Témoignage d’époque sur Vlad III (1431-1476) Tepes Dracul, dit Dracula
Source : MEMOIRES D’UN PAPE DE LA RENAISSANCE. Les Commentarii de Pie II. Tallandier. 2001. 533 p.
Enea Silvio Piccolimini. Commentarii rerum memorabilium quae temporibus suis contigerus. Livre XI (1462-1463). pp. 379-382.
« Il faut ajouter à tout cela l'atroce méchanceté et la nature monstrueuse de Jean Dracula [1], gouverneur de la Valachie, dont les crimes horribles ont tellement impressionné les habitants de cette région qu'aucune tragédie ne peut selon eux les surpasser.
En 1456, Jean Hunyadi, gouverneur du royaume de Hongrie, avait capturé et mis à mort le père de Dracula qui était passé dans le camp des Turcs. Le fils survivant, jean Dracula, leva une armée et reprit l'héritage paternel en exterminant férocement tous ceux qui s'opposaient à lui. Il envahit la province de Sibiu [2], incendia beaucoup de villages très peuplés et ramena avec lui en Valachie un grand nombre d'hommes enchaînés qu'il fit empaler. Il ordonna qu'on lui livre quatre cents enfants du territoire de Vurtia [3] sous prétexte de leur apprendre la langue valaque, et il les fit enfermer dans de grands fours pour les brûler. Il fit mettre à mort, avec femmes et enfants, les hommes les plus nobles de sa race et ceux qui lui étaient les plus proches en parenté. Il fit enterrer jusqu'au nombril quelques-uns de ses serviteurs et les fit transpercer de flèches, pendant qu'il en faisait écorcher d'autres.
Il avait fait prisonnier à la guerre un certain Dan, fils du voïvode Dan. Il fit sous ses yeux édifier son tombeau et chanter par des prêtres l'office des morts. Quand ils eurent terminé, il trancha la tête de son captif.
Les Scythes et les Transylvains lui avaient envoyé cinquante trois représentants : il les jeta au cachot et, ayant envahi leurs terres, alors qu'ils ne s'attendaient à aucune hostilité, il dévasta tout par le fer et par le feu.
Il fit empaler le chef de ses propres troupes, parce qu'il n'avait pas répondu à sa soif de monstruosité. Il fit aussi subir le même supplice à six cents hommes de Vurtia, qui étaient tombés entre ses mains alors qu'ils émigraient vers une autre région.
Il fit cuire dans une grande poêle un Tsigane qui avait refusé de pendre un voleur qu'on avait capturé et il le donna à manger à ses compatriotes. Il enleva même des petits enfants qui tétaient au sein de leurs mères et il les fracassa sous leurs yeux contre un rocher.
Entré dans la province de Transylvanie, il fit venir à lui en les appelant ses amis tous les Valaques qui y habitaient et, les ayant rassemblés, il lança contre eux ses soldats, les extermina et brûla leurs villages. Avec de pareilles méthodes, on estime qu'il tua plus de trente mille personnes.
Dans l'année 1462, l'empereur des Turcs [4], au pouvoir de qui il était soumis, lui ordonna de payer un tribut. Il répondit qu'il viendrait l'apporter à Andrinople et il demanda une lettre adressée aux gouverneurs des lieux qu'il traverserait, pour lui servir de sauf conduit : elle lui fut accordée. Après avoir franchi avec son armée le Danube qui était gelé, il mit à mort les gouverneurs turcs venus à sa rencontre et fit ensuite de grandes razzias parmi les populations, tuant plus de vingt-cinq mille personnes des deux sexes et faisant périr de très belles jeunes filles, encore vierges, que pourtant ses Valaques lui demandaient pour en faire leurs épouses. Il emmena en Valachie un grand nombre de prisonniers qu'il fit écorcher ou embrocher et rôtir, ou encore cuire dans l'huile bouillante, les autres étant empalés en si grand nombre que le lieu de l'exécution ressemblait à une forêt de pals.
Un jour, ayant aperçu un homme qui travaillait dans un champ vêtu d'une chemise si courte qu'elle dissimulait à peine ses parties honteuses, il lui demanda s'il avait une femme et, quand le paysan répondit qu'il était marié, il ordonna de faire venir la femme et la questionna sur ce qu'elle savait faire. Elle répondit : « Filer et coudre. »
« Pourquoi alors, répliqua-t-il, n'as-tu pas fait pour ton homme une chemise qui couvre ses parties honteuses ? » Et il la fit tout de suite empaler et donna à l'homme une autre épouse.
Après avoir commis tant de crimes, il fut enfin fait prisonnier par le roi Mathias de Hongrie, l'hiver où Pie revint de Todi à Rome [5]. Sa capture était justifiée par l'interception d'une lettre qu'il avait écrite au sultan des Turcs :« À l'empereur de tous les empereurs, et seigneur de tous les seigneurs qui sont sous le soleil, au grand amiral et au grand sultan Mahomet, heureux en toutes choses, jean, voïvode et seigneur de la Valachie, fait humblement acte de soumission. « Moi, qui suis le serviteur de ton grand empire, je t'informe que je pars aujourd'hui pour ma terre avec mon armée, et que, confiant en Dieu, j'en prendrai possession à moins que ta volonté ne me l'interdise. C'est pourquoi je prie et supplie Ta Grandeur de ne pas retenir contre moi mon erreur et mon grand péché, qui est d'avoir, avec peu de sagesse, commis des fautes contre toi et accompli des méfaits sur tes terres. Que Ta Clémence ait pitié de moi et consente que je t'envoie des représentants. Je connais bien toute la région de la Transylvanie et de la Hongrie, et les particularités de ces lieux me sont familières. S'il plaît à Ta Grandeur, je pourrais en compensation de ma faute mettre entre tes mains toute la Transylvanie, après quoi tu pourrais soumettre à ta domination toute la Hongrie. Mes envoyés te donneront de plus amples détails. Quant à moi, je serai pour toi, tant que je vivrai, un serviteur d'une fidélité inébranlable. « Que Dieu concède à ton grand empire beaucoup d'années heureuses ! Écrit à Rhotel [6], le 7 novembre 1462. »
On avait encore saisi deux autres lettres de la même teneur, l'une adressée à Basa [7]; et l'autre au seigneur de Thœnone [8], leur demandant d'intercéder en faveur de Dracula auprès du grand empereur. Traduites du bulgare en latin, elles furent envoyées au pape. Le Valaque languit aujourd'hui encore dans les prisons hongroises [9]. De grande et belle corpulence, il est doté d'un physique qui le rend apte à commander, ce qui montre à quel point l'aspect extérieur d'un homme peut être différent de son âme. »
NOTES
1. Vlad III (1431-1476), prince de Valachie (dans l'actuelle Roumanie). Il fut surnommé Dracula (« le diable ») et Tepes (« l'Empaleur ») en raison de sa cruauté sadique. Il règna de 1456 à 1462, et en 1476.
2. Sibiu, dans la province de Transylvanie (Roumanie, alors hongroise). C'était l'ancienne colonie romaine de Cibinium. Une colonie d'Allemands (ou Saxons) y était installée.
3. Vurtia est probablement Brasov, autre colonie allemande de Transylvanie, qui soutenait le voïvode Dan, prétendant au trône de Valachie.
4. Mahomet II (Mehmet II), sultan ottoman.
5. 1462. Dracula resta prisonnier au château royal de Buda jusqu'en 1474.
6. Probablement Rautel (hongrois, Rudaly) ou Rucar.
7. Il s'agit du grand vizir Mahmud Pacha.
8. Probablement Étienne IV le Grand (1433-1504), prince de Moldavie (1457-1504).
9. Il fut libéré en 1474, rentra dans les bonnes grâces de Mathias Corvin et reconquit la Valachie en 1476, avant d'être tué au combat ou assassin
_________________ Pierre NICOLAS
|