Je pense que vous que cette « nouveauté » de donner (ou de se donner) un numéro aux souverains n’est pas anecdotique mais très signifiante et mérite d’être développée.
Alors il faut chercher non au IXème siècle, mais dans la deuxième moitié du XIVème puisque c’est à ce moment que cela s’est joué, et il me semble exister à cette époque plusieurs faits convergents : D’abord probablement un nouvel esprit de systémisation et de nomenclature dans ce Moyen-âge finissant. Il faudrait ensuite analyser de plus près les rapports entre le royaume et l’Empire ; depuis le début du XIVème siècle, cela a été rappelé, les légistes de Philippe le Bel ont affirmé que « le roi était empereur en son royaume ». Or, il se produit peu après, dans ce contexte, une sorte de « télescopage onomastique » (excusez-moi pour cette expression approximative) : sur le trône de France monte en 1322 un Charles, ce qui était une grande nouveauté, puisque le dernier roi français portant ce nom était justement Charles III le simple. Certes ne se posa pas alors la question de la numérotation, qui est plus tardive, comme on l’a dit. Mais cela se complique lorsque sous le règne de Charles IV le Bel arrive en France son filleul Venceslas, fils du roi de Bohême Jean l’Aveugle, qui décide alors de changer son nom pour celui de son parrain ; ce nouveau Charles, vous le savez, devient empereur en 1355 sous le nom de Charles IV, ce qui dans l’Empire aussi ressuscitait un nom impérial oublié depuis des siècles (Charles III le Gros donc, au IXème siècle), lequel mène en outre une politique très active d’affirmation des prétentions impériales (par exemple face au pape avec la Bulle d’or, et couronnement comme roi d’Arles, un titre oublié venu du fond des âges). C’est donc probablement à ce moment qu’en France, lorsque Charles V devient roi,le milieu royal, ou peut-être le roi lui-même dans sa "librairie", se sont plongés dans ces généalogies pour déterminer comment ranger tous ces Charles, et qu’il fut jugé politiquement peu acceptable, en choisissant Charles VI, de donner de facto rang de roi de France à un empereur (Charles III le gros), qui aurait réuni la Francie à l’Empire, ce qui aurait pu faire accréditer l’idée que le royaume y fut un temps subordonné. En tout cas, nouvel élément dans ce sens à invoquer, les Grandes Chroniques de France ne nomment à ma connaissance jusqu’en 1380 (en dehors des papes, toujours mentionnés, mais une seule fois, avec leur numéro lors de la mention de leur élection) que deux souverains chiffrés, et ce sont précisément: 1) Charles V, lorsque le chroniqueur mentionne le changement de règne de 1364 : « Ci fenissent les fais du bon roy Jehan. Gy comengent les gestes du roy Charles cinqiesme du nom » (ce qui est peut-être la première mention chiffrée d'un roi, ce qui accréditerait l'idée d'une réflexion et d'une recherche dans ce sens à l'occasion de l'avènement, mais j'avoue ignorer la date réelle de rédaction de cette partie de la chronique, qui est peut-être postérieure). puis la naissance et le baptême du dauphin en 1368 : « De la Nativité de Charles , premier fils de Charles-le-quint, roy de France » « De la solempnité du baptisement de Charles, fils du roy Charles le quint de ce nom » Et encore en 1375, à l’occasion… « De la loi que le roy Charles-Quint ordena sur l'aagement des ainsnés fils des roys de France, el fu publiée en parlement de Paris». Toutes occasions très solennelles donc,
2) Et, plus intéressant, Charles IV empereur lorsqu’on relate sa lettre écrite à Charles V pour lui annoncer son souhait de venir le visiter en France. « En celuy temps mil trois cens septante-sept, escript au roy l'empereur de Rome Charles, le quatriesme de ce nom, par lettres escriptes de sa main, et par deux messages par luy envoiés, l'un assés tost après l'autre, qu'il estoit ordené pour venir en France veoir le roy et faire certain pèlerinage où il avoit sa dëvocion, de quoy le roy fu moult liés ».
Et ce n’est probablement pas un hasard. Pour préparer sa venue, on mit en effet au travail une armée de clercs de la chancellerie qui, après avoir investi les armoires du Trésor des Chartes, en exhumèrent les parchemins les plus poussiéreux avec deux objectifs : trouver des preuves du bon droit du roi contre les prétentions anglaises afin de convaincre l’empereur, et aussi mettre au point un protocole réglé au millimètre pour, sans vexer l’empereur, affirmer la souveraineté du capétien dans ses Etats face à l’Empereur ; la visite fut effectivement un sommet de cérémonial symbolique (avec par exemple cette anecdote célèbre du cheval blanc du roi et du cheval noir de l’empereur). En somme, chacun son numéro, pour que chacun affirme sa légitimité, son droit, et sa juste place dans la lignée.
_________________ Tous les désespoirs sont permis
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