Jerôme a écrit :
Napoléon a bénéficié d'une image épique rejetant dans l'ombre les aspects peu glorieux. Mais est ce un hasard ou une démarche habile de sa part ?
Pour s’en tenir aux Adieux de Fontainebleau, la scène a été immortalisée par l’œuvre de Vernet ; sous la restauration.
Les Adieux sont également restés dans l’histoire par la célèbre harangue de Napoléon. Celle-ci fut principalement connue par la version qui en fut donnée dans la Correspondance publiée sous le Second Empire. La voici :
« Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps, comme dans ceux de notre prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité.
Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue. Mais la guerre était interminable; c'eût été la guerre civile, et la France n'en serait devenue que plus malheureuse. J'ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie; je pars.
Vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée; il sera toujours l'objet de mes vœux !
Ne plaignez pas mon sort; si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore à votre gloire; je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !
Adieu, mes enfants ! Je voudrais vous presser tous sur mon cœur; que j'embrasse au moins votre drapeau !
[A ces mois, le général Petit, saisissant l'aigle, s'avance. Napoléon reçoit le général dans ses bras et baise le drapeau. Le silence que cette grande scène inspire n'est interrompu que par les sanglots des soldats. Napoléon, dont l'émotion est visible, fait un effort et reprend d'une voix ferme:]
Adieu encore une fois, mes vieux compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs ! »
Ce texte « officiel » était tiré du « Manuscrit de 1814 » de Fain, publié en 1823 ; version arrangée à des fins politiques différant du texte que ce même Fain, accompagné de Gourgaud, Maret et Jouanne, avaient rédigé immédiatement après les faits en ces termes :
"Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux.
Depuis vingt ans je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l’honneur et de la gloire. Vous vous êtes toujours conduits avec bravoure et fidélité. Encore dans ces derniers temps, vous m’en avez donné des preuves.
Avec vous, notre cause n’était pas perdue. J’aurais pu pendant trois ans livrer la guerre civile ; mais la France n’en eût été que plus malheureuse et sans aucun résultat. Les puissances alliées présentaient toute l’Europe liguée contre nous. Une partie de l’armée m’avait trahi ; des partis se formaient pour un autre gouvernement. J’ai sacrifié tous mes intérêts au bien de la patrie ; je pars. Vous la servirez toujours avec gloire et honneur, vous serez fidèles à votre nouveau souverain.
Recevez mes remerciements, je ne puis vous embrasser tous, je vais embrasser votre chef, j’embrasserai aussi votre drapeau. Approchez Général, faites avancer le drapeau.
Que ce baiser passe dans vos cœurs ! Je suivrai toujours vos destinées et celles de la France. Ne plaignez pas mon sort ; j’ai voulu vivre pour être encore utile à votre gloire, j’écrirai les grandes choses que nous avons faites ensemble. Le bonheur de notre chère patrie était mon unique pensée ; il sera toujours l’objet de tous mes vœux. Adieu mes enfants."
En somme, le 20 avril 1814, Napoléon a soigné sa sortie, mais d’autres ont accompagné son ambition postérieurement.
De la même manière, l’humiliante traversée de la Provence ne marqua pas la postérité.
Certains tentèrent de décrire l’affaire sous un meilleur jour :
« Avant d’arriver à Avignon et à Orgon, plusieurs personnes de cette première ville firent parvenir divers rapports au maréchal Bertrand, pour l’inviter à prendre des mesures de sûreté, parce que depuis quelques jours, des inconnus s’étaient glissés parmi la populace, et l’excitaient à se porter aux plus grands outrages contre la personne de Napoléon. Bertrand communiqua ces avis à l’Empereur ; mais il refusa d’y croire, et continua à voyager sans précautions.
[…]
Dès qu’on fut sorti d’Orgon, Bertrand renouvela ses instances près de Napoléon. Il résista encore. Bertrand lui ayant dit enfin qu’on ne répondait pas de sa vie s’il s’obstinait à s’exposer ainsi, il répondit : Hé bien, voyons ! peut-être se trouvera-t-il quelque vieux soldat qui défendra celui qui, pendant quinze ans, les conduisit à la victoire. Bertrand désespéré, s’écria : Et quoi ! vous n’épargnerez pas un crime à la grande nation ? Ces mots lui firent impression, et il se détermina à se déguiser, en changeant d’habits pour poursuivre sa route. »
(J.-L***, Vie du maréchal Bertrand, 1821)
Une estampe en rapport :
accompagnée de ces mots :
« Napoléon, méprisant ces lâches démonstrations, conservait le sang-froid qui convenait à sa dignité »
Ce qui change grandement de ce qu’on pouvait lire sous la plume du comte de Waldbourg-Truchsess (Nouvelle relation de l’itinéraire de Fontainebleau à l’île d’Elbe, sorti en 1816) :
« L'Empereur se cachait derrière le général Bertrand le plus qu'il pouvait; il était pâle et défait, ne disait pas un mot.
[…]
A un quart de lieue en deçà d'Orgon, il crut indispensable la précaution de se déguiser : il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier.
[…]
A une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignîmes la voiture de l'Empereur, qui, bientôt après, entra dans une mauvaise auberge située sur la grande route, et appelée la Calade.
[…]
Je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains.
Je ne le reconnus pas d'abord, et je m'approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'un marcher et me laissa voir son visage arrosé de larmes.
[…]
On se mit à table, mais comme ce n'étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture dans la crainte d'être empoisonné. Cependant nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaient et prit de tout ce qu'on lui offrit; il fît semblant d'y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher; quelquefois, il jetait dessous la table ce qu'il avait accepté pour faire croire qu'il l'avait mangé.
[…]
Mille projets se croisaient dans sa tête sur la manière dont il pourrait se sauver; il rêvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aix, car on l'avait prévenu qu'une très grande foule l'attendait à la poste. Il nous déclara donc que ce qui lui semblait le plus convenable, c'était de retourner jusqu'à Lyon, et de prendre de-là une autre route pour s'embarquer en Italie.
[…]
Alors il recommença à nous fatiguer de ses inquiétudes et de ses irrésolutions. Il nous pria même d'examiner s'il n'y avait pas quelque part une porte cachée par laquelle il pourrait s'échapper, ou si la fenêtre dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'était pas trop élevée pour pouvoir sauter et s'évader ainsi.
La fenêtre était grillée en dehors, et je le mis dans un embarras extrême en lui communiquant cette découverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur.
Après dîner nous le laissâmes à ses réflexions, et comme, de temps en temps , nous entrions dans sa chambre, d'après le désir qu'il en avait témoigné, nous le trouvions toujours en pleurs.
[…]
Il contraignit, par ses instances, l'aide-de-camp du général Schuwaloff de se vêtir de la redingote bleue et du chapeau rond, avec lesquels il était arrivé dans l'auberge , afin sans doute, qu'en cas de nécessité, l'aide-de-camp fût insulté , ou même assassiné à sa place [Comme il n'est arrivé aucun mal à l'aide-de-camp qui jouait le rôle de Buonaparte, il est suffisamment prouvé que Napoléon n'avait plus rien à craindre et que son déguisement n'était nullement nécessaire ; il ne servit réellement qu'à le rendre ridicule et méprisable.].
Buonaparte, qui alors voulut se faire passer pour un colonel autrichien, mit l'uniforme du général Koller, se décora de l'ordre de Marie-Thérèse, que portait le général, mit ma casquette de voyage sur sa tête, et se couvrit du manteau du général Schuwaloff.
Après que les commissaires des puissances alliées l'eurent ainsi équipé, les voitures avancèrent; mais, avant de descendre, nous fîmes une répétition, dans notre chambre, de l'ordre dans lequel nous devions marcher. Le général Drouot ouvrait le cortège; venait ensuite le soi-disant empereur, l'aide-de-camp du général Schuwaloff, ensuite le général Koller, l'Empereur, le général Schuwaloff et moi, qui avais l'honneur de faire partie de l'arrière-garde, à laquelle se joignit la suite de l’Empereur.
Nous traversâmes ainsi la foule ébahie qui se donnait une peine extrême pour tâcher de découvrir parmi nous celui qu'elle appelait son tyran.
L'aide-de-camp de Schuwaloff ( le major Olewieff) prit la place de Napoléon dans sa voiture, et Napoléon partit avec le général Koller dans sa calèche.
[…]
Toutefois l'Empereur ne se rassurait pas. Il restait toujours dans la calèche du général autrichien, et il commanda au cocher de fumer, afin que cette familiarité pût dissimuler sa présence. Il pria même le général Roller de chanter, et comme celui-ci lui répondit, qu'il ne savait pas chanter, Buonaparte lui dit de siffler.
C'est ainsi qu'il poursuivit sa route, caché dans un des coins de la calèche, faisant semblant de dormir, bercé par l'agréable musique du général et encensé par la fumée du cocher. »
Voir aussi la correspondance de Schouvalov (lettre du 28 avril 1814 (Fréjus) adressée à Nesselrode) :
« Les détails de notre voyage depuis Lyon jusqu’ici, mon cher comte, sont à faire dresser les cheveux et à faire crever de rire tout à la fois.
[…]
A une lieue [d’Orgon], Napoléon sortit pour un besoin, mit vite son courrier dans la voiture, monta son cheval en surtout bleu et chapeau rond, et une cocarde blanche, à ce qu’on m’a assuré, et partit ventre à terre.
En arrivant [à l’auberge de La Calade], un courrier nous dit en secret qu’il était là, qu’il fallait entrer dans sa chambre sans y faire attention, et l’appeler Campbell ; ensuite on se rappela que Campbell était passé et il s’appela lord Burgersh.
J’entrai dans la chambre et le trouvai excessivement triste et abattu. Nous dînâmes tous ensemble et il s’égaya un peu.
[…]
Après avoir dormi quelques heures, j’entrai dans sa chambre, et je le trouvai debout, en uniforme de général autrichien, le bonnet du comte Truchsess avec la cocarde prussienne sur la tête et son manteau d’uniforme sur les épaules. Nous partîmes à minuit, et voici comment : devant, le général Bertrand et M. Coulevaeff sur la place de Napoléon, ensuite moi dans un cabriolet ; ensuite dans une petite calèche de Koller, à deux chevaux, deux généraux autrichiens, Koller et Napoléon. Comment trouvez-vous cette farce tragique ? »