Cher Plantin, j'ai dit plus haut que la crise profonde n'était pas institutionnelle mais relationnelle. Je suis pour un changement des pratiques politiques, car je sais pertinemment qu'aucune forme gouvernementale ne sera satisfaisante si la classe politique n'aborde pas différemment son rapport à la population. Mais, comment redéfinir les bases du contrat, comme je le propose ? Je n'ai pas vraiment d'idées. Une nouvelle Constitution serait le moyen le plus simple (mais écarté) ; des Etats Généraux sont un peu archaïques (
) ; le renouveau peut être une solution : nouveaux hommes, nouveaux discours...
La République manque peut-être de discours : les hommes politiques parlent de problèmes, parlent en bons gestionnaires énarques, mais on a l'impression qu'il leur manque tout un fonds idéologique, philosophique, et théorique, qui pourrait permettre de créer un lien avec la population. Malheureusement, dans le régime si cloisonné et strict des partis, c'est souvent vu comme de la dissidence ou de la démagogie que de se lancer dans de grands discours extra-gouvernementaux. Reste la presse écrite et le secteur libraie : mais très honnêtement, sans avoir lu toutes les professions de foi de nos hommes politiques, il est quand même clair que leurs livres sont affligeants de conformisme et de démagogie. Entre les tirages dignes d'un volume d'Harry Potter, relayé par une campagne de com' complètement disproportionnée par rapport à l'événement relayé, Sarkozy n'a plus grand chose d'un homme politique ; le dernier bouquin de Jack Lang est une vulgate politique, dont le fonds n'est pas sot en soi (il parle de changer les pratiques, en s'éclairant à la lumière de Mendès, puis de nouvelle République), mais qui tranche avec le personnage : je me souviens d'un reportage sur lui diffusé il y a quelques semaines sur Canal + où on le voyait dans son restaurant préféré discuter avec le patron. Le journaliste demande au patron : "Quel est son plat préféré à Jack ?" [On est dans un restau italien]. Et Jack d'anticiper, en bon socialiste simple et sans fioritures bourgeoises : "J'aime les pâtes avec une bonne petite sauce tomate, toute simple". Et, hilarant, le patron de renchérir : "Vous ne les préférez pas au homard ou au crabe ?". "Non, non, à la tomate, tout simplement."
Politique stratégique plus que politique de conviction, cela doit sûrement jouer sur la défiance. Les Français ne sont pas stupides et savent reconnaître une langue de bois. Ils savent aussi qu'elle est parfois nécessaire à la sûreté de l'Etat. Je me souviens de l'affaire "Suzy et Gros loup, où la place Beauvau négociait avec une organisation terroriste via des petites annonces amoureuses : cacher qu'une organisation terroriste planifiait des attentats sauf rançon, c'est par abstraction une faute politique. Mais en ce cas précis, entre le respect absolu d'une morale et la crainte justifiée d'une psychose (on a vu ce qu'a donné les prévisions de grippe aviaire sur le stock de masques et de Tamiflu), l'Etat a su être pragmatique, et les Français n'ont pas protesté outre mesure. Mais dans la majorité des cas, la langue de bois sert à ménager des sympathies partisanes ou à cacher des vérités qui vous mettent en position indélicate. Qu'on taxe Chirac de langue de bois quand il refuse de répondre aux journalistes qui lui demandent s'il va se présenter, c'est abusif ; mais quand il s'agit de broder de fil d'or un canevas troué ou de mentir par omission, c'est autre chose.
On pourra qualifier cette lutte pour l'établissement d'une morale d'archaïque, surannée et utopique, mais au moins elle n'est pas démagogique car elle se place au-dessus des partis : curieusement, mis à part les extrêmes, qui parce qu'ils se savent exclus des rouages du pouvoir tiennent des discours de rupture clairement conçus (on pensera ce qu'on voudra du fond, je laisse ça aux débats idéologiques, qui n'ont pas leur place ici soit dit en passant), tous les autres partis n'ont pas de ligne par peur de la division. Or, la concorde politique est une illusion, sauf quand elle est circonstancielle : il y a toujours des thèmes que l'on rejette dans un parti sans remettre en cause notre appartenance à celui-ci ; tout comme, lorsqu'on vote un texte de loi, on rechigne toujours sur un article, mais on vote pour un global qu'on estime satisfaisant par-delà une somme de particuliers.
Il y a là peut-être une forme de renouveau. J'ai l'impression que les Français recherchent de plus en plus à dépasser un clivage gauche-droite. Sans doute une résurgence (trop ?) tardive d'un vieux fonds de mentalité français, comprimé entre une conscience de Tiers-Etat et de classe moyenne, et une fierté absolue de son pays, sa culture et ses valeurs. Il y a un mouvement de recomposition actuellement : à gauche, Pascal Lamy tente de faire ingérer au PS l'acceptation de l'économie de marché ; à droite, le gouvernement Villepin renoue avec les accents gaulliens en promouvant la République sociale.
C'est en allant dans le troisième sous-sol braudélien qu'on se rend compte que la Révolution Française a été un demi-échec. Elle a contribué à l'établissement de nouvelles valeurs, mais n'a pas vraiment aboli le fossé des élites : l'aristocratie privilégiée a été remplacée par une bourgeoisie du capital. Parfois même, on retrouve les mêmes personnes : d'Orléans, Lafayette et Rochambeau, par exemple. C'est ce qu'on retrouve aujourd'hui : à côté des quelques derniers aristocrates, dont la moitié sont des faux fieffés, comme VGE, coexiste la frange plus large de ceux issus des grandes familles, parfois déjà introduites. Jack Lang le fils d'une riche famille de Nancy, Ségolène Royal fille d'un colonel et fonctionnaire de l'administration, Laurent Fabius, l'émoulu de Janson-de-Sailly, Balladur fils de banquiers, Villepin le fils de hauts fonctionnaires, Sarkozy, l'aristocrates hongrois... Toutefois, gare à la tentation de comparaison à la IIIe République : le tableau est un peu plus homogène, avec Jospin, Bayrou, notamment.
Là où nous sommes aussi en cause, c'est que nous avons tendance à taper sur l'ENA pour en faire un bouc émissaire. Or, sous quelque République qu'on se place, les hommes politiques ont toujours été issus d'un cercle d'élite. Il y avait sans doute plus d'intellectuels sous la IIIe que maintenant, mais les temps ont aussi changé. Si bien qu'au final, ce n'est pas tant d'où viennent nos hommes politiques qui est problématique, c'est la composition des promos. Que nos dirigeants posent le pied dans les ministères en étant sortis par le petit trou de l'entonnoir, c'est somme toute logique : la focale se porte sur le côté évasé de l'entonnoir.
C'est pourquoi je suis assez réservé sur un vrai
distinguo entre politique théorique et politique pratique. Le métier politique demande des compétences techniques indéniables, surtout dans certains ministères ciblés, à plus forte raison en ces temps de globalisation. Mais à trop s'engouffrer dans la voie de la technique, de la rationalité, on en oublie que la gouvernance est dans le sublunaire, dans l'insoumission aux lois scientifiques. Voilà pourquoi l'ENA me semble avoir sa place : elle professe un savoir utile, bien qu'à repenser. D'ailleurs, le débat que posent les anciens élèves des promotions (Chevènement, un rapport d'étudiants de la promotion Senghor) ou les sociologues (Bourdieu) portent plus sur le renouvellement des élites plus que sur l'utilité même de l'ENA.
Si l'on nous faisait confiance à nous, historiens...