Vitalis a écrit :
on est parfois étonné des chiffres indiqués par Polybe sur les effectifs opposant Romains et carthaginois durant certaines batailles.
Je ne sais pas ce que disent les historiens modernes, mais je vais donner mon avis.
Polybe a un gros défaut (même lui n’en est pas exempt) : il aime les chiffres. Avant chaque combat, il s’efforce de reconstituer l’ordre de bataille et les effectifs, se livrant parfois à de savants calculs douteux (par exemple dans sa critique de la bataille d’Isos vue par Callisthène, XII.17sq.). Et parfois, il se plante en généralisant. Par exemple, pour la Trébie, son raisonnement donnera : il y a deux consuls, dont deux armées consulaires. Or chaque armée consulaire est composée de 2 légions et ses alliés. Une légion est composée de 4200 fantassins et 300 cavalier, les alliés de 5100 fantassins et du triple de cavalerie. Donc «
il disposait de 16 000 Romains et de 20 000 hommes fournis par les alliés, ce qui est l’effectif d’une armée complète engagée dans une action générale, quand les deux consuls ont réunis leurs forces » (III.72). Le raisonnement est intelligent… mais faux. En particulier, l’armée de la Trébie comptait 5 légions, et non 4, Polybe a oublié les renforts d’Atilius.
Pour en revenir à nos moutons. Comment Polybe arrive-t-ils aux chiffres mirobolants de 140 000 Romains et 150 000 Carthaginois se combattant à Ecnome ? Par calcul encore une fois (et non par une source, un registre ou autre), il nous en donne les grandes lignes.
Selon lui, l’équipage d’une pentère (= Quinquérème) romaine est de «
300 marins et 120 soldats par navire » (I.25). Or la flotte romaine est composée de 330 navires, ce qui nous fait bien 99 000 marins et 39600 soldats, ce qui en arrondissant le tout donne bien 140 000 Romains. Le même calcul appliqué aux 350 navires carthaginois donne 147 000 hommes, arrondis 150 000 (à remarquer au passage qu’il arrondit systématiquement par le haut, toujours pour impressionner ses lecteurs grecs).
Sauf que….
Primo, la composition des flottes n’est pas du tout uniforme. Les Romains possèdent aussi des hexères à Ecnome, et les flottes mises en chantier se composent aussi d’1/6e de rapides trières (= trirèmes). Par conséquent, le chiffre de 330 navires Romains ne peut être considéré comme 330 pentères. Coté carthaginois, la variété est plus grande encore, on y mentionne des tétrères (= quadrirèmes), hexères, heptères, trières, pentécontères, tous mentionnés par Polybe pour la première guerre punique. Bref, beaucoup de navires différents, souvent d’un tonnage inférieur à celui de la pentère. Et la pentère semble ne devenir majoritaire que au cours de la guerre, au fur et à mesure des nouvelles constructions, pas au début, pour s’adapter aux mutations de la flotte romaine qui privilégie clairement le tonnage à la manœuvrabilité («
les navires ennemis étaient plus rapides que les leurs », tandis que les puniques craignent l’abordage). Or la bataille d’Ecnome a lieu en 256 seulement, alors que la flotte punique est pour l’instant encore largement dominante, les accrochages de l’année précédente n’ayant pas été décisifs ni pour l’un ni pour l’autre camp. Donc sans doute, à mon avis, plus légère qu’elle ne le sera par la suite.
Moralité, tous les navires du combat ne sont pas des pentères, et donc les effectifs embarqués sont bien moindre.
Secondo, le chiffres des effectifs d’une pentère, selon Polybe, ces 300 marins et 120 soldats. C’est beaucoup… Il faudrait que je m’y replonge plus précisément, mais d’autres données (comme par exemple les effectifs des prisonniers lors de la capture de navires, ou certains effectifs engagés comme soldats de marine, ou des récits de raids de la marine qui mentionnent les effectifs des soldats embarqués, pendant la première ou la seconde guerre punique) me font sérieusement douter de la réalité de ces chiffres ; une moyenne de 200 marins et d’une 40aine de soldats de marine me paraît bien plus vraisemblable pour une pentère. Ce qui ne veut pas dire que Polybe (ou plutôt sa source) ait menti. Les effectifs ont pu être gonflé à la veille de la bataille, avec les effectifs de la marine complétés par les marins de la flotte « de ravitaillement » qu’ils escortent, tandis que les soldats engagés ne sont pas des soldats de marine, mais des légionnaires tirés de l’armée de terre (ce qui est sûr, la description de la ligne de combat romaine ne laisse aucun doute sur la nature des soldats embarqués, ce sont bien les légions). Mais la flotte punique bénéficie-t-elle elle aussi de tels renforts ? Très peu probable, d’où la raclée...
Mais en attribuant un maximum (exceptionnel et temporaire) à chacun des navires de la flotte, en généralisant cet état à l’ensemble des deux armées, et en uniformisant la compositions des flottes, Polybe a artificiellement gonflé les chiffres. Son but est d’impressionner («
ces chiffres seuls suffisent à frapper de stupeur », I.25), de donner une dimension héroïque à ces combats par opposition aux luttes des diadoques méprisables à ses yeux : «
on voit que ceux qu’émerveillent les batailles navales livrées par un Antigonos, par un Ptolémée ou par un Démétrios ainsi que les flottes que ces hommes rassemblèrent et ces occasions auraient quelque raisons, s’il leur arrivait d’étudier l’histoire de cette guerre, d’être stupéfaits par ces opérations gigantesques », I.63.