Jean R a écrit :
Je sais que c'est délicat à traiter car il n'y a en principe pas de clergé dans le Sunnisme. Mais il y a quand même des gens qui ont en charge l'encadrement religieux de la population, qui en tirent leur position sociale, et donc fatalement tendent à se constituer en classe au sens politique. Rien d'original, c'est la même chose pour le Protestantisme au sein du Christianisme.
Après, je ne prétends surtout pas que c'est forcément le cas en l'occurrence, mais enfin un mouvement a priori éclairé et progressiste qui cède à la tentation de la brutalité extrême et par là même compromet ses propres avancées, c'est banal...
Je pense que le problème vient de la conception occidentale que l'on projette sur cette civilisation. Il n'y a pas vraiment "d'encadrement religieux" de la population au sens Chrétien du terme car il n'y a pas de sacrement, quiconque sait lire et écrire peut apprendre la science religieuse et être indépendant même pour les sciences islamiques les plus poussées (d'autant plus que l'alphabétisme était quelque chose de répandu). Mais il est clair qu'un grand savant pouvait, mais n'était pas obligé, accéder à de hautes fonctions sociales du fait de ses grandes connaissances.
Les savants mou'tazilites en que théologiens faisaient partie de ce "réseau" et ne se situaient donc pas à la marge des gens du savoir religieux. Mais encore une fois, le fait de dire qu'ils étaient des "progressistes éclairés" (supposant que les autres n'étaient que des obscurantistes arriérés) est un point de vu très occidentalo-centriste. Si vous prenez le point de vu de très nombreux théologiens sunnites (eux-même spécialistes dans plusieurs sciences profanes), ils considéraient les mou'tazilites comme étant eux-même des tenants d'une philosophie grecque dépassée (jahilite) car antérieur à l'apostolat du Prophète, et qui plus est, avec la répression du Calife al-Ma'moun, comme tyrannique.
Nebuchadnezar a écrit :
Je fais un parallèle entre le développement du mutazilisme et les disputes théologiques sur la nature du Christ des IIIe-IVe siècle. Solidement ancrées dans un monde saturé de culture helléniques, les deux religions sont passées par le même stade de controverse théologique pour tenter de préciser la question sur la nature du "Verbe" de Dieu. Dans un cas, Jésus, de l'autre, le Coran.
Le mutazilisme apparaît au VIIIe siècle, après le début du mouvement de traduction, initié par le calife Al-Mansur. Il faut donc le voir plus comme un produit de l'essor intellectuel musulman que comme une de ses causes.
Ses liens avec le pouvoir politique ne sont pas évidents. Voici ce qu'en disent Mathieu Tillier et Thierry Bianquis, dans Les débuts du monde musulman (ed. Puf). Les gras sont de moi.
Citation:
D'une rare curiosité intellectuelle, Al-Mamun s'entoura de savants de toutes tendances. Sensible à la philosophie et à la théologie discursive (kalam), il soutint le mouvement de traduction (du pahlavi et du grec vers l'arabe) en vogue depuis Al-Mansur, réorganisa la bibliothèque califale (bayt al-hikma) fondée par ses prédécesseurs et encouragea l'essor des sciences profanes, en particulier l'astronomie. La maîtrise du savoir avait une portée politique. Sentant que l'autorité dogmatique était en train d'échapper au calife, Al-Mamun tenta de restaurer ses prérogatives. [...] Surtout, il intervint directement dans les débats théologiques, en 212/827, pour promulguer le dogme de la création du Coran : le Coran avait été créé par Dieu et n'existait pas de toute éternité. L'interprétation selon laquelle Al-Mamun adoptait ainsi le mutazilisme comme doctrine d'État est probablement fausse : le mutazilisme n'était pas seul courant théologique à défendre ce dogme, et si le calife fréquentait les mutazilites, il n'adoptait pas tous leurs points de vue et se montrait ouvert aux courants contraires.
Al-Mamun choisit probablement ce point de la théologie mutazilite pour contrer les prétentions des ahl-al-hadith qui, hostiles aux spéculations théologiques rationnelles en général, et à ce dogme en particulier, se considéraient les seuls interprètes d'une Révélation éternelle et immuable. Quelques mois avant sa mort en 218/833, il institua la mihna, inquisition chargée de vérifier, si nécessaire par la contrainte, que les cadis et les traditionnistes les plus réputés auprès des fidèles professaient la création du Coran [...]
Par ailleurs, il faut bien comprendre, que le mutazilisme ne professait pas que tout un chacun était à même d'interpréter le Coran. Il ne s'agissait pas d'un courant "libéral". S'il encourageait l'ijtihad, il la réservait aux seuls personnes suffisamment qualifiées pour cela. Du reste, la pensée des philosophes grecs était bien là pour décourager toute velléité démocratique
Le chiisme a hérité de certaines conceptions mutazilites, notamment le refus de la prédestination. Il n'a jamais considéré que l'ijtihad était fermée, mais la réservait et la réserve encore aux membres élevés du clergé chiite.
Je suis tout à fait d'accord avec vos propos.
Yongle a écrit :
Encore plus ardue et subjective serait la prétention de circonscrire "l’âge d’or".Il s’arrete à la fin du Califat de cordoue, Taifas, almoravides , almohades(le retour à l’ordre moral n’impliquant nullement un arrêt de la science ) ottomans ?Absolument rien d’évident et toujours discutable !
Machreck et Maghreb étant connectés, la question se pose.
Le penseur Algérien Malek Bennabi parle justement d'homme "post-almohadien" pour désigner cette période de décadence et de sclérose intellectuelle qui va de la chute des Almohades jusqu'à la Nahda au 19ème siècle.
Yongle a écrit :
Mais alors, même s’il est très clair qu’il l’a accompagné et qu’ il l’a alimenté dans la durée, je ne vois pas ce qu’il y a de si impromptu de soupçonner un rapport entre ce mouvement rationaliste et cet âge d’or aussi rationaliste… Sauf si l’on part du principe que la science ne se developpe que dans un bain religieux.
Je pense simplement qu'il faut distinguer les causes d'un mouvement et le contexte socio-politique dans lequel il s'inscrit. Je veut bien que le mou'tazilisme ait eu une part dans les causes de l'âge d'or scientifique (puisque l'on parle de cela), mais il faudrait commencer par amener un début de preuve (un nombre de savants mou'tazilites plus versés dans ces sujets que les autres, une démonstration qu'en Islam la science n'a pu se développer que grâce à leur concours, ou tout simplement une étude d'un historien sérieux sur le sujet).
Pour ma part et jusqu'à preuve du contraire, je reste persuadé que les causes de l'ascension et du déclin de l'âge d'or scientifique sont autres et que le mou'tazilisme et surtout sa phase répressive lorsqu'il était au pouvoir, font parti du contexte politique du déclin de l'âge d'or scientifique, comme l'affirme par exemple le Dr. Mostafa Brahami.
Je tâcherai d'écouter la conférence que vous proposez et qui m'a l'air intéressante.