Foulques a écrit :
Cet ouvrage de vulgarisation publique m'a plongé dans un abime de réflexions.
Cher Foulques, pour ma part, c’est votre exposé qui me plonge dans un abîme de réflexion
. Vous que j’ai vu si mesuré et pertinent sur d’autres sujets, me paraissez ici manquer de nuance, à un point qui me surprend.
Loin de moi l’idée d’idéaliser l’empire ottoman. C’était un état militaire, dont le modèle économique était manifestement fondé sur l’expansion territoriale et l’exploitation des provinces conquises, à tel point que l’arrêt de l’expansion marque le début de la décadence ; un état corrompu, aux mœurs politiques barbares, et qui, loin d’être «intégré à la vie politique de l’Europe» (comme voudraient nous le faire croire les partisans de la Turquie dans l’Union) a joué pendant des siècles le rôle du croquemitaine. Attribuer ces traits à un héritage byzantin serait largement abusif, mais pour ma part je n’ai pas connaissance de telles argumentations.
Foulques a écrit :
Après Byzance, il n'y a rien et René Grousset, avec toutes les formes diplomatiques adaptées, ne dit pas autre chose. C'est la glaciation. Tout reste pareil, aucune route construite, toute initiative découragée, rien de remarquable.
Après Byzance, ce n’est pas partout et tout de suite l’empire ottoman. En Grèce, à Antioche, à Chypre, ce sont des Etats latins qui durent 100, 200 ans voire plus. En Cilicie, le royaume de petite Arménie (1100-1375). En Asie Mineure, les Turcs seldjoukides de 1070 à 1300 environ. En Europe, les empires bulgare et serbe (entre autres).
Ces durées, bien qu’inférieures à celle de la domination ottomane, ne sont pas négligeables : si « glaciation » il y a , d’autres Etats que l’empire ottoman en portent une part de responsabilité.
Foulques a écrit :
même pas une mosquée sauf à Constantinople.
Je vous conseille, entre autres, celles d’Iznik et d’Edirne (dont la Selimiye Camii, le chef-d’œuvre de Sinan, dit-on).
Foulques a écrit :
On cherche en vain des monuments, une vie intellectuelle postérieure à 1453.
[…]
Foulques a écrit :
car les Turcs étaient incapables de faire une création architecturale.
Là, vous ne parlez plus des Ottomans (au sens de : caste dirigeante sous l’empire du même nom, sujet de la discussion) mais des Turcs en général. Un tel jugement général sur les capacités d'un peuple dans son ensemble est, au mieux, une généralisation abusive.
Faut-il supposer qu'il n'y avait aucun Turc, mais seulement des chrétiens, parmi les architectes qui se sont succédé au palais de Topkapi du XVème au XIXème siècle, ceux qui ont construit les autres palais ottomans, les nombreux caravansérails (la plupart d’époque turque seldjoukide, mais aussi ottomane), les medersas, les bazars ?
Par ailleurs, il existe d’autres formes d’art et de vie intellectuelle que l’architecture. Allez-vous aussi nous dire qu’il n’y a pas eu de poésie turque, ou que les enluminures, miniatures, céramiques étaient en fait l’œuvre de chrétiens d’origine ? Ou bien est-ce une invention du lobby turc ?
Foulques a écrit :
Tolérant et brillant, l'empire ottoman ? Sur cette page, du site officiel du ministère du tourisme turc, on recense seulement neuf sites religieux remarquables (alors que l'empire a duré de 1280 à 1924 !) dont sept chrétiens à l'origine et dont l'un des deux musulmans a été bâti par Mimar Sinan, chrétien avant d'être enrôlé dans les janissaires :
J’ai du mal à vous suivre. Qu’espérez-vous prouvez par ce raisonnement : que les Ottomans étaient intolérants parce qu’ils n’ont pas construit beaucoup de mosquées remarquables ? Que le fonctionnaire chargé de la page internet en question (qui d’ailleurs n’est pas présentée comme un inventaire) a mal fait son travail ? Que ce n’est pas dans le domaine de l’architecture religieuse que l’empire ottoman a été le plus brillant ? Ou que vous n'avez pas effectué une visite approfondie de ce site, qui au chapitre "chefs-d'oeuvres de Turquie", mentionne de nombreuses créations artistiques turques d'époque ottomane ?
Par ailleurs, pour une raison qui m'échappe, vous semblez à deux reprises refuser de considérer comme "ottomanes" les oeuvres de Sinan, au motif qu'il était chrétien d'origine. D'une part, j'ai le regret de vous annoncer que dans le même ordre d'idée, l'architecte de Chambord était italien d'origine. D'autre part, je lis sur wikipedia :
Citer :
« Sinan, bien qu'il soit un peu plus âgé [23 ans], est amené à Istanbul et enrôlé de force dans l'armée. Il a été reçu dans le « Corps des conscrits », qui forme les soldats pour l'armée. On pense que c'est là qu'il s'est initié à l'art et à la technique de construction des charpentes.
Après une période de formation rigoureuse, il passe de la cavalerie au corps des techniciens, devient ingénieur dans le génie militaire, participe aux nombreuses campagnes de Sélim Ier et de Soliman Ier le Magnifique (1494-1566), et commence à construire des ponts et des fortifications. »
On dirait bien que c'est l'armée ottomane qui a donné à Sinan sa formation d'architecte. Au passage, je m’étonne : pas de nouvelle route, dites-vous, mais Sinan construit des ponts ?
Foulques a écrit :
Je crois plutôt que les Turcs cherchent désespérement une justification de leur présence sur des terres usurpées.
A nouveau, malgré votre réticence affichée pour le hors-sujet, nous voici sur des généralités sur « les Turcs » et non plus sur l’empire ottoman. J’ai rencontré des Turcs et je n’ai pas senti ce désespoir. La notion de « terre usurpée » est intéressante, mais vaste : faisons la liste des terres usurpées (même en se limitant aux usurpations postérieures à 1453), et nous aurons rapidement la carte du monde.
Foulques a écrit :
les couloirs du métro parisien s'ornent d'affiches de monuments grecs antiques pour nous vanter la beauté de la Turquie… Ce qu'ils ont fait de la population grecque d'origine ne trouvera pas place dans les dépliants touristiques.
Je crois qu’à nouveau vous faites une erreur de méthode : si il y a une idéologie officielle turque (ou ottomane, j’avoue qu’à ce stade j’ai du mal à voir de quoi vous voulez parler ; en tout cas ce ne sont pas les ottomans qui ont mis ces affiches dans le métro), ce n’est pas sur le site du ministère du tourisme ou sur les affiches touristiques que vous la trouverez. Les fonctionnaires de tourisme font leur boulot, qui consiste comme partout à attirer les touristes. La Tunisie, l’Egypte, l’Espagne ou le Guatemala basent leur communication touristique sur des monuments (romains, égyptiens, musulmans ou mayas) construits par des civilisations qui ont ensuite été détruites, expulsées, voire exterminées. Leur demanderez-vous un cours d’histoire sur les affiches du métro ?
Tout ceci étant dit, je vous rejoins sur un point : il me semble à moi aussi que contrairement à l’empire romain, ou même aux empires coloniaux anglais ou français du XIXème siècle, l’empire ottoman n’a guère apporté aux peuples qu’il a asservis. Il s’agissait avant tout d’ « exploiter » les territoires conquis, que ce soit en termes de richesses, de main-d’œuvre servile ou de recrutement militaire. Il s’apparente plutôt en cela aux empires antiques, ou aux colonies sucrières des XVI-XVIIIèmes siècles.
Néanmoins, son caractère oppressif doit être nuancé dans le temps et comparé aux pratiques des autres Etats contemporains. Pensons à l’Espagne des XVI-XVIIème siècles, où conversions forcées, vexations en tout genre, et finalement expulsion brutale ont été le lot des Musulmans et des Juifs (qui ont d’ailleurs pour la plupart choisi l’empire ottoman comme terre d’exil) ; à la France de Louis XIV où le même sort a été réservé aux Protestants ; à l’Angleterre d’Elisabeth, où il ne faisait pas bon être catholique ; aux massacres de la guerre de 30 ans en Allemagne.
C’est me semble-t-il à partir du XIXème siècle, avec la montée en puissance du concept d’ « Etat-nation » que l’empire ottoman s’est senti à juste titre menacé dans son existence même par la montée des nationalismes et que les hommes au pouvoir ont fini par pencher vers une « solution » monstrueusement radicale à leurs problèmes.