cahiers de recherches médiévales n° 16 2009.
12. Gabriel Martinez-Gros et Julien Loiseau "Une démonstration suspecte", Le Monde des Livres 25-04-2008.
13. Un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du moyen âge "Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique" Libération 30 avril 2008.
14. Blaise Dufal "Choc des civilisations et manipulations historiques. Troubles dans la médiévistique." 11 mai 2008. M. Dufal est "doctorant" à l’EHESS et représentant élu de « Sud étudiant ». Il signe son texte sans faire état d’aucune de ces deux qualités et en se bornant à indiquer qu’il appartient à l’EHESS.
15. Thierry Leclère art. cit.
16. Youssef Seddik art. cit.
17. Alain de Libera Penser au Moyen Âge Seuil « Essais » p. 25.
18. Paul Ricoeur Histoire et vérité Seuil 1955 p. 34.
19. Alain de Libera op.cit. p. 91.
20. Ibid. p. 108.
21. Ibid.
22. Un collectif international de 56 chercheurs … art. cit.
23. Alain de Libera " Landerneau terre d’Islam" art. cit.
24. Beaucoup moins indirect car si oumma.com loue sur le même ton les travaux d’Alain de Libera et ceux de Sigrid Hunke, Sylvain Gouguenheim, lui, ne les met pas sur le même plan. De Le soleil d’Allah illumine l’Occident, Gouguenheim écrit : "L’ouvrage mériterait d’être étudié page par page tant il déforme les faits, ment par omission, extrapole sans justifications et recourt au besoin à la tradition ésotérique". (Aristote au Mont-Saint-Michel, op. cit. p. 203). Il ne dit évidemment rien de tel de Penser au Moyen Âge.
25. Un collectif international de 56 chercheurs … art. cit.
26. Ibid.
27. Ibid. Le texte de Gouguenheim cité se trouve p. 136-137.
28. Sylvain Gouguenheim op. cit. p. 185-186
29. Odette Petit et Wanda Voisin La poésie arabe classique Publisud 1989 p. 8-9.
30. Max Lejbowicz art. cit.
31. Ibid.
32 Littéralement : ignorance du sujet. Désigne un sophisme qui consiste à démontrer ou à réfuter autre chose que ce dont il est question.
33. Sylvain Gouguenheim op. cit. p. 184.
34. Ibid.
35. Sylvain Gouguenheim op. cit. p. 137.
36. Nous empruntons cette expression à Maxime Rodinson "De la tolérance en terre d’Islam" in Méditerranéennes N° 06 MSH Paris février 1994
37. Sylvain Gouguenheim op. cit. p. 164.
38. Jacques Le Goff L’Express 15 mai 2008. Indigné par la véhémence des attaques dont Sylvain Gougenheim a fait l’objet, Jacques Le Goff l’a invité, à titre de soutien, le 2 juin 2008, à son émission "Les lundis de l’histoire".
39 Paralogisme ou sophisme (fallacia = tromperie, supercherie) qui consiste à réputer contradictoires deux propositions qui ne le sont pas parce que l'une est prise au sens absolu (simpliciter) et l'autre en un sens relatif (secundum quid).
40. Aristote Métaphysique Γ, 3, 1005 b 20 C’est nous qui soulignons.
41. Sylvain Gouguenheim op. cit. p. 22-23.
42. Aristote op. cit Ibid. C’est encore nous qui soulignons.
43. Alain de Libera Penser au Moyen Âge op. cit. p. 371.
44. Thierry Leclère art. cit.
45. Paul-François Paoli "L’historien à abattre" Le Figaro 15-07-2008.
46. Deux d’entre eux méritent toutefois d’être mis en rapport. On fait grief au livre de Gouguenheim d’énoncer des thèses d’une "parfaite banalité" et de faire prendre "de vieilles lunes pour des étoiles nouvelles". Qu’Alain de Libera et quelques autres n’aient rien appris en lisant un livre qui se présente dans son avant-propos (p. 10) comme un ouvrage de vulgarisation, c’est, somme toute, assez normal. En revanche il est faux de prétendre que les légendes et la vulgate auxquelles s’en prend Sylvain Gouguenheim soient inexistantes ou inventées de toutes pièces pour être aisément réfutées. Pour s’en tenir au seul exemple d’Averroès, voici ce qu’on peut trouver sur le site Sciences buissonnières à l’article "La bibliothèque d’Alexandrie" : "La plupart des connaissances de l’antiquité ayant été transmises à l’occident par les traductions arabes telles celles d’Averroès". Dès lors le reproche adressé à Gouguenheim d’avoir utilisé le procédé du "deux poids, deux mesures" en "reprochant" à Avicenne et à Averroès de n’avoir pas su le grec, mais pas à Abélard ou à Thomas d’Aquin tombe de lui-même parce qu’il relève d’une fausse symétrie : je n’ai, pour ma part, jamais rencontré personne qui créditât Abélard ou Thomas d’Aquin d’avoir traduit Aristote du grec, mais j’ai dû plusieurs fois détromper des élèves de classes préparatoires qui en attribuaient le mérite à Averroès.


Source: http://www.mezetulle.net/article-29568767.html)

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Message Publié : 29 Mai 2009 17:40 
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La Fabrique de l'histoire est revenu cette semaine sur la polémique suscité par le livre de Gougenheim. On peut réécouter l'émission ici:

http://sites.radiofrance.fr/chaines/fra ... n_id=73762

Signalons également la parution prochaine chez Fayard d'un collectif intitulé Les Grecs, les Arabes et nous, autour des thèses de Gougenheim.

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Message Publié : 04 Juin 2009 17:51 
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On peut réécouter et télécharger la soirée débat organisée par l'Institut du Monde Arabe autour de l'ouvrage de Gouguenheim:
Citer :
Les Arabes et La Grèce. Les enjeux d'une controverse

Les Arabes ont-ils constitué un chaînon décisif dans la transmission de l'héritage scientifique et philosophique grec aux Latins ? On croyait cette question résolue après que les recherches des dernières décennies ont apporté, manuscrits à l'appui, la preuve que les savants des grands empires arabo-islamiques ont été, non pas des transmetteurs serviles, mais des interprètes originaux, des novateurs et des créateurs. Si bien qu'on serait en droit aujourd'hui d'affirmer qu'en redécouvrant l'héritage philosophique et scientifique grec, les Latins ont intégré en réalité l'interprétation et le regard des savants et philosophes arabes et musulmans sans lesquels la science et la pensée modernes ne seraient pas. La contestation radicale de cette thèse par Sylvain Gouguenheim, qui va jusqu'à nier toute transmission par les Arabes aux Latins, a nourri une polémique aux embranchements multiples dont la portée est tout à fait actuelle.

Avec Gabriel Martinez-Gros, professeur à l'université Paris X-Nanterre ; Danielle Jacquard, directrice d'études à l'EPHE, section des sciences historiques et philologiques ; Régis Morelon, directeur de recherche émérite du CNRS ; François Zabbal, rédacteur en chef de Qantara et François L'Yvonnet, philosophe.


Pour écouter le débat:

http://sites.radiofrance.fr/chaines/fra ... =255000117

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Message Publié : 30 Juin 2009 10:13 
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Sylvain Gouguenheim publie à la rentrée chez Tallandier un nouveau livre, intitulé Sur le Moyen Age.

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Message Publié : 28 Août 2009 7:34 
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A paraître en septembre chez Fayard:

Image

Présentation de l'éditeur:

Citer :
La peur des Arabes et de l’islam est entrée dans la science. On règle à présent ses comptes avec l’Islam en se disant sans « dette » : « nous » serions donc supposés ne rien devoir, ou presque, au savoir arabo-musulman. L’Occident est chrétien, proclame-t-on, et aussi pur que possible.
Ce livre a plusieurs « affaires » récentes pour causes occasionnelles. Occasionnelles, parce que les auteurs, savants indignés par des contre-vérités trop massives ou trop symptomatiques, s’appuient sur ces dé-bats pour remettre à plat le dossier de la transmission arabe du savoir grec vers l’Occident médiéval. Occasionnelles, parce que les différentes contributions cherchent à cerner la spécificité d’un moment, le nôtre, où c’est aussi dans le savoir que les Arabes sont désormais devenus gênants.
Il est donc question ici des sciences et de la philosophie arabo-islamiques, des enjeux idéologiques liés à l’étude de la langue arabe, de ce que « latin » et « grec » veulent dire au Moyen Age et à la Renaissance, de la place du judaïsme et de Byzance dans la transmission des savoirs vers l’Europe occidentale, du nouveau catholicisme de Benoît XVI, de l’idée de « civilisation » chez les historiens après Braudel, des nouveaux modes de validation des savoirs à l’époque d’Internet, ou de la manière dont on enseigne aujourd’hui l’histoire de l’Islam dans les lycées et collèges.
Il est question dans ce livre des métamorphoses de l’islamophobie. Pour en venir à une vue plus juste, y compris historiquement, de ce que nous sommes : des Grecs, bien sûr, mais des Arabes aussi, entre autres.

Philippe Büttgen est chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’études sur les monothéismes, Paris).
Alain de Libera est directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et professeur à l’université de Genève.
Marwan Rashed est professeur à l’Ecole normale supérieure.
Irène Rosier-Catach est directrice de recherche au CNRS (Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, Paris) et directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études.

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Message Publié : 16 Sep 2009 19:47 
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Réaction de Sylvain Gouguenheim à la parution évoquée dans le message précédent, parue dans le magazine Lire:

Citer :
Vous êtes taxé d’ «islamophobie». Le terme est-il, selon vous, recevable?


S.G.: C’est un concept utilisé sans avoir été soumis à un examen critique. Au sens propre il désigne la peur de l’islam, qu’il assimile à une phobie, donc à une réaction maladive, dépourvue de fondement rationnel: l’ «islamophobe» est un déséquilibré. L’accusation discrédite d’emblée celui contre qui elle est lancée et permet de biaiser à l’avance ou d’esquiver le débat sur le contenu des thèses incriminées. Elle suggère également que les critiques sont le produit d’arrière-pensées racistes. L’islamophobe passe donc pour un malade mental et un individu infréquentable. A partir de là, plus aucune discussion n’est possible; on n’est pas loin du délit de blasphème. Bref, le terme n’appartient pas au débat scientifique; c’est une arme polémique qui vise à l’empêcher.

Une partie du savoir grec a bien transité de l’Orient vers l’Occident via le monde arabe. Peut-on parler de «dette» du second envers le premier?

S.G.: La «filière arabe», et persane, a existé. Le terme de dette est à écarter en raison de sa connotation morale. Il est plus exact de parler de «transferts». Aux historiens de mesurer l’importance de ces échanges et d’apprécier le rôle joué, les unes vis-à-vis des autres, par les différentes aires culturelles en contact au fil du temps.


La polémique semble tourner autour de la nature des relations entre les mondes islamique et chrétien au Moyen Age. Comment caractériseriez-vous ces relations?


S.G.: Elles étaient difficiles, marquées par une ignorance réciproque et des idées fausses. Pour les chrétiens, l’islam est une hérésie; pour les musulmans, le christianisme est une déformation du message de Dieu. Il faut attendre le XIIe siècle pour voir une première traduction du Coran en latin et il n’y a guère d’exemples de dialogues constructifs. La méconnaissance de la langue de l’autre est très répandue: on ne connaît pas, par exemple, de chroniqueur arabe des croisades qui ait appris le latin (mais il y a des interprètes). Les systèmes politiques ou juridiques respectifs sont mal connus. En revanche, il y a d’importants échanges économiques et des voyageurs circulent d’un monde à l’autre. Et puis, il y a les guerres; celles des conquérants arabes entre les VIIe et IXe siècles puis les croisades. Ces conflits peuvent être attribués au caractère universaliste des religions comme au processus d’expansion d’empires ou de royaumes puissants.

Dans votre ouvrage, vous soutenez qu’il n’y a pas, à proprement parler, de «philosophie arabe» ou plutôt que la «falsafa» arabe doit être distinguée de la philosophie au sens grec. Vos accusateurs contestent ce point. Que leur répondez-vous?

S.G.: Mes accusateurs déforment – volontairement? – ce que j’ai écrit. Il est indiscutable que la «falsafa» poursuit la philosophie grecque: Averroès commente Aristote, Avicenne et d’autres s’inspirent de Platon ou des néoplatoniciens. Al-Kindi, Al-Farabi sont d’authentiques philosophes. Mais ce ne sont pas des «libres penseurs»: ils demeurent croyants, comme l’étaient saint Anselme ou saint Thomas. A leurs yeux, la philosophie est au service de la religion. Par ailleurs, la «falsafa» n’a pas eu de prise sur les élites politiques. Les raisons sont sociologiques: l’absence de structures analogues aux Universités qui auraient permis de toucher un large public. Il y avait, certes, les cercles d’érudits au sein desquels le savoir circulait, mais il leur manquait des relais pour agir sur la société; relais dont disposeront les philosophes des Lumières et qui permettront une traduction politique de leur pensée.


De même, vous estimez que la structure sémitique de la langue arabe la rendrait peu à même de rendre les abstractions de la pensée philosophique grecque. Vraiment?

S.G.: Précisons d’abord que la philosophie n’est pas toute la pensée mais une forme spécifique de pensée. Qu’il y ait des différences de structure entre des familles de langues est une réalité. Au Moyen Age, ces différences rendaient délicates les traductions philosophiques, en dépit des qualités des traducteurs médiévaux. Par ailleurs, les traductions successives d’un texte philosophique du grec en syriaque, puis en arabe, puis en latin, provoquent des distorsions accrues par le nombre des intermédiaires. Le nier révèle une certaine ignorance en matière de traduction. Lors d’un débat avec le vizir Abu Al-Qâsim en 1026, l’évêque de Nisibe affirma que la langue arabe ne permettait pas d’exprimer des notions abstraites. L’intérêt réside non dans l’argument – certainement aisément réfutable – mais dans le fait que le prélat voyait dans les différences linguistiques un élément essentiel, suffisamment solide pour être présenté dans une controverse publique.


Comment réagissez-vous au procès intenté à Fernand Braudel et à l’usage qu’il fait des concepts de «civilisation» et d’ «identité»?

S.G.: Les personnes qui attaquent avec tant d’élégance Braudel n’ont pas le talent nécessaire pour égratigner sa pensée. Ces critiques ne dénotent que prétention et incompétence. L’idée de ces accusateurs est simpliste: pour qu’il n’y ait pas de «choc de civilisations», il leur faut montrer l’inanité du principe de civilisation. Or ce concept correspond bien à une réalité. Je renvoie ici à la distinction claire opérée par le philosophe Eric Weil entre civilisation et culture. Sans ce concept, on ne peut comprendre l’évolution de l’humanité.

En récusant la notion d’identité, via l’accusation peu réfléchie d’ «essentialisme», on ouvre là encore la voie à des confusions et des erreurs. Comme si définir les choses revenait à les figer et s’interdire par conséquent de penser toute évolution. La définition d’une identité n’implique ni déterminisme strict, ni conservatisme politique. Il faut préciser la nature et le contenu des groupes humains; sans cela on ne peut tenir de discours historique cohérent et logique. Cela n’empêche pas de penser en termes simultanés de permanence et d’évolution: c’est le b.a.-ba du métier d’historien. Les identités sont autant des héritages influents du passé que des créations ou des sélections du présent. Elles se construisent à partir d’éléments transmis, conservés consciemment, et à partir de composantes extérieures. C’est moins une donnée acquise une fois pour toutes qu’un processus vivant fait de traits de longue durée qui subissent des inflexions, des apports, des soustractions.

Propos recueillis par Marc Riglet

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 Sujet du message : Contribution d'Emmanuel Lemieux
Message Publié : 21 Sep 2009 20:26 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

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Citer :
Les éditions Fayard publient un livre collectif qui entend répondre point par point au livre-scandale "Aristote au Mont-Saint-Michel" de l’historien Sylvain Gougenheim, taxé d’"islamophobie savante". Dans la foulée, ces auteurs s’en prennent à d’autres chercheurs, comme Fernand Braudel. Pourquoi tant de haine ?

Ouvrons les guillemets : "La peur des Arabes et de l’islam est entrée dans la science. On règle à présent ses comptes avec l’Islam en se disant sans « dette » : « nous » serions donc supposés ne rien devoir, ou presque, au savoir arabo-musulman. L’Occident est chrétien, proclame-t-on, et aussi pur que possible.

Ce livre a plusieurs « affaires » récentes pour causes occasionnelles. Occasionnelles, parce que les auteurs, savants indignés par des contre-vérités trop massives ou trop symptomatiques, s’appuient sur ces débats pour remettre à plat le dossier de la transmission arabe du savoir grec vers l’Occident médiéval. Occasionnelles, parce que les différentes contributions cherchent à cerner la spécificité d’un moment, le nôtre, où c’est aussi dans le savoir que les Arabes sont désormais devenus gênants."

Il est donc question ici des sciences et de la philosophie arabo-islamiques, des enjeux idéologiques liés à l’étude de la langue arabe, de ce que « latin » et « grec » veulent dire au Moyen Age et à la Renaissance, de la place du judaïsme et de Byzance dans la transmission des savoirs vers l’Europe occidentale, du nouveau catholicisme de Benoît XVI, de l’idée de « civilisation » chez les historiens après Braudel, des nouveaux modes de validation des savoirs à l’époque d’Internet, ou de la manière dont on enseigne aujourd’hui l’histoire de l’Islam dans les lycées et collèges. Il est question dans ce livre des métamorphoses de l’islamophobie. Pour en venir à une vue plus juste, y compris historiquement, de ce que nous sommes : des Grecs, bien sûr, mais des Arabes aussi, entre autres."

Ainsi promet le prière d’insérer de l’ouvrage collectif intitulé "Les Grecs, les Arabes et nous", sous titré : "l’Islamophobie savante", à paraitre aux éditions Fayard le 9 septembre (IDEE A JOUR y reviendra en détail). On pourrait se réjouir qu’enfin un livre fasse l’effort de répondre à la controverse d’un autre ouvrage, celui de l’historien Sylvain Gougenheim, "Aristote au Mont-Saint-Michel" (Seuil, 2008) qui fit particulièrement scandale dans le microcosme islamologique.

Au Moyen Âge, le savoir grec n’aurait pas été transmis à l’Occident par les Arabes mais par les chrétiens d’Orient. C’est l’hypothèse, pas vraiment neuve, de l’historien Sylvain Gouguenheim qui a subit les foudres d’une partie des médiévistes français, et une pétition d’enseignants-chercheurs et de normaliens émanant de l’École normale supérieure de Lyon, et suggérant des sanctions pour leur collègue.

Fernand Braudel dans le camp islamophobe

Alain de Libera, directeur d’études à l’EPHE (Ecole pratique des hautes-études) et professeur à l’université de Genève, dont les travaux sont remis en question dans la préface du livre de Sylvain Gougheinheim, dirige le contre-livre avec trois autres pointures, Philippe Büttgen, chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’études sur les monothéismes), Marwan Rashed, professeur à l’ENS et Irène Rosier-Catach, directrice de recherche au CNRS (Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, Paris) et directrice d’études à l’EPHE. Mais il semblerait que parmi la dizaine d’ auteurs mobilisés, certains aient débordé le projet. Le service juridique de Fayard aura du équarrir quelques insultes et calomnies.

Dans les épreuves non corrigées, de doctes universitaires se repaissent d’insultes pathologiques, "d’islamophobes savants", voire de "négationnistes", le mot est lâché. Sylvain Gougenheim n’est pas le seul à être du méchant complot intellectuel. Sont également fusillés Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, Rémi Brague et last but not least, Fernand Braudel, sorte de théoricien noir du choc des civilisations.

Qui, dans la presse et hors des médiévistes, connaissait Sylvain Gouguenheim ? Voilà un historien sérieux, normalien, conservateur certes mais spécialiste des mystiques rhénans, connu pour la qualité de son travail, notamment sur les chevaliers teutoniques, et de son enseignement à l’École normale supérieure (ENS) de Lyon.

Ce chercheur laborieux est sorti de l’ombre en 2008, par le scandale avec un livre au titre apparemment curieux et qui était destiné à la confidentialité des ventes : "Aristote au mont-Saint-Michel" (Seuil). Dans ce travail érudit consacré aux « racines grecques de l’Europe chrétienne », Sylvain Gouguenheim remet en cause le fait que l’Occident médiéval aurait retrouvé la culture grecque au travers des traductions arabes. La théorie aurait pu passer inaperçue, si l’auteur ne s’en était pris dès la première ligne à un médiéviste réputé, auteur aux mêmes éditions du Seuil d’études importantes sur la philosophie médiévale : Alain de Libera.

Au début de son introduction, il le cite pour le contester. Une bonne vraie dispute : « Que les “Arabes” aient joué un rôle déterminant dans la formation de l’identité culturelle de l’Europe est une chose qu’il n’est pas possible de discuter, à moins de nier l’évidence. » Et tout de suite, la réponse. « C’est cette évidence que je crois pourtant possible de discuter, notamment en raison de l’ambiguïté du mot “Arabes” – que révèle d’ailleurs l’emploi de guillemets par l’auteur. »

Sylvain Gouguenheim est bien conscient du levier sur lequel il appuie. « Les enjeux, on le devine, ne sont pas minces en ce début de XXIe siècle. » Belle litote en effet si l’on considère le tollé, savamment orchestré, contre le livre. Un chahut qui relève plus du règlement de compte universitaire que de la saine discussion intellectuelle.

Car l’historien, même s’il est conscient de la provocation, avance des éléments en faveur de sa thèse. Pour appuyer sa démonstration, Sylvain Gouguenheim en appelle à Jacques de Venise, un moine mort vers 1150 à qui l’on doit ces traductions. « La vague de traductions de l’œuvre d’Aristote, effectuées directement à partir des textes grecs à l’abbaye du Mont-Saint-Michel, cinquante ans avant que ne démarrent en Espagne, à Saragosse ou à Tolède, les traductions réalisées d’après les versions arabes de ces mêmes textes. »

Dans la diffusion de ce savoir grec qui passe rappelons-le par une poignée d’individus, Sylvain Gouguenheim veut redonner du poids à la diaspora chrétienne orientale. « Paradoxalement, l’Islam a d’abord transmis la culture grecque à l’Occident en provoquant l’exil de ceux qui refusaient sa domination. Mais cette fuite n’aurait guère eu de conséquence si les Grecs de Byzance n’avaient pris le relais de la culture antique et si les élites occidentales ne s’y étaient pas intéressées. Les émetteurs rencontrèrent leurs récepteurs. » La thèse qui conteste la transmission arabe du savoir antique n’est pas nouvelle. Pourquoi tant de haine ?

Une dérive droitière

Au mois d’avril, l’ouvrage connaît pourtant une bonne réception, avec la critique de Roger Pol-Droit dans Le Monde des livres. Il a également le droit au satisfecit du Figaro. Mais la mayonnaise de ce qui va être définitivement l’affaire Gouguenheim prend de manière spectaculaire lorsqu’une quarantaine d’historiens et de philosophes des sciences, conduites par Hélène Bellosta, directrice de recherche au Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales (CNRS), publient une réponse collective, et argumentée, dans Le Monde des livres du 24 avril. Le médiéviste de l’ENS-Lyon est accusé de « refaire l’histoire des savoirs ». Le lendemain, Sylvain Gouguenheim répond dans le même journal qu’on lui « prête des intentions qu’il n’a pas. »

Le 30, ce sont 56 historiens européens qui, dans Libération, prennent le relais, et affirment que « oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique ».
Arguments : « L’ouvrage va ainsi à contre-courant de la recherche contemporaine, qui s’est efforcée de parler de translatio studiorum et de mettre en avant la diversité des traductions, des échanges, des pensées, des disciplines, des langues. S’appuyant sur de prétendues découvertes, connues depuis longtemps, ou fausses, l’auteur propose une relecture fallacieuse des liens entre l’Occident chrétien et le monde islamique, relayée par la grande presse mais aussi par certains sites Internet extrémistes. Dès la première page, Sylvain Gouguenheim affirme que son étude porte sur la période s’étalant du vie au XIIe siècle, ce qui écarte celle, essentielle pour l’étude de son sujet, des XIIIe et XIV siècles. Il est alors moins difficile de prétendre que l’histoire intellectuelle et scientifique de l’Occident chrétien ne doit rien au monde islamique ! »

Piqué au vif lui aussi, Alain de Libera répond également à son détracteur par un texte, long et dense, refusé par Le Monde et accueilli, pour cette même raison, dans les colonnes de La Revue Internationale des Livres et des idées (Éditions Amsterdam) n°5 de mai-juin.

Il répond vertement à son jeune collègue, avec une délectation de Raminagrobis. « L’hypothèse du Mont-Saint-Michel, « chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin » hâtivement célébrée par l’islamophobie ordinaire, a autant d’importance que la réévaluation du rôle de l’authentique Mère Poulard dans l’histoire de l’omelette. », dit-il cinglant. Avant de conclure. « Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse au ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et aux caves du Vatican. »

Alain de Libera renvoie alors au fait que Sylvain Gouguenheim remercie dans son livre René Marchand, représentant d’une pensée catholique très droitière et auteur en 2002 aux éditions L’Âge d’Homme d’un libelle dont le seul titre explicite le contenu : La France en danger d’Islam, entre jihâd et reconquista.

Une autre affaire Pétré-Grenouillau ?

Toujours dans Le Monde, les médiévistes Gabriel Martinez-Gros et Julien Loiseau dénoncent avec douleur et conviction les propos de leur collègue qui se serait fourvoyé « dans les ornières d’un propos dicté par la peur et l’esprit de repli ». Argument plus intéressant : « Sylvain Gouguenheim confond “musulman” et “islamique”, ce qui relève de la religion et ce qui relève de la civilisation. Les chrétiens d’Orient ne sont certes pas musulmans, mais ils sont islamiques, en ce qu’ils sont partie prenante de la société de l’islam et étroitement intégrés au fonctionnement de l’État. »

Une autre réplique de poids provient de l’anthropologue Youssef Seddik, victime il y a quelques années d’une petite fatwa pour avoir imaginé une Bd sur l’islam : « La réplique à Sylvain Gouguenheim et à son fumeux pamphlet devrait commencer bien avant la querelle qu’il ramène sur la transmission à l’Europe renaissante d’Aristote et de l’hellénité du savoir. D’abord par la dénonciation de cette réduction raciste de l’Arabe au Bédouin », remarque-t-il dans son article « Grecs et Arabes : déjà d’antiques complicités » publié sur telerama.fr.

Sylvain Gouguenheim est un chercheur islamophobe, suggère la charmante collectivité des chercheurs, ou autant l’écrire sans détour, un médiéviste d’extrême droite. La blogosphère s’enflamme pour le sujet et le personnage. Pierre Assouline, dans sa République des livres, châtie l’auteur avec sa « Chronique d’un scandale annoncé ». Mektoub. The Herald Tribune se penche sur la polémique picrocholine, amplifiée par la querelle mondaine entre deux savants concurrents.

Le clou de la polémique provient de l’ENS-Lyon, elle-même. Le 28 avril, une pétition de plus de 200 enseignants et d’élèves Lettres et sciences humaines de l’ENS-LSH, pas forcément, et de loin, compétents en la matière, est publiée sur le site de Télérama. « Il est tout à fait légitime qu’un chercheur puisse défendre et faire valoir son point de vue, surtout lorsque celui-ci est inattendu et iconoclaste ; il appartient alors aux spécialistes de répondre à ses arguments et de les contester le cas échéant, avance le texte. Nous appelons d’ailleurs à prolonger ce débat intellectuel dans des journées d’études qui seront organisées à l’ENS-LSH à l’automne 2008.

Malheureusement, l’affaire semble bien dépasser la simple expression de thèses scientifiques. L’ouvrage de Sylvain Gouguenheim contient un certain nombre de jugements de valeur et de prises de position idéologiques à propos de l’islam ; il sert actuellement d’argumentaire à des groupes xénophobes et islamophobes qui s’expriment ouvertement sur internet.

Par ailleurs, des passages entiers de son livre ont été publiés sur ces blogs, au mot près, plusieurs mois avant sa parution. On trouve également sur Internet des déclarations qui posent question, signées “Sylvain Gouguenheim” (commentaire sur le site Amazon, 16 avril 2002) ou “Sylvain G.” (site Occidentalis, 8 novembre 2006). Bien évidemment, et nous en sommes parfaitement conscients, rien de ce qui circule sur internet n’est a priori certain, mais, au minimum, ces points méritent une explication et, le cas échéant, une enquête approfondie. Voilà pourquoi, nous ne sommes pas totalement convaincus par les arguments fournis par Sylvain Gouguenheim au Monde des livres (“J’ai donné depuis cinq ans […] des extraits de mon livre à de multiples personnes. Je suis totalement ignorant de ce que les unes et les autres ont pu ensuite en faire”). »

Le comparant sans le dire au chercheur et vrai négationniste Serge Thion, viré pour avoir utilisé le matériel informatique du CNRS afin de propager sur son site ses messages de haine, les pétitionnaires de l’ENS-Lyon, qui ne réclament pas officiellement de sanction, suggèrent tout de même, la main sur le cœur, à la direction, de bien vérifier si Sylvain Gougenheim n’aurait pas posté depuis son ordinateur professionnel, des articles plus vigoureux à destination de sites franchement islamophobes.

Inutile de préciser que les fameuses journées d’études du « débat intellectuel » prévues à l’automne 2008 se mesurent en nano-secondes. Entre-temps, Sylvain Gougenheim a vu également des renforts de poids le rejoindre comme l’historien Jacques le Goff.

Un tintamarre similaire s’était élevé en 2004 après la parution du travail d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur les « Traites négrières » dans la prestigieuse « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard. L’auteur expliquait que l’Occident n’avait pas le privilège de l’esclavagisme mais que les pays arabes et africains avaient, eux aussi, participé à ce commerce. Face à la bronca de quelques associations et des nouveaux Fouquier-Tinville de l’université, des sommités du monde intellectuel et historique avaient apporté leur soutien au travail sérieux et argumenté de Pétré-Grenouilleau, tout comme Jacques Le Goff l’a fait envers Sylvain Gouguenheim.

Dans un entretien accordé à Marc Riglet pour Lire de septembre 2009, Sylvain Gouguenheim répond préventivement et précisément à ses détracteurs. Islamophobe ? "L’islamophobe passe pour un malade mental et un individu infréquentable. A partir de là aucune discussion n’est possible ; on n’est pas loin du délit de blasphème. Bref, le débat n’appartient pas au débat scientifique ; c’est une arme polémique qui vise à l’empêcher."

Il n’y a pas d’histoire sans débats sur l’histoire. Il est tout de même curieux qu’aujourd’hui, en France, certains sujets, ne peuvent générer des controverses qu’au travers des exclusions, de pétitions et de procès en sorcellerie sous forme de livre civilisé.

Emmanuel Lemieux

http://www.idee-jour.fr/La-croisade-uni ... -anti.html

(je le pose comme sujet libre, je laisse les modérateurs effectuer le classement ad hoc)

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Message Publié : 01 Oct 2009 16:15 
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Pierre de L'Estoile
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Paru dans le Monde daté du 02/10/2009

À propos du livre LES GRECS, LES ARABES ET NOUS. ENQUÊTE SUR L'ISLAMOPHOBIE SAVANTE sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach. Fayard, "Ouvertures", 374 p., 24 €.

La science n'est pas l'opinion. Le raisonnement et la démonstration scientifiques obéissent à des règles et à des procédures. Et lorsqu'en 2008, Sylvain Gouguenheim, un historien spécialiste de l'Allemagne médiévale, publiait un ouvrage intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne (Seuil), dans lequel il affirmait que le monde arabo-musulman avait joué un rôle mineur dans la transmission du savoir grec vers l'Occident chrétien, de nombreux universitaires, dont des spécialistes reconnus des questions pour lesquelles Sylvain Gouguenheim disait vouloir faire oeuvre de vulgarisation, réagirent avec vigueur. Ils dénoncèrent tout autant les erreurs contenues dans l'ouvrage, et l'absence de preuves, que l'insistance de son auteur à vouloir relire l'histoire de la philosophie médiévale en reniant l'apport de l'Islam. Ce faisant, le médiéviste travestissait une opinion en savoir scientifique.

Optique post-coloniale

Les auteurs de Les Grecs, les Arabes et nous ont perçu dans le succès public du livre de Gouguenheim, et dans le bon accueil qui lui fut en général réservé par la presse, le symptôme d'une "islamophobie savante", à travers laquelle des propos hostiles à l'islam sont exprimés par des auteurs qui ont beau jeu, ensuite, de nier toute volonté polémique. C'est dans une optique post-coloniale qu'ils relisent ces événements récents, dans un contexte intellectuel influencé par ce qu'ils nomment une "philosophie de l'histoire sarkozyste", et par les prises de position de Benoît XVI, en particulier lors du discours de Ratisbonne (2006) : en y faisant allusion à une violence intrinsèque de l'islam, le pape avait semblé vouloir renouer avec une théologie de la "controverse".

Tous ceux qui ont appelé de leurs voeux, lors de "l'affaire Gouguenheim", un vrai débat scientifique, se réjouiront de disposer d'une synthèse claire sur l'état des connaissances. Les spécialistes, s'appuyant sur des sources et des études nombreuses, montrent comment la philosophie médiévale et la science moderne se sont progressivement bâties grâce à des héritages grecs et arabes, comme juifs et latins. Ils rappellent aussi combien il est erroné de vouloir considérer les religions comme des ""essences" homogènes et atemporelles", plutôt que comme des réalités historiques évoluant sans cesse et s'influençant les unes les autres. L'oeuvre de traduction du monde arabo-musulman au Moyen Age a été fondamentale, soulignent encore les auteurs, et elle a favorisé la circulation des textes antiques. Enfin, on sait aujourd'hui que toute pensée peut être formulée par n'importe quelle langue : contrairement à ce que voudrait faire croire une vision dépassée de la linguistique, l'opération de traduction du grec, langue indo-européenne, vers l'arabe, langue sémitique, n'a été limitée par aucune incapacité linguistique.

Mais au-delà même de ces questions circonstanciées, l'ouvrage propose des grilles d'analyse pertinentes pour comprendre les rapports actuels entre querelles idéologiques et production de savoirs scientifiques. L'évolution des supports de l'information a modifié de manière cruciale le statut de la preuve comme celui de l'expert. A lire les auteurs, si cette affaire, qui aurait pu rester confinée au monde académique, a trouvé tant d'écho dans l'espace public, c'est non seulement à cause du rôle joué par Internet, mais aussi parce que la thèse d'Aristote au Mont-Saint-Michel s'appuyait en partie sur une rhétorique de la "révélation" : l'auteur laissait entendre que les universitaires s'appliquaient à cacher la vérité sur l'oeuvre de traduction latine des textes grecs, alors même que celle-ci était analysée dans tous les ouvrages consacrés au sujet.

Certes, le discours de l'historien est toujours "situé". Mais c'est de la capacité de celui-ci à assumer son positionnement méthodologique et historiographique, comme de sa faculté à produire les preuves à l'appui de son propos que dépend la fiabilité du travail scientifique. Deux conditions parfaitement remplies par cet ouvrage.

Claire Judde de Larivière

http://www.lemonde.fr/livres/article/20 ... id=1238361

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Message Publié : 12 Jan 2010 6:04 
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Un entretien avec Sylvain Gouguenheim :
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Avant que de parler de votre nouveau livre, pouvez-vous tout d’abord nous dire où vous en êtes ? Et que pensez-vous des livres sortis contre vous aux Presses du Septentrion (dir. Max Lejbowciz) et chez Fayard (dir. Irène Rosier-Catach, Marwan Rashed, Alain de Libera et Philippe Büttgen) ?

Sylvain Gouguenheim: Ces livres sont surréalistes. Il y a dans la plupart des contributions un déchaînement haineux ou méprisant qui m'aurait valu, si je m'y étais livré, des ennuis auxquels je n'ose pas songer. Mais eux osent tout ... Comme le dit Sophocle dans Antigone, « la tyrannie a cette chance de faire et de dire ce qu'elle veut ».

On sent qu'ils savent bénéficier d'un entier sentiment d'impunité. Certaines choses sont ahurissantes ou grotesques: Max Lejbowicz qui prétend introduire de la rationalité dans le débat scientifique est, depuis 30 ans, le héraut de l'astrologie « conditionnelle »: selon lui, la physique permet de démonter l'exactitude de l'astrologie. On trouve aisément des extraits de son « livre » sur le net où il explique la carrière de Gabin par l'astrologie. Tant de sottise fait peur. Dans le livre de chez Fayard le jargon et les approximations se font concurrence.

Les illogismes aussi: un auteur m'accuse tout au long de son article d'antisémitisme (ce n'était pas vraiment le sujet de mon livre!) parce que je ne parle pas des juifs; un autre article me lance la même accusation parce que... je signale que certains savants ou lettrés étaient des juifs: il faudrait qu'ils accordent leurs violons...

Sinon je suis ostracisé dans mon milieu: des pressions m'ont empêché de parler dans un colloque en France organisé par la société des historiens médiévistes, je suis exclu des jurys de thèse qui concernent mon sujet de prédilection (les Teutoniques), écarté des laboratoires de recherche. Cela rappelle la Sorbonne dénoncée avec humour par Rabelais... Si on juge un homme à la valeur de ses ennemis, je ne vaux pas grand chose...

Heureusement à l'étranger l'accueil est totalement différent: les critiques sont rationnelles et constructives, les approbations fréquentes. J'ai ainsi eu l'honneur d'un soutien unanime de la presse et du monde universitaire grecs, toutes tendances politiques confondues ! Et des chercheurs grecs, belges et allemands m'ont spontanément fourni de précieux renseignements supplémentaires allant dans le sens de mon livre !

Parlons de quelque chose de plus agréable: vous venez de publier 40 « Regards sur le Moyen Âge » aux éditions Tallandier, chez qui vous aviez déjà écrit « les Chevaliers teutoniques ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les origines et le contenu de ce livre ?

S.G: A l'origine je devais participer à un recueil collectif chez un autre éditeur où j'étais chargé de la partie médiévale. On m'a prié, à la suite de « l'affaire Aristote », de ne plus faire partie de l'équipe. Je suis donc allé voir Tallandier avec cinq textes sous le bras. Après discussion, nous avons eu l'idée de proposer au grand public, amateurs d'histoire, étudiants, collègues du secondaire, une sorte d'introduction au Moyen Âge, sous la forme de chapitres courts (pas plus de 10 pages), écrits le plus clairement possible, et s'efforçant de fournir l'état actuel des connaissances. Une bibliographie volontairement réduite donne les clés pour aller plus loin. Nous n'avons mis que très peu de notes, uniquement pour fournir des explications techniques. La posologie idéale est d'un à deux chapitres par soir!..

Comment avez-vous choisi ces thèmes ?


S.G: Tout s'est réalisé en étroite concertation avec l'éditeur. Nous étions d'abord partis sur une base de 50 dossiers mais cela s'est avéré trop long. Nous voulions un ouvrage maniable, qui ne dépasse pas 400 pages. Aussi la liste a t-elle été réduite à 40 chapitres, regroupés en cinq thèmes principaux: la guerre et la paix, le pouvoir, la foi et la culture, le travail, les mythes et la mémoire. Nous avons voulu parcourir l'ensemble de la période médiévale, de Clovis à Jeanne d'Arc, sans oublier le monde orthodoxe et en particulier l'empire byzantin. La liste a plusieurs fois été remaniée, en fonction de l'intérêt supposé des sujets pour le public, de la difficulté présentée par certains...

Sur quels critères avez-vous choisi les chapitres ?

S.G: Il y en avait deux. D'une part présenter au lecteur ce que, sans doute, il attendait: les thèmes et les figures « classiques » du Moyen Âge, en nous appuyant sur ce que l'on apprenait jadis à l'école ou au collège. D'autre part aborder des sujets un peu moins connus. Voisinent ainsi avec les serfs, les châteaux, Saint Louis, la chevalerie, les Vikings ou les pèlerinages à Jérusalem, des textes sur la forêt (les défricheurs de Brocéliande), la naissance des Habsbourgs, « l'empire normand » qui allait de Londres à Antioche et de Rouen à Palerme, la guerre dans le monde byzantin, les mappemondes médiévales ou encore « l'invention de la Bible ». Certains chapitres relèvent enfin d'une situation intermédiaire: tout le monde connaît les cathédrales gothiques, merveille de notre civilisation, on sait moins – en dehors des spécialistes qui ont enquêté sur ce point – à quel point elles n'auraient pas vu le jour sans une importante métallurgie du fer et sans les armatures de fer qui viennent les soutenir.

Charlemagne est ultra célèbre, mais les usages légendaires que l'on a fait de sa personne au cours des siècles, révèlent une autre dimension de la culture et de la politique médiévales; enfin on a une image déformée du « Drang nach Osten » allemand... Grâce aux travaux de grands historiens comme Robert Folz ou Charles Higounet, de tels sujets peuvent être offerts au public.

Tout cela est passionnant. Mais, alors, de quels chapitres avons-nous été privés? Qu'avez-vous « censuré »?

S.G: Nous avons écarté des sujets auxquels nous avions songé dans un premier temps, la plupart du temps parce qu'ils semblaient – à tort ou à raison – trop techniques, trop difficiles à synthétiser en 8 à 10 pages, voire trop « exotiques ». Par exemple, la réforme grégorienne, les affrontements entre les papes et les empereurs, la naissance et l'essor des Universités – cette grande originalité de l'Europe latine –, les villages et le travail de la terre (défrichements, progrès de l'outillage), les principautés russes: tout cela ne fait finalement pas partie de ce livre. C'est dommage; mais si ces thèmes figuraient, d'autres auraient disparu, ce qui aurait suscité la même question de votre part!

On remarque aussi la présence de vignettes, d'enluminures reproduites au début de chaque chapitre. Vous flirtez avec la bande dessinée ?

S.G: Il ne s'agit pas de photocopies mais de dessins réalisés à partir d'enluminures, de sceaux, voire de sculptures du Moyen Âge. Ces quarante vignettes ont été réalisées par une dessinatrice de talent. Elles contribuent à introduire le lecteur dans l'univers médiéval, qui était un monde d'images. Chacune a été choisie en fonction du chapitre à illustrer et je suis très heureux de l'association ainsi réalisée.

Avez-vous d'autres projets? On voit sur le net que vous préparez un livre « sur l'invention de la laïcité ». Vraiment ? Allez-vous devenir un contemporanéiste ?


Non chacun doit rester dans son domaine chronologique. Il y a des historiens qui prétendent faire à la fois de la médiévale et de la contemporaine.... les résultats sont peu heureux. En fait, je termine un livre assez court sur la réforme grégorienne et la querelle des investitures, à la demande d'un éditeur (les éditions Temps présent), en espérant qu'il paraîtra à temps pour être utile aux étudiants qui préparent les concours du CAPES et de l'agrégation. Le titre présenté sur le net ne correspond pas à celui de l'ouvrage!

Merci pour cet entretien, Monsieur Gouguenheim, et bon courage dans ce « monde universitaire français » visiblement plus politisé que scientifique.

Source : http://www.mediaslibres.com/tribune/pos ... e?pub=0#pr

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Message Publié : 02 Fév 2012 18:37 
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