Le titre de ce sujet est sans doute trompeur et le pluriel pourrait être utilisé à "identité", surtout depuis la période contemporaine et les conséquences de trois guerres entre la France et l’Allemagne entre 1871 et 1945. Il en va de cette région, aux limites géographiques mal définies avant le XVIIIème siècle, comme pour d'autres.
Les territoires de l'Alsace contemporaine se situent dans le royaume alaman à la fin du IVème siècle, après une romanisation que ses populations ont connu pendant plus de trois siècles : Argentoratum fut un camp de légionnaires situé sur le limes de la partie rhénane de l'Empire romain. Une fois intégrés aux royaumes francs (celui d'Austrasie plus précisément), les souverains mérovingiens créent un "duché d'Alsace" au VIIème siècle, dont la mission première était de défendre les marches du royaume contre des incursions ponctuelles d'Alamans, peuples germaniques dont la soumission aux monarques francs fut aussi longue que tortueuse. Une fois que les royaumes francs furent étendus bien au-delà du Rhin et unifiés par les carolingiens, le duché d'Alsace disparut au milieu du VIIIème siècle. Après le partage de Verdun (843), puis la lente désagrégation de la partie dont Lothaire avait hérité, cette région se trouve intégrée à la Francie orientale, qui deviendra progressivement le Saint-Empire Romain Germanique au Xème siècle. Celui-ci, véritable agrégat d'Etats, principautés ou villes libres d'Empire, permettait une relative autonomie locale et au Moyen-Age le territoire alsacien était morcelé entre villes libres (comme la célèbre Décapole) et seigneuries multiples, dont la plupart des dirigeants étaient au service de l'empereur. Même si ces populations parlaient une langue alémanique et sont de culture germanique, il est délicat de parler d'identité alsacienne avant la conquête, en plusieurs étapes, de cette région par le royaume de France, du traité de Westphalie (1648) à la politique dite "des réunions" menée par Louis XIV, Strasbourg étant rattachée au royaume de France en 1681. Ainsi, au 18ème siècle, l’Alsace est enfin clairement définie, historiquement et géographiquement. Faisant partie du Royaume de France, elle se présente comme ayant ses spécificités et son origine propre. Puis, durant la première moitié du 19e siècle, les historiens et folkloristes, de confession protestante, s’attachent à mettre en avant la germanité de l’Alsace en publiant une histoire patriotique de la région dans laquelle sont propagés les us, coutumes et traditions populaires.
Mais le questionnement sur l'essence même d'une identité alsacienne apparait véritablement suite à la guerre franco-prussienne de 1870. En effet, les Prussiens et leurs alliés ont comme but de guerre la conquête de la région alsacienne et de certains territoires lorrains (le plus souvent de langue alémanique également) pris aux anciens départements de la Meurthe, de la Moselle et des Vosges (quelques cantons). Le traité de Francfort du 10 mai 1871, ratifié de manière forcée par le gouvernement français, "rendait" cette région d'Alsace-Lorraine au jeune empire allemand, ce dernier en faisant une "terre d'empire" : le Reichsland Elsaß-Lothringen. C’est véritablement à partir de cette date que les liens culturels, linguistiques et historiques de la région font véritablement d’elle l’objet principal d’une polémique autour des revendications territoriales allemandes dans laquelle les arguments tirés de l’histoire sont forcément mis en évidence. La nature de la nation fera alors débat entre l’historien de l’Antiquité Theodor Mommsen (1817‑1903) et le médiéviste Fustel de Coulanges (1830‑1889) : le premier considère les Alsaciens comme un peuple germanique qui naturellement doit être lié à l’Allemagne, le second défend une thèse libérale affirmant qu’un peuple peut s’autodéterminer car selon lui, ce ne sont ni la langue, ni la race qui créent une nation, mais bien ses implications dans la vie de la nation française, ceci depuis la Révolution. La perte de ces provinces, entraina un sentiment d'humiliation et d'injustice manifeste pour la France. La statue de Strasbourg sur la place de la Concorde à Paris fut drapée par un voile noir, symbole du deuil, comme un bandeau violet recouvrit cette région sur la plupart des cartes de France dans les salles de classe des écoles françaises. Cette annexion engendra l'émergence du sentiment de revanche chez de nombreux Français.
L'empire de Guillaume 1er permit aux Alsaciens-Lorrains qui souhaitaient quitter la région annexée de le faire, en "optant" pour la nationalité française. S'ils furent près de 160 000 habitants (500 000 en tout avec les demandes de ceux qui n'habitaient pas/plus dans les provinces annexées) à déposer une demande, seulement 50 000 partiront réellement. Passé le 1er octobre 1872, ceux qui n'étaient pas partis étaient considérés de facto comme Allemands. En contrepartie, le Reichsland véritable terre de colonisation allemande (surtout pour les populations du sud de l'empire), vit un nombre conséquent d'Allemands arriver en Alsace. Plus de 200 000 nouveaux Alsaciens-Lorrains, essentiellement venus d'Allemagne de "l'intérieur", vinrent peupler ce territoire entre 1871 et 1910. En 1910, un habitant d'Alsace-Lorraine sur six était fils d'immigré. Malgré le fait qu’une grande majorité de la population alsacienne parlait toujours son dialecte alémanique et que l’élite était le plus souvent bilingue, la région fut germanisée et l’usage du français et de l’alsacien furent proscrits à l’école. Le Reichsland dépendait directement de l’empereur et était dirigé par un gouverneur, le plus souvent militaire. Il s’agissait d’une administration autoritaire, dans laquelle l’armée impériale et les hauts-fonctionnaires prussiens avaient tous les pouvoirs, jusqu’à la constitution plus libérale adoptée en 1911. On peut ajouter que les empereurs allemands firent de l’Alsace et, surtout, de Strasbourg la vitrine d’un empire allemand dynamique et en pleine expansion économique et scientifique. A titre d’exemple l’Université de Strasbourg fut dotée de moyens considérables, pratiquement à égalité avec celle de Berlin, les infrastructures de communication également. Bien entendu, ces populations bénéficièrent de lois sociales allemandes avantageuses (par rapport à ce qui existait en France à l’époque) votées sous Bismarck. Guillaume II, féru d’une période médiévale fantasmée, fit reconstruire le château du Haut-Koenigsbourg selon ses propres goûts dans le même objectif. Il n’y a pas eu de soulèvements ni de contestations majeures face au pouvoir impérial allemand et si l’incident de Saverne n’eut pas eu lieu en 1913, l’essentiel des observateurs étrangers aurait pu affirmer que ces Alsaciens étaient bien des Allemands. Cet incident mit en lumière tout le mépris que les hauts-fonctionnaires allemands et l’armée (surtout les Prussiens) avaient pour les Alsaciens qu’ils considéraient comme des Allemands imparfaits, de seconde zone. Les populations n’étant pas en reste à l’encontre de ces fonctionnaires rigides, le plus souvent détestés. Cela explique également pourquoi les autorités impériales, lorsque la Grande guerre éclata, peu certaine du patriotisme de ces Alsaciens les affecta majoritairement sur le théâtre oriental des opérations militaires de ce conflit, afin d’éviter toute éventuelle fraternisation avec les soldats français, qui auraient pu se retrouver en face d’eux. Visiblement la germanisation n’avait pas effacé toute nostalgie de la France. Si 380000 Alsaciens-Lorrains firent leur devoir en 1914, en portant l’uniforme de l’armée impériale allemande, 18 000 désertèrent tout de même pour se battre du côté de la France.
À la suite de la défaite des empires centraux, les « provinces perdues » retournent à la France par le traité de Versailles en 1919. On peut noter ici l’apparition d’une mémoire spécifique de combattants alsaciens (et mosellans) ayant porté l’uniforme impérial allemand sans le souhaiter entre 1914 et 1918 : les premières associations d’anciens combattants, de « malgré-nous » sont constitués dès 1920. Suite à des incompréhensions réciproques, les vexations réalisées par les autorités françaises victorieuses – bercées par la propagande d’avant-guerre et les images d’Epinal d’Hansi –, qui ne s’attendaient pas à trouver des Alsaciens relativement bien intégrés dans le Reich allemand, vont entrainer un certain nombre d’Alsaciens à regretter ce « retour » à la France. Une politique de « refrancisation » humiliante va être mise en place dans les écoles et les administrations alsaciennes. Les fonctionnaires français, rigides et suffisants succèdent aux Prussiens. Des commissions de triage vont expulser plus de 200 000 personnes d’Alsace-Lorraine (nom qui disparait alors pour être remplacé par Alsace-Moselle) en 1919-1920. La volonté du Cartel des gauches en 1924 de mettre fin au statut concordataire en Alsace(-Moselle) va achever de rendre visible ce « malaise alsacien » et jeter une partie importante de la population en direction de partis autonomistes - dont les idées commençaient déjà à prospérer après l’annexion allemande de 1871 -, réclamant le respect de l’identité alsacienne au sein de la République. La place prise par le Heimatbund à partir de 1926 au sein de la population alsacienne fut importante. Les autorités françaises le combattirent et jugèrent un grand nombre de ses membres lors de procès très suivis et médiatisés. Les années 1930, avec l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne ont mis en lumière des liens parfois obscurs entre ces partis autonomistes alsaciens et les dirigeants allemands, ce qui eut pour conséquence de diviser l’autonomisme alsacien : certains ne refusaient ces alliances de circonstances avec le pouvoir nazi, d’autres si. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’un d’entre eux, Karl Roos, est fusillé par les Français pour espionnage. La grande majorité de la population population alsacienne est à nouveau évacuée, car trop près du théâtre des opérations militaires.
Après les mois dramatiques de mai et juin 1940, lorsque la France est vaincue, les autorités allemandes annexent tout simplement la région et installent le sinistre Gauleiter Wagner pour l’administrer. Il s’agit cette fois non seulement de germaniser ces Alsaciens, mais également de les nazifier. La langue française et l’alsacien sont à nouveau interdits, tous les administrations sont épurées et les fonctionnaires sont remplacés par des nazis. La NSDAP devient le parti unique et la population doit adhérer à toutes ses organisations socio-professionnelles. Toute personne qui est suspectée d’être pro-française est systématiquement expulsée. Ces personnes expulsées (environ 100 000, sans compter celles qui ne souhaitent pas revenir) furent remplacées par des « colons » allemands, chargé d’aryaniser la région (les juifs sont bien entendu expulsés dès juillet 1940). Les lois allemandes sont introduites en Alsace, les récalcitrants éventuels peuvent se retrouver au camp de redressement de Schirmeck ou déportés au camp de concentration du Struthof, voire en Allemagne « de l’intérieur ». Pire, au mépris de la Convention d’armistice de juin 1940 - Vichy ne protesta jamais vraiment sur ces sujets - et du droit de la guerre, les autorités allemandes incorporèrent de force ces populations dans l’armée allemande à partir d’août 1942. Ces soldats - en qui leurs supérieurs n’avaient nulle confiance – furent envoyés majoritairement sur le front russe. 130 000 Alsaciens-Mosellans furent concernés jusqu’en 1945. Comme ailleurs en France, cette population terrorisée par l’ordre nazi attendit sa libération, effective après la prise de la « poche de Colmar » par les alliés en février 1945. Lors de procès très médiatisés - comme celui de Bordeaux - concernant la compréhension de ce que représentaient l'annexion et l'incorporation de force, l'opinion alsacienne n'a pas eu le sentiment que ce passé tragique fut réellement compris par le reste de la population française, qui n'avait connu "que" l'occupation allemande.
Ce mouvement de balancier permanent entre la France et l’Allemagne au cours de ce siècle de conflits participa à construire une identité propre aux Alsaciens, qui leur faisait défaut jusqu’alors. Même si les mémoires s’enchevêtrent autour de ces événements tragiques - une majorité de la population alsacienne semble avoir accepté l’annexion de 1871, une même majorité (sans que cela soit forcément les même personnes ou leurs héritiers d'autant plus que les incessants flux migratoires empêchent d'avoir une vision d'ensemble exacte) semble avoir été partiellement déçue du « retour à la France » en 1919, ce qui explique l’émergence politique de l’autonomisme alsacien, l’énorme majorité a rejeté l’annexion nazie de 1940, dont les conséquences l’ont fortement traumatisée – et qu’il est notable qu’une identité singulière se soit construite loin de la propagande cocardière ou impériale (on ne parle même pas de la nazie), ces populations ont surtout exprimé le fait qu’elles n’avaient rien demandé, à personne, et que finalement elles se sentent de culture germanique, certes, mais finalement françaises. Les conséquences de l’annexion de 1940 ne sont pas étrangères à cet état d’esprit particulier. Conservant finalement un mauvais souvenir de ceux, Allemands comme Français, qui pensaient sans doute trop à leur place, qui les ont germanisées et francisées contre leur gré, ces populations ont donc développé une identité particulière, spécifique, pratiquement inclassable, du moins en dehors des idéologies nationalistes voisines alors connues.
_________________ Un peuple sans âme n'est qu'une vaste foule Alphonse de Lamartine
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