30 ans que ça durait, 30 ans que des générations de marmots ont essayé de maîtriser ce bout de bois ou de plastique qui devait leurs permettre d'approcher le monde de la musique et leur donner l'envie d'en faire.
Au bout de ces 30 ans, l'Éducation Nationale reconnait que l'objectif était trop ambitieux. On en revient à ce que j'ai connu au cours de ma scolarité, une simple découverte de l'histoire de la musique et de ses courants principaux.
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C'est une simple phrase, à la poésie toute administrative. Cachée en page 11 du projet de nouveau programme d'éducation musicale au collège, elle encadre l'usage des instruments de musique en classe : "Cette démarche ne peut (...) impliquer une pratique musicale développée pour elle-même et installée dans la durée du temps scolaire." Pour le commun des mortels, égaré sur le site Internet du ministère de l'éducation, l'expression brille par son inconsistance. Les 6 800 professeurs de musique venus participer à la concertation préalable à la publication officielle des textes ont, eux, compris. En une incise, les nouveaux programmes proposent ni plus ni moins de bouter la flûte à bec hors du collège. Réponse de l'éducation nationale d'ici à l'été.
Vous avez moins de 50 ans ? Alors souvenez-vous ! Vous êtes 30 en classe. A tour de rôle, ou pire, tous ensemble, vous essayez de souffler dans ce tube de bois ou de plastique acheté au début de l'année pour une poignée de francs, ou d'euros. Vous tentez de contenir votre souffle, mais régulièrement, l'air s'échappe de vos poumons et le son grimpe de manière incontrôlée. Vous rigolez pour cacher votre gêne, vous rigolez quand votre voisin laisse à son tour percer un cri de mouette, vous rigolez quand les autres rigolent... Et tout ça pendant quatre ans. A raison d'une heure par semaine, les progrès sont presque nuls. D'autant qu'une fois sur deux, vous oubliez votre instrument à la maison. Vous devriez travailler chez vous, le prof de musique le répète chaque fois. Mais comme les parents, horrifiés par le bruit, n'insistent pas...
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Ce séduisant programme conquiert peu à peu l'institution et s'impose à partir de la fin des années 1960 et surtout 1970. Le mouvement pédagogique a étendu son influence, l'heure est au développement de la créativité et à la démocratisation des pratiques culturelles. Quoi de plus élitiste que la pratique de la musique ? Et quoi de plus démocratique que cet instrument facile, transportable dans un cartable et si bon marché ? La flûte met tout le monde d'accord. Les tenants du développement personnel de l'enfant y décèlent un accès vers l'autonomie artistique, les défenseurs des savoirs disciplinaires une voie royale vers l'apprentissage du solfège.
"Double erreur !", diagnostique Jean-Luc Ivray, inspecteur pédagogique régional chargé de la musique dans l'académie de Grenoble. Dans le milieu, l'homme passe pour un ayatollah, un briseur d'icônes. "Je n'ai jamais brûlé de flûte à bec, dit-il, mais j'assume. Quel mépris pour un si bel instrument ! Moi, je suis violoncelliste. Ça ne me viendrait jamais à l'idée d'apprendre le violoncelle à trente marmots à raison d'une heure par semaine."
Intraitable, il expose sa démonstration. "Quel est l'objectif poursuivi ? Leur apprendre un instrument ? Nous n'en avons pas les moyens, et il y a les écoles de musique pour ça. Leur apprendre le solfège ? Ce n'est pas notre rôle. Et heureusement, car sinon, quel échec ! Non, notre rôle est plus limité et beaucoup plus ambitieux. Leur faire découvrir la musique. Leur apprendre à écouter, les sensibiliser à des répertoires variés et les aider à utiliser l'instrument le plus naturel : la voix."
Pour ceux qui douteraient encore, Jean-Luc Ivray multiplie les anecdotes. Comme ce premier jour d'inspection, il y a quinze ans, où, accompagnant son prédécesseur, il se retrouve devant une classe et son professeur jouant en silence, le bec posé sur le menton. "Je lui ai murmuré que c'était terrifiant... Il m'a répondu : "Non, c'est quand ils souffleront que ça sera terrifiant.""