La sphéricité de la Terre était largement admise à l'époque médiévale. Pour vous en convaincre, je vous livre ici un résumé d'un article de Rudolf Simek, paru dans la très sérieuse revue Pour la Science (numéro spécial sur les Sciences au Moyen âge, de 2003).
Nulle part dans les textes médiévaux, il n'est question de manière explicite d'une forme de disque. Les seuls éléments qui indiquent une forme éventuellement autre que ronde ne se trouvent que chez une dizaine d'auteurs de l'Antiquité tardive et du début du Moyen âge, dont le théologien africain Lactance (vers 300 de notre ère) qui s'élève contre une Terre sphérique, sans dire cependant sous quelle forme il imagine notre Terre.
Une forme autre que la sphère est en revanche évoquée chez le marchand d'Alexandrie Cosmas Indicopleustès qui sillonna l'Inde et l'Afrique de l'Ouest vers l'an 500. Revenu de ses voyages et devenu moine, il rejette dans sa Topographie chrétienne la représentation grecque du monde et se fonde sur la Bible. Il conclut ainsi à une forme trapézoïdale de la Terre, au-dessus de laquelle le ciel s'arque comme une voûte. Cette représentation théologique et allégorique du monde est peu diffusée (elle ne réapparaît qu'à Byzance, dans quelques manuscrits).
Chez le missionnaire anglo-saxon Boniface (vers 675-754), on trouve certes une controverse à propos des antipodes : il lui semble inconcevable que des hommes vivent de l'autre côté de la Terre, et il en vient même à traîner devant le pape un jeune moine irlandais nommé Virgil qui osait défendre le contraire. Mais cette controverse ne remet pas en question la rotondité de la Terre, elle porte simplement sur la présence d'habitants aux antipodes.
En conclusion, même à la la fin de l'Antiquité et au début du Moyen âge, les opposants à la forme sphérique de la Terre sont extrêmement rares : soit ils propagent, comme Cosmas, une image très étrange de la Terre, soit ils n'indiquent rien sur sa véritable forme. En tous cas, aucun indice ne laisse penser qu'ils favorisent une forme de disque.
Isidore de Séville ne s'exprime que vaguement au sujet de la forme de la Terre, mais prenant pour modèle les écrits de l'Antiquité, il évoque cinq zones climatiques sur la Terre : deux très froides aux pôles, une très chaude à l'équateur et deux régions tempérées intermédiaires. Une telle description a pour corollaire une vision sphérique de la Terre. Des auteurs comme Macrobe et Martianus Capella, deux lettrés du IVe et Ve siècle respectivement s'inscrivent tout à fait dans la tradition de l'Antiquité et se prononcent sans ambiguïté pour la forme sphérique. Deux siècles plus tard, Bède le Vénérable dans son écrit de philosophie naturelle dit explicitement qu'il ne faut pas considérer cette rotunditas terrae comme une roue gyrus ni comme un bouclier arrondi scutus mais bien comme une balle pila.
Au cours des siècles suivants, on retrouve cette connaissance dans les encyclopédies, les ouvrages d'astronomie et de philosophie de la nature et dans les écrits de vulgarisation, destinés probablement aux simples religieux de province, qui s'en servent dans leur prêches. Citons parmi ceux-ci l'Elucidarius (publié vers 1120), le Livre de Sidrac (publié en langue vulgaire au XIIIè siècle). Ce dernier, dans une édition allemande affirme avec clarté à propos de la Terre : see ist ront also eyn appel (elle est ronde comme une pomme).
Bref, la rotondité de la Terre ne faisait aucun doute. Par contre, la question des antipodes était une vraie controverse. On supposait déjà depuis la fin de l'Antiquité l'existence d'un continent de l'autre côté de la Terre, nommé au Moyen âge terra australis incognita. Certes, on ne pouvait y parvenir, en raison de la chaleur brûlante de la zone équatoriale, mais ce continent devait être habitable, puisqu'il était situé dans la zone tempérée sud de la Terre. La question de savoir qui y habitait était une question théologique, non cosmographique.
D'où provient donc le mythe encore tenace de la Terre plate comme image du monde au Moyen âge ? L'une des causes est peut-être le fait que les anciennes cartes du monde arrondies du Moyen âge n'avaient pas vraiment pour but de représenter de façon fidèle le monde ; orientées à l'est, ces anciennes cartes essayaient de représenter dans un cercle les trois continents connus : l'Asie, l'Europe et l'Afrique (et parfois même un continent austral inconnu). Cette tentative, les cartes modernes en projection Mercator la poursuivent encore, à ceci près que ces dernières utilisent deux cercles. Pense-t-on pour autant que les géographes de la Renaissance imaginaient la Terre sous la forme de deux disques à peine attachés l'un à l'autre ? La représentation médiévale était nécessairement très schématique : autour de la Méditerranée placée au centre se pressaient les trois continents, et disséminés tout autour, on pouvait voir quelques îles, comme l'Irlande et l'Islande, au large de l'Europe, ou Ceylan près de l'Asie. Tout autour s'étendait le vaste Océan, dont on ne pouvait voir qu'une étroite bande sur les cartes, car il était vide, et donc peut digne d'être représenté. Il s'étendait en réalité non pas autour du disque, mais derrière le globe ! A la fin du Moyen âge, lorsqu'apparurent les nouvelles cartes, on réinterpréta ces mappae mundi en supposant que les anciens lettrés avaient représenté la Terre comme un disque rond posé sur l'Océan. Une telle conclusion était contestable, puisque ce type de cartes apparaissaient dans des manuscrits où le texte explicatif évoquait sans équivoque la rotondité de la Terre, mais visiblement, aux XVIè et au XVIIè siècle, peu de gens se donnaient la peine de lire et de traduire les manuscrits latins.
La polémique sur l'existence des antipodes constitue sans doute une deuxième cause de l'apparition du mythe de la Terre plate. Notons que même au début de l'époque moderne, la controverse ne s'était pas tue, et ce n'est qu'en 1770 que l'Australie fut "officiellement" découverte, puisque tout ce que les navigateurs portugais et hollandais en savaient avait été caché pour des motifs économiques. On devait se contenter au XVIè et au XVIIè siècles de rumeurs sur l'existence d'un quatrième continent dans l'Hémisphère sud.
La troisième cause du mythe semble provenir des idées farfelues sur la forme trapézoïdale de la Terre ; les courants anticléricaux de l'époque des Lumières contribuèrent particulièrement à la propagation de telles interprétations erronées, qui visaient à dépeindre un Moyen âge sous influence de l'Eglise, obscurantiste, et très limitée dans sa vision du monde.
_________________ Il n'est pas sur notre sol une chose qui soit plus utile que ces sublimes monuments qui ne servent à rien (Emile Mâle).
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