J'ai fini par trouver la traduction du second tome de
Mohammedanische Studien, d'Ignaz Goldziher. L'ouvrage est à la bibliothèque de la Sorbonne, sous le titre
Études sur la tradition islamique.
Notons que l'ouvrage est consacré aux hadiths. Son titre clôt la discussion sur la définition de "tradition" à mes yeux. On a le droit de ne pas être d'accord, mais il n'en reste pas moins que "tradition" traduit "hadith" dans la littérature.
L'ouvrage en lui-même, abondamment documenté, décrit le développement du corpus de traditions tels que le voit Goldziher.
L'histoire des hadiths suit de près celle du droit musulman, et notamment les débats sur l'utilisation de l'opinion,
ra'y, ainsi que le consensus de la communauté,
ijma. De plus, il s'agit d'un phénomène très important dans la vie culturelle de l'empire musulman.
(Mes transcriptions sont approximatives
et je vous remercie de les corriger).
En voici les différentes étapes :
I. Les débuts obscursLes sources commencent sous le califat omeyyade. Ceux-ci règnent en tant qu'héritiers d'Othman. Depuis leur capitale Damas, ils mènent l'expansion de leur empire. L'établissement d'une loi religieuse n'est pas leur priorité.
Citer :
Sans doute, tout le monde savait que les Arabes faisaient leurs conquêtes au nom de l'islam, et là où parvenaient leurs hordes conquérantes, elles édifiaient des mosquées pour Allah. Mais cela ne les empêchaient pas d'être totalement ignorantes des rudiments de leur culte.
Les opposants au régime attaquent la légitimité de la dynastie en affirmant que celle-ci ne doit pas se fonder sur les liens d'héritage, mais la fidélité à la pratique religieuse du prophète et la volonté de répandre celle-ci parmi les sujets. Ce sont eux qui posent les bases du droit islamique en répandant la doctrine d'une conduite, et donc d'une résolution des conflits, conforme à la Sunna.
Les controverses religieuses suivent de près les controverses politiques.
Des traditions commencent à circuler. Les souverains emboîtent le pas en encourageant ouvertement la fabrication de traditions dénigrant Ali et sa descendance. On voit parfois circuler des écrits attribués à Mahomet.
II. L'OpinionAvec la révolution abbasside, le droit islamique a droit de cité. Les écoles de droit sortent de l'ombre et leurs membres deviennent des conseillers juridiques des cadis. Toutefois, le matériau des traditions est très insuffisant pour mettre en place un système cohérent.
Les écoles originaires d'Irak font massivement appel à l'opinion,
ra'y pour fonder leurs avis. À travers cette "opinion" se trouvent des raisonnements empruntés au droit romain. Abu Hanifa et son école sont les héritiers de ces premières écoles.
Ce n'est très progressivement que d'autres écoles, originaires du Hedjaz, les
ashab al hadith se forment et récusent cette conception. Les jugements doivent selon elles se fonder sur les décisions déjà prises par les compagnons du Prophète.
Les héritiers des premières école des traditions sont Shafii et ibn Hanbal. Malik occupe une position intermédiaire : quand les traditions font défaut, il s'appuie sur la pratique de Médine.
Malheureusement, un problème se pose : quelles sont-elles, ces fameuses traditions ?
En son temps, Malik n'en recense que quelques centaines, et pourtant les écoles du hadith ont triomphé, essentiellement grâce à leur crédit auprès du peuple.
III. L'âge d'or des traditionsQu'à cela ne tienne, il suffit de les inventer. Le phénomène n'est pas forcément conscient. Il procède de la conception des dits : puisque le droit se fonde sur eux, quand un jugement paraît juste, c'est forcément que les compagnons du Prophètes l'ont exprimé. C'est donc l'ijma, le consensus de la communauté, qui permet en définitive de juger de la crédibilité d'un hadith. L'un d'eux ne fait-il pas dire à Mahomet : "Ma communauté ne tombera jamais d'accord sur une erreur" ?
Les écoles de l'opinion recyclent leurs conclusions, beaucoup plus élaborées que celles des écoles du hadith, en les rattachant à leur tour aux hadiths. Le hadith est également un bon moyen d'enrichir la pensée musulmane d'emprunts persans, juifs, etc. Les différences entre les anciennes écoles s'estompent du même coup.
Bientôt, les hadiths commencent à se contredire les uns les autres. On les hiérarchise suivant la proximité de leur compagnon de rattachement avec Mahomet. Et en quelques années, on retrouve les mêmes traditions de compagnons attribuées au Prophète.
À côté des réflexions des juristes, le hadith est abondamment utilisé par les prêcheurs et les poètes de rue (qussa), sans soucis de véracité, bien entendu. Ils se justifie au moyen du fameux hadith où Mahomet accepte la paternité des hadiths que d'autres prononceront pour lui. Certains retirent des gains substanciels de cette activité. D'autres, les
mu'ammarun, vont même plus loin en prétendant jouir d'une longévité miraculeuse et tenir leurs enseignements de la bouche même de Mahomet.
III. La critique des traditionsAux IIe et IIIe siècle, l'invention de hadiths menace l'orthodoxie qui se met en place. Le fameux hadith prohibant l'invention des traditions apparaît. La critique se fait essentiellement sur l'
isnad, c'est-à-dire la chaîne de garants.
La crédibilité de ces garants est affaire de flair du traditionniste. En fait, c'est à l'ijma qu'il fait appel pour l'évaluer : l'ijma ne peut en effet plus valider la crédibilité même du hadith. De plus, il est difficile de juger le contenu,
matn, puisque le prophète, de par son don de prophétie, peut vraisemblablement évoquer des personnes nées bien après sa mort.
Parfois, deux hadiths se contredisent. Si leurs isnad sont de même valeur, on aura recours au mécanisme d'abrogation, qui marche déjà si bien pour le Coran. Quand un hadith paraît inattaquable, mais contredit un usage bien établi, le traditionniste admet que sa tradition est abrogée par une autre, qui n'a tout simplement pas encore été découverte.
Les fabricants de tradition, qui n'ignorent rien de ces méthodes, s'ingénient à produire des hadiths avec des isnad répondant aux critères recherchés. Une anecdote montre Shafii et Ibn Hanbal rencontrant un prédicateur de rue qui cite des traditions qu'ils ne connaissent pas, et qu'il prétend tenir d'eux-même !
Les grands traditionnistes ne se contentent pas de collecter les traditions en effectuant de périlleux voyages - car la tradition n'est valable que si elle est écoutée de la bouche d'un garant - ils les mettent par écrit. Les premiers recueils utilisent les noms des garants comme critère de classements : ce sont les
muwatta comme celui de Malik. Mais ils sont peu pratiques et remplacés par les
muchanaf comme celui de Boukhari, qui rassemblent les hadiths par thème.
Les grands traditionnistes sont :
- Boukhari
- Muslim
- Abu Dawud
- an Nasai
- ibn Maja
Ces auteurs, respectivement des deux Shahi et des quatre Sunan, ont tous des critères différents pour juger les transmetteurs. En particulier, tandis que les deux premiers refusent un hadith si un de ses transmetteur n'est pas considéré comme fiable, les autres ne le refusent que si un de ses transmetteurs est unanimement considéré comme peu fiable.
Ces auteurs et leurs livres gagnent très rapidement un grand prestige populaire et sont bientôt élevés à la dignité de "saints de l'islam", surtout Boukhari dont le nom est utilisé pour les serments. Mais leurs livres, qui existent en plusieurs recensions variables, ne sont pas pour autant acceptés sans réserves par les juristes. Chaque tradition prise individuellement peut voir sa validité contestée, même si elle sort d'un Shahih.
IV. La décadence de la littérature des traditionsElle commence au Xe siècle, avec celle de la littérature musulmane en générale. En effet, la plupart des œuvres ultérieures ne sont plus que des compilations. Leur nature même les y prédisposaient. Les nouveaux auteurs classent et reclassent les hadiths suivants de nouveaux critères, et réhabilitent un grand nombre de traditions écartées par les grands traditionnistes.
Le recueil de tradition, qui exigeait de voyager, se fera désormais par échange d'écrits que l'auteur enverra, accompagné de l'
ijaza, autorisation à les diffuser comme si le destinataire les avait reçues de sa bouche.
Voilà. Pour conclure, le phénomène des traditions fut un grand moment de l'histoire de l'islam, et on n'en connaît pas beaucoup d'exemples dans d'autres civilisations. Les voyages entrepris par les traditionistes et des aventuriers qui marchaient sur leurs traces à la poursuite de hadiths rares ont certainement contribué à cimenter l'unité du culturelle du monde musulman. A mon avis, cela nous offre le spectacle unique d'une civilisation passant d'une tradition orale à une écrite, en plusieurs étapes : exigences de l'audition, puis audition avec un textes en écriture défectueuses comme aide mémoire, puis notation avec authentification de l'auteur, et enfin circulation de l'écrit. Les traditions, même les plus "authentiques", ne sont pas un matériau à usage historique : certaines traditions pourtant authentiques, ne sont pas citées dans des périodes antérieures où elles auraient clos des discussions de droit. Cela ne signifie évidemment pas qu'elles soient toutes fausses et fabriquées pour une occasion. Certaines sont probablement véritables, mais le fait qu'elles aient été préservées vient de leur adéquation avec l'idée que les milieux cultivés du monde musulmans se faisaient de la vie de Mahomet, longtemps après sa mort.