Je vous résume ici un chapitre de l'ouvrage magistral
Histoire des Institutions françaises au moyen âge, de Ferdinand Lot et Robert Fawtier. J'espère qu'il répondra à certaines de vos questions.
Le roi législateur
Le rôle essentiel du roi de France est d'être le grand justicier. Mais la justice terrestre est l'application de la loi, et il délicat de savoir dans quelle mesure le roi de France au Moyen âge a ce que nous appellerions aujourd'hui le pouvoir législatif.
On ne saisit aucune disposition législative d'un caractère général pour le royaume et émanant du roi aux XIe et XIIe siècles. Les deux premières ordonnances que l'on connaisse datent du règne de Louis VII. En 1144, le roi bannit les Juifs relaps du royaume. En 1155, à Soissons, il établit la paix de Dieu pour 10 ans. Mais cette dernière ordonnance est plutôt la manifestation d'un élan de piété plutôt qu'une disposition émanant de la volonté royale.
Sous Philippe Auguste, le nombre et l'importance des ordonnances augmentent. On peut citer l'ordonnance de 1190 sur l'administration du royaume pendant la croisade du roi (connue sous le nom trompeur de
Testament de Philippe Auguste), mais aussi l'ordonnance sur la succession des fiefs en 1209 ou 1210 (décidant que lorsqu'un vassal meurt en laissant plusieurs fils, tous relèveront désormais directement du roi et non plus de leur seul frère aîné, comme c'était le cas auparavant), l'ordonnance rendue vers 1214, portant à la moitié la part d'usufruit légal de la veuve sur les "propres" de son mari. Mais il faut remarquer que ces deux dernières ordonnances sont limitées au seul domaine royal.
De plus, le roi n'a pas le monopole de la législation, ni au cours de cette période, ni même de la suivante. Nous connaissons une série d'ordonnances rendues par des grands feudataires, mais dans l'ensemble, cette législation est rare, et les ordonnances demeurent globalement peu nombreuses.
Au cours du XIIIe siècle, le roi tend à imposer sa législation, non seulement aux gens de son domaine, mais aussi dans certains cas et pour des objets déterminés, à l'ensemble de ses sujets.
Notons que l'ordonnance n'obligeait, semble-t-il, que ceux des grands ayant assisté à son élaboration, même s'ils n'avaient pas approuvé. Il est toutefois probable que ceux qui n'avaient pas assisté à l'assemblée étaient moralement tenus de l'observer et de la laisser courir chez eux. Mais tout dépendait donc de la bonne volonté des feudataires, ou de la force du roi, c'est-à-dire des circonstances.
C'est sous le règne de Saint Louis que l'on voit la royauté manifester de plus en plus une autorité législative. Bien sûr, tout ce qui est appelé ordonnance n'a pas forcément un caractère législatif d'intérêt général. Il n'est pas toujours possible non plus de savoir si ces ordonnances étaient applicables à tout le royaume ou seulement au domaine du roi. De plus, beaucoup d'ordonnances ont un caractère religieux ou ecclésiastiques (comme par exemple les ordonnances contre les blasphémateurs ou celles sur la réformation des moeurs légères ou du costume).
Quoi qu'il en soit, à l'époque ou Saint Louis légifère, un courant d'idées se développe tendant à restituer à la puissance royale le droit de légiférer.
Le pouvoir de faire des lois, dit saint Thomas d'Aquin,
appartient à celui qui représente la multitude.
Il est probable aussi que la réunion à la Couronne des provinces du Midi a eu son influence aussi. Si le droit romain n'avait qu'une valeur de coutume dans le Midi, le XIIe siècle avait vu la renaissance du droit romain en Italie et cette renaissance n'avait pas manquer de redonner une vie nouvelle au droit archaïque du
Bréviaire d'Alaric (un abrégé du code Théodosien, rédigé en 506 sur l'ordre d'Alaric II). Cette renaissance du droit romain avait surtout pour conséquence de rappeler l'ancienne puissance du prince, et, par contrecoup, de rehausser le pouvoir du souverain du royaume de France. Pour ces raisons, sous le règne de Philippe III le Hardi, fils de Saint Louis, l'activité législative de la Couronne est particulièrement considérable.
Il ne faut toutefois pas se faire d'illusions. Une bonne partie de la législation de Philippe III est une réédition de mesures prises déjà par son prédécesseur, dont il avait, dès le 2 octobre 1270, au lendemain de son avènement, confirmé en bloc, par son testament, tous les établissements. Cette mesure prise par Philippe III montre que, si la royauté légifère, les actes législatifs qu'elle publie n'engagent normalement qu'une portée limitée, dan sle temps, au règne du souverain qui en est l'auteur et non pas une autorité sans limite chronologique.
La matière des établissements de Philippe III est souvent d'ordre administratif, mais il a cependant légiféré de manière originale, sur plusieurs points de droit public : c'est lui qui a fixé à 14 ans révolus la majorité du fils du roi, en décembre 1271. Il a également exigé, dans tout son royaume des droits d'amortissement sur les terres contenues dans les fiefs ou arrière-fiefs royaux.
Comment s'exerce ce pouvoir législatif du roi ? Il s'exerce par la publication de ces ordonnances (ou établissements), mais le prince n'est pas investi de la puissance de rendre ces établissements généraux, avec licence d'en user et d'en abuser à son gré, comme auraient pu le faire des empereurs romains. Le mode d'exercice et l'étendue de cette puissance sont fixés par la doctrine féodale. Le roi peut promulguer deux sortes d'établissements : comme tout baron, dans son domaine propre, et à titre de roi, pour la France entière (on parle alors d'établissements généraux). Ces derniers, faits à toujours ou à terme, doivent être observés partout, sous peine d'amende.
Un établissement général doit vérifier les conditions suivantes :
qu'il ne
griève pas as choses qui sont fetes du tans passé, ne as choses qui aviennent dusqu'a tant que li establissemens est commandes a tenir
qu'il soit délibéré
par très grant conseil
qu'il soit fait pour le commun profit du royaume
et pour cause raisonnable.
Il faut toutefois noter que cette législation royale mettra fort longtemps à être strictement appliquée. Pour preuve, l'interminable répétition des ordonnances sur le même sujet. Cette répétition prouve que la royauté tenait à voir, sur certains points, sa volonté exécutée, mais elle montre aussi que cette dernière ne l'était pas. Très rapidement aussi, pour les souverains français, les actes de leurs prédécesseurs sont considérés avec le même respect que la coutume, c'est le
mos majorum de la monarchie française.
Mais tout ceci ne s'applique qu'au
droit public. Le
droit privé n'a pas été touché par la royauté. Le souverain n'intervient dans ce domaine qu'en faisant rédiger des coutumes locales. Il les transforme ainsi en établissements royaux, mais sans oser fondre cet ensemble énorme et disparate. Philippe III avait par exemple fait mettre par écrit la coutume de Toulouse, mais le travail de rédaction d'ensemble ne commença qu'à la suite de l'ordonnance de Montils-les-Tours, en avril 1454. L'oeuvre ne fut d'ailleurs achevée que sous François Ier et Henri II.
Le pouvoir législatif est donc revenu aux mains du roi, et il peut l'exercer presque sans contrôle, puisque le Conseil qu'il a autour de lui est désigné par lui, et peut être modifié par lui aussi. Mais dans l'exercice du pouvoir, les rois ont longtemps été gênés par de vieilles habitudes de respect pour le passé, et aussi par le respect supersicieux d ela coutume, qui leur interdisait toute incursion dans le domaine du droit privé.
En fait, l'homme médiéval était incapable de comprendre un mécanisme législatif ayant pour but de créer ou d'abroger les lois "à jet continu" : il se faisait de la loi un idéal qui la représentait comme un dépôt très précieux de la sagesse des ancêtres, qu'ils avaient le devoir de transmettre intact à la postérité. Le souverain pouvoir leur paraissait donc institué, non pour changer la loi, mais pour en assurer le respect.
La justice que rend le roiest donc rendue conformément à la coutume, héritée des ancêtres et sur laquelle le roi ne peut ni ne veut agir. Mais comme mentionné, cette coutume a diverses formes selon les lieux où elle s'est formée. Quelle sera donc la coutume qui servira aux sentences du tribunal royal ? Ce sera naturellement celle de la ville ou réside le roi et sa Cour, Paris. C'est donc la coutume de Paris qu'appliquera, dans la plupart des cas, la Cour du roi, agissant en temps que tribunal, la
curia regis in parlamento, ce qui deviendra le Parlement.
Le roi justicier
Le roi et sa cour n'ont que lentement regagné le terrain perdu par la royauté dans le domaine judiciaire. En théorie, tous les sujets directs du roi sont justiciables de la Cour : ducs de Normandie, de Bourgogne, d'Aquitaine, comme les comtes de Flandre, de Champagne, d'Anjou, comme le plus simple vassal. Dans la pratique, la compétence de la
curia regis, la reconnaissance de son autorité suprême sur les grands feudataires n'a pu s'imposer que par la force, à la suite de luttes longues et dures.
Procédons par étapes, voyons qui est jugé et quelles causes sont portées au tribunal du roi.
Dans la majorité des cas, ce sont des plaines d'ecclésiastiques, évêques, abbés, contre des seigneurs voisins et contre des avoués, soi-disant tenus de les protéger, et trop souvent devenus des oppresseurs. Le tribunal est aussi saisi de différends entre ecclésiastiques de monastère à monastère, d'évêque à chapitre...).
En ce qui concerne le monde laïc, la Cour connaît des affaires criminelles (assassinat de Hugues de Beauvais par le comte d'Anjou Foulque Nerra par exemple). Elle juge aussi des infractions au droit féodal (Aimon et Archembeaud, sous Louis VI, se disputent la seigneurie de Bourbon, par exemple).
Dans ses différends avec ses feudataires, le souverain s'en remet aussi à sa Cour pour trancher la querelle. Par exemple, en 1152, Henri II duc de Normandie est condamné pour avoir épousé Aliénor d'Aquitaine, femme répudiée du roi Louis VII.
Enfin, à partir de la fin du rène de Louis VI et de celui de Louis VII, des différends d'un caractère nouveau sont portés à la Cour du roi, ceux des communes. Les évêques de Soissons, de Beauvais, de Laon, de Noyon, etc. ne cessent de se plaindre des empiètements de ces associations jurées que sont les communes, constituées de gré ou de force dans les cités épiscopales.
La juridiction d'appel qui, à partir de la fin du règne de saint Louis, transformera le rôle judiciaire de la Cour et aboutira à l'organisation d'un corps spécialisé, n'offre qu'un très petit nombre d'exemples pendant cette période archaïque de la juridiction royale. Par exemple, citons un cas en 1132 où la Cour réforme une sentence de l'évêque d'Arras contre un chevalier.
L'activité judiciaire de la Cour tend à se développer à partir du règne de Louis VII, en dépit des résistances des grands et du clergé. La résitance ces grands va de soi.
Le monde féodal, par essence anarchique, répugne à tout ce qui peut donner de la stabilité à la société. L'arrêt tombant comme un couperet sur la tête de l'accusé l'effraie et l'indigne. Il convient de n'être pas trop dur, même pour une culpabilité avouée, il ne faut pas blesser l'honneur d'un noble, et pour cela, la condamnation doit revêtir l'aspect d'une transaction.
Le clergé lui-même est souvent récalcitrant. Alors qu'il ne cesse d'implorer le roi, et de réclamer son intervention quand ses intérêts sont menacés, il n'admet pas qu ele roi s'inquiète des abus qu'il peut commettre. Dans ce cas, les évêques, particulièrement, tentent d'esquiver la compétence de la Cour. Néanmoins, dans le royaume de France, le conflit ne prendra pas le caractère tragique de la lutte de l'archevêque de Canterbury, Thomas becket, et du roi d'Angleterre, Henri II. Le clergé de France avait-il plus de bon sens ? Peut-être, mais il avait surtout trop besoin du roi contre les empiètements et les violences du monde laïque, plus graves en France que de l'autre côté de la Manche.
Néanmoins, en dépit des mauvaises volontés, des résistances violentes et sournoises, on assiste à un courant d'affaires sans cesse accru, portées à la Cour, et cela sous le règne d'un roi faible, Louis VII. Il ne faut pas y voir de paradoxe. Le roi est faible, certes, mais dans la seconde partie de son règne, il est presqu'un saint, préfigurant ainsi son arrière petit-fils. Le désir ardent des hommes, de tout pays et de tout temps, d'obtenir justice a du contribuer à soutenir ce sourant d'affaires portées à une cour présidée par un roi si pieux. Car n'oublions pas que le roi préside en personne le tribunal jusqu'à la fin de cette période.
Toutefois, ce courant n'enflera qu'au siècle suivant, grossi d'affluents venus de tous les coins du royaume pour aboutir à Paris, dans ce palais du roi qui est déjà presque un palais de justice. L'absence du souverain, de plus en plus fréquente, est le signe que le nombre des affaires se multiplie, et elles prendraient donc trop de son temps, employé à d'autres besognes.
Les textes appellent la Cour du roi, fonctionnant comme tribunal
placitum (comme à l'époque franque),
audientia, et surtout
curia, jamais alors
parlamentum.
La Cour du roi est ambulante, comme lui, mais elle ne se tient plus à ce siècle que dans l'étroite partie du royaume où le roi peut circuler sans danger, souvent dans les abbayes royales. A partir du règne de Louis VI, le roi à tendance à se tenir à Paris pendant la majeure partie de l'année. Les causes sont donc jugées à Paris, mais il s'agit d'une habitude, et non d'une règle.
Aucun principe ne fixe l'époque de sa convocation. En fait, elle se tient presque toujours lors des grandes fêtes ecclésiastiques de l'année (Purification, Pâques, Pentecôte, Toussaint).
Sa composition est variable, indéterminée. La Cour de justice, qui se confond encore avec l'assemblée politique, est formée de l'entourage du roi, des gens de son hôtel, de ses conseillers favoris, d'habitués, chevaliers et clercs, enfin de grands feudataires, généralement ne petit nombre. Chose déconcertante, la composition de cette Cour ne semble pas varier d'après la qualité des accusés ou des plaignants. La présidence de la Cour appartient au roi jusqu'à la fin du règne de Louis VII. Ensuite, la précence du souverain se fait de plus en plus rare, mais bien que rendue hors de sa présence, la sentence est et demeurera rendue en son nom.
La Cour préfère l'arbitrage, la conciliation, à l'arrêt. C'est que, conformément au passé, le condamné doit accepter sa sentence, s'engager à l'exécuter. S'il refuse, il a le droit de quitter la place sans être inquiété et, si c'est un grand personnage, un conflir armé est à redouter. La Cour s'applique donc à concilier les parties.
L'apparition d'un corps spécialisé de juges est le trait le plus nouveau du régime judiciaire sous Louis VII. C'est que l'écrit et le témoignage oral ont tendance à reprendre de l'importance au détriment du duel judiciaire qui a cependant la vie dure. Or, les grands n'ont ni la compétence, ni le temps, ni le goût, de se livrer à des enquêtes, d'instruire des affaires. Ces besognes fastidieuses incombent au personnel composé en grande partie de clercs, sous les ordres du chancelier. Cependant, c'est à la Cour dans son ensemble de se prononcer. La tâche des nobles se trouve simplifiée : la partie fastidieuse d'une affaire leur a été épargnée, ils n'ont plus qu'à se prononcer.
Là est le germe fécond. Ces obscurs professionnels sont les ancêtres des juges du Parlement de Paris. Sous le règne de Louis VII, ils sont cités sous diverses dénominations : hommes sages (
viri sapientes), prud'hommes (
viri prudentes), jurispreudents (
juriprudentes), conseillers (
consiliarii), nos juges (
judices nostri).
La physionomie de la Cour ne change pas sensiblement sous les règnes de Philippe Auguste, de Louis VIII, et pendant la première partie du règne de Louis IX. La Cour se scinde de plus en plus en deux parties, ou prend deux aspects. Comme par le passé, on y voit de grands personnages (évêques, abbés, comtes, ou barons). Ils sont réunis le plus souvent aux quatre grandes fêtes de l'année. Mais, dans l'entourage du souverain, on distingue une partie permanente, en tant qu'organe judiciaire, dont les représentants sont qualifiés de maîtres (
magistri curiae). Les sentences sont néanmoins toujours rendues par la Cour entière et au nom du roi.
Cette période archaïque se prolonge jusqe vers le milieu du XIIIe siècle. C'est le développement de l'appel qui y mettra fin.
Mais ceci est une autre histoire, que je vous résumerai, si elle vous intéresse...