Je reviens sur le premier tome des Lieux de mémoires russes cité ci-dessus pour vous dire qu'ayant lu une bonne partie de l'ouvrage, il vaut vraiment le détour malgré son prix un peu douloureux pour le portefeuille: c'est un beau voyage dans l'histoire et la géographie russe, très bien écrit et très bien édité qui plus est (brochure solide, cahier d'illustrations de qualité).
Ci-dessous, un entretien avec G. Nivat, maître d'oeuvre de l'ouvrage, paru dans
L'empreinte russeLes musées, les paysages, les rites, l'immigration, la langue : premier volume d'une trilogie, sous la direction de Georges Nivat, qui explore les sites de la mémoire russe. Entretien.Par Lorraine MILLOT
Le troisième mot que l'on rencontre dans cette somme sur la mémoire russe... est «oubli». En s'embarquant dans un vaste tour d'horizon, le professeur Georges Nivat savait bien qu'il se lançait sur des sables mouvants, si ce n'est minés. Rares sans doute sont les pays qui ont autant que la Russie tenté de massacrer et manipuler leur mémoire. Et rares sans doute les cultures aussi méconnues. Avant même le travail communiste d'amnésie collective et de destruction systématique de la culture orthodoxe, rappelle Georges Nivat, il y a avait déjà eu Pierre le Grand, voulant reconstruire la Russie de zéro, depuis une nouvelle capitale, avec des techniques et une culture importées de Hollande ou d'Allemagne...
Pour cette première approche de la mémoire et de l'oubli russes, Georges Nivat remplit pourtant plus de 800 pages sans peine, premier volume d'une trilogie. Ce qui s'est perdu physiquement est plus que gagné en mythes et récits littéraires. Même une «ville nouvelle» comme Saint-Pétersbourg ne cesse d'invoquer «l'antiquité» , rappelle le très bel essai de Vladimir Berelovitch. Mieux, sous la plume des écrivains russes, Gogol ou Dostoïevski notamment, la ville nouvelle devint cité «des idées noires, de la mélancolie, des illusions perdues, de la folie ou du crime...»
Ce premier volume ressemble à ce que les Russes appellent une «fourchette» ou une «table suédoise» : un buffet extrêmement copieux où chacun pourra piocher, au gré de son appétit, des textes pointus et savants sur différents monastères, musées, écoles et bibliothèques. Ou d'autres plus rafraîchissants sur la porcelaine, les parcs et jardins ou la gentilhommière russe. Le deuxième tome, promis pour l'automne 2008, sera consacré aux grands récits historiques qui ont «façonné» la mémoire russe. Le troisième, très prometteur, auscultera les «pathologies» de cette mémoire : ses mythes et ses emballements. «Car un mensonge que l'on fabrique devient aussi une vérité», a retiré Georges Nivat de sa longue immersion dans la culture russe.
Professeur honoraire à l'université de Genève, Georges Nivat est lui même un puits de mémoire, intarissable sur la passion de sa vie, la langue et la culture russes. Auteur de nombreuses traductions de Soljenitsyne, Pouchkine, Siniavski Andreï Biély, il avait déjà codirigé une magistrale Histoire de la littérature russ e , en sept volumes, avant de se lancer dans cette traque de la mémoire russe.
Est-ce bien un livre sur la mémoire russe que vous publiez là, ou plutôt sur l'oubli ? Il est sûr que l'oubli est un élément essentiel de la mémoire russe ! Mais ce sera surtout sensible dans les deux tomes à suivre. Dans ce premier volume, j'ai tenté de faire la géographie des lieux de mémoire russe, comme Pierre Nora l'a fait pour les lieux de la mémoire française, sans bien sûr copier son plan. Certains lieux sont évidents comme les musées, les académies ou les rituels orthodoxes. D'autres moins, comme la langue, le paysage ou la littérature de l'émigration, Ivan Bounine en particulier. La langue russe a une énergie particulière qui en fait un site de mémoire en elle-même. Nombreux sont les auteurs qui l'ont célébrée, de Tourgueniev à Mandelstam, pour qui le russe était la langue grecque retrouvée. Je dirais aussi que la langue russe va plus loin dans l'intimité de l'être que des langues plus logiques, comme le français. Mais cela, je le raconte dans un autre ouvrage (1).
C'est l'un des paradoxes qui jaillit de ce premier volume : la mémoire russe a beau avoir été plusieurs fois brisée et martyrisée, elle ne s'en est pas moins transmise. En sautant parfois des époques ? Tout fonctionne par duplication et reprise. Mais ce n'est pas exclusif à la Russie. Chez nous, la Renaissance fut aussi une «seconde naissance» où l'on voulut retrouver Rome. La Russie a fait des duplications de sa propre histoire et d'histoires étrangères. La révolution bolchévique se voulait à la fois une création ex-nihilo, mais aussi une duplication de la révolution française. Elle devait réaliser ce qui avait échoué en France avec Thermidor... Et Lénine était aussi un deuxième Pierre le Grand. Comme lui, il faisait une révolution d'en haut, il recommençait tout à zéro.
Peut-on comparer mémoire russe et mémoire française ? Il n'y a pas d'équivalent russe à notre Jules Michelet. La Russie compte bien sûr de grands historiens, Karamzine, Sergueï Soloviov, Klioutchevski... Mais aucun de leurs récits n'a su mobiliser tout le pays comme ceux de Michelet en France. En revanche, les ethnographes locaux, apparus au milieu du XIXe siècle, ont sauvé beaucoup de choses, surtout à l'époque soviétique, malgré les énormes destructions des années 1920. Des gentilhommières, décrites dans les romans de Tourguéniev, il ne reste souvent aujourd'hui que l'allée de tilleuls, et l'étang. Sur 40 églises comptées à Arkhangelsk avant la révolution, 39 ont été détruites... Bien sûr, on peut reconstruire aujourd'hui. Mais ce n'est pas tout à fait la même chose. Les générations n'ont pas grandi dans le respect du monument.
N'est-ce pas ingrat de vouloir faire travail de mémoire dans un tel pays ? Cela me rappelle le fameux poème de Tioutchev sur les isbas russes. Plus elle a l'air humble et insignifiante de l'extérieur, plus elle est riche à l'intérieur. Ce qui a été détruit physiquement s'est souvent conservé sous forme de mythes, ou grâce à la littérature. Pour détruire totalement la mémoire, le régime bolchévique aurait du interdire la littérature, comme Mao l'avait fait. Avec une grande littérature classique, l'ennemi est dans la place. Même si l'on ajoute une préface marxo-léniniste à Tolstoï ou Pouchkine, il y reste d'immenses leçons d'émancipation.
Au contraire, au plus fort de la terreur, en 1937, Staline fait célébrer le centenaire de la mort de Pouchkine... Et l'émigration russe à Paris choisit aussi Pouchkine comme lieu de mémoire : elle fait de son jour de naissance le jour de la culture russe. Les deux Russies s'étaient réunies pour sacraliser Pouchkine, «notre tout», comme on dit en Russie. C'est d'autant plus intéressant qu'aussitôt après sa mort, Pouchkine avait été un peu oublié. Son culte n'a vraiment commencé qu'avec le grand discours de Dostoïevski en 1880, lors de l'érection d'un monument à Moscou. Dostoïevski a créé une émotion fantastique autour de Pouchkine en expliquant comment la soumission de Tatiana à la loi, dans Eugène Onéguine, était en fait un dépassement de la loi. «Je me suis donnée à un autre, mais je vous suis restée fidèle, explique-t-elle en substance. C'est l'essence même de la Russie, dit Dostoïevski.
Ce premier tome évoque un autre paradoxe encore : la Russie est aussi le pays de la «mémoire longue»... Je m'en suis aperçu très tôt, quand je commençais à fréquenter l'émigration russe, et qu'on me parlait sans cesse de la victoire sur les Polonais [en 1612, ndlr]. Pour des Français, même calvinistes, la Saint-Barthélemy est du passé. Pour les Russes, 1 612 est un événement très proche. La Russie a une mémoire longue, qu'elle cultive parfois de façon un peu maladive. On s'accroche ainsi à 1 612 ou 1812, la victoire sur Napoléon. Ce qui permet de dire : nous avons toujours été envahis, nous ne sommes pas un peuple agresseur. Mais cette mémoire longue est une réalité, que l'Occident souvent ne comprend pas. De même, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale la Grande Guerre pour la patrie, comme on dit en Russie est cent fois plus important pour la Russie que pour nous.
Une autre surprise de ce livre est l'évocation du terrorisme : serait-il aussi un élément de la mémoire russe ?La Russie d'aujourd'hui se décrit volontiers comme assiégée par le «terrorisme international»... et oublie qu'elle est peut-être celle qui a inventé le terrorisme ! Pensez à l'assassinat du tsar Alexandre II ou à l'aura qu'avaient les terroristes russes au XIXe siècle. Souvorine, l'éditeur de Dostoïevski, qui se promenait avec son auteur sur la perspective Nevski lui demandait : s'il surprenait un homme en train de tramer un attentat, irait-il le dénoncer ? Non, je ne crois pas, répondait Dostoïevski. Le terrorisme correspond bien au maximalisme russe. Tout purifier par un attentat...
Où en est la Russie d'aujourd'hui avec sa mémoire ? Comme on dit en russe, le bâton a deux bouts. Il y a du bon : on réédite massivement des auteurs comme Karamzine, Soloviov, Klioutchevski... La Russie récupère ses grands émigrés, comme George Vernadski, qui enseignait à Princeton. Pour cet historien «eurasien», l'intermède tatare n'est plus un «joug», mais une période de plein droit de l'histoire russe. Tout cohabite aujourd'hui en Russie, tout est sur le marché, et advienne que pourra...
La Russie de Poutine avance-t-elle dans sa quête d'identité nationale ? Oui et non. Pour moi, la bipolarité de l'hymne ou du drapeau [qui mêlent les symboliques tsariste et soviétique] n'a rien de choquant. Le tricolore français mêle bien aussi le blanc royal et les couleurs de Paris insurgé. La recherche du compromis dans la symbolique est sans doute saine et utile. De toutes façons, le pouvoir a beau tenter de contrôler la mémoire, sur le long terme, c'est un phénomène non maîtrisé. La mémoire russe relève de fondamentaux comme la langue, le paysage, l'errance, l'instabilité ou la recherche de la perfection... C'est la ville de Kitej [ville de légende, peuplée de bons et justes, qui se fit invisible pour échapper à l'invasion tatare], le refus de tout compromis et la grande utopie du socialisme russe... Bien sûr, les camouflages et les ruptures sont importants. Ils expliquent certaines manifestations actuelles, les complexes, l'auto-lacération ou l'orgueil national... Mais ce n'est pas l'essentiel.
(1) «Vivre en russe», à paraître aux éditions de l'Age d'homme en septembre.
Source : Libération du 6 septembre 2007
http://www.liberation.fr/culture/livre/276513.FR.php Topographie de l'identité russe, par JF Colosimo
Georges Nivat - Le premier tome d'une gigantesque trilogie recense ce qui constitue « la mémoire et les mémoires » de la Russie. Grave déconvenue pour les russophobes de métier ou d'occasion. Voici un livre qui fera plus pour la liberté à Moscou que toutes les cancres gesticulations qui réduisent la Russie à une preuve négative du génie de l'Occident, à une caricature cauchemardesque de la belle Europe, à une éternelle tyrannie vouée à la théocratie et à l'impérialisme asiates, au populisme xénophobe et à la servitude volontaire.
Il est donc, n'en déplaise aux bien-pensants, une civilisation russe dont Georges Nivat, un de ses seuls vrais passeurs avec Hélène Carrère d'Encausse, se fait ici l'archiviste, en dressant le recensement des sites, matériels et immatériels, qui en constituent « la mémoire et les mémoires ». Le titre même de l'entreprise signale ce qu'elle emprunte en inspiration et en méthode à Pierre Nora : il s'agit bien d'écrire une histoire qui échappe à l'historiographie, à l'opposition convenue entre l'événement et la structure, pour s'enquérir des lieux et objets où se fabrique et se transmet l'identité. Que ladite nation soit la Russie explique cependant une différence d'ambition. Car cette oeuvre résolument critique, parce que réellement savante, ne va pas sans un effet politique immédiat.
Perpétuelle commémoration
Entre amnésie et hypermnésie, collusion des symboles et confusion des souvenirs, rappels et oublis, comment sort-on de soixante-dix années d'un totalitarisme qui prétendait à la dictature sur le temps, qui se voulait pure anticipation et qui n'était que perpétuelle commémoration ? Comment raccommode-t-on le fil rompu à coups de démolitions, de trucages, d'hécatombes ? Comment penser ce qui, d'avant-hier à après-demain, fonde l'être profond des Russes et leur communauté de destin ?
Peut-être en commençant par rendre la parole à l'intelligence russe. Signe fort, les collaborateurs scientifiques de cette somme, historiens, sociologues, conservateurs, ont été pour l'essentiel recrutés à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev - à quelques notables exceptions dont Wladimir Berelowitch, le traducteur en langue française de Zinoviev. Nivat leur a donné pour mission de répertorier, dans ce premier tome d'une monumentale trilogie, la « géographie » de la mémoire russe, d'inspecter le paysage, canonisé dès le XVIIIe siècle par la peinture et la littérature. Résultat : c'est tout un monde qui ressuscite. Ou plutôt des mondes. Celui de la campagne, dominée par le monastère. Celui de la ville, où le théâtre rivalise avec l'église, l'académie avec le séminaire, la nécropole avec le musée. Et enfin celui de l'ailleurs, de la Russie de l'étranger, « hors frontières », portative - et dont Paris fut, avant même 1917, un haut lieu.
Dans le même temps, il n'est pas anodin que ce projet ait vu le jour en France, dans une maison à qui l'on doit nombre de révélations venues de l'Est. Sortir de l'idéologie mensongère : ce volume nous convainc que le mot d'ordre soljenitsynien vaut autant sur les rives de la Seine que sur celles de la Moskova, en nous invitant à une découverte lucide et passionnée de l'altérité.
Source: Figaro du 6 septembre 2007
http://www.lefigaro.fr/litteraire/20070 ... russe.html