Aspasie mineure a écrit :
Surtout que dans le pire des cas, il a écrit un mauvais livre. Risque-t-il de perdre son poste pour ça ? Dans ce cas que dire d'autres chercheurs ou universitaires qui écrivent de mauvais livres ?
Sans être spécialiste, je ne trouve pas que le livre soit mauvais (sous réserve qu'on me montre qu'il contient des choses fausses en abondance).
Toute la première partie (chapitres 1 à 3) me semble assez factuelle (et assez fastidieuse à lire aussi), sous la forme d'un inventaire des influences grecques dans l'occident médiéval, et de l'oeuvre des traducteurs de grec en latin. J'ai relevé quelques éléments, au delà des critères de comparaison de civilisations déjà cités dans ce fil.
P34, en forme de pied de nez au sujet de la diaspora grecque : "Paradoxalement, l'Islam a d'abord transmis la culture grecque à l'Occident en provoquant l'exil de ceux qui refusaient sa domination",
P54 sur l'éveil de la conscience de la civilisation médiévale,
P88, sur le vocabulaire scientifique
P113, sur la très forte diffusion des traductions de Jacques de Venise,
P120, la mention que les interdictions d'Aristote par le pape n'avaient pas de portée réelle sur le terrain
La seconde partie, sur l'Islam, est comme le disait Florian tout à fait stimulante et passionnante. Je me suis d'ailleurs étonné en la lisant que l'auteur ne cite pas l'ouvrage de Thomas d'Aquin contre Averroes.
Quatrième de couverture de 'Contre Averroès", traduit par Alain de Libera a écrit :
Quand, en 1270, Thomas d'Aquin rédige le De l'unité de l'intellect, il lui reste à peine quatre ans à vivre. C'est une oeuvre de combat qui engage une bataille dont le Moyen Age lui-même ne verra pas la fin : la lutte contre l'averroïsme. Depuis trois ans, Bonaventure tonne contre les philosophes de la faculté des arts. L'ancien maître de Thomas, Albert le Grand, entre en lice. Il sera bientôt rejoint par l'évêque de Paris, Etienne Tempier. Pourquoi cette agitation ? Thomas lui-même nous répond : une erreur a envahi l'université parisienne - il faut la réfuter. Son auteur ? Averroès. Ses partisans ? des chrétiens latins qui font profession d'ignorer leur christianisme et de mépriser leur latinité. En un mot : des averroïstes. Quelle erreur ? l'"unité de l'intellect" et l'affirmation, fascinante mais paradoxale, que l'" homme ne pense pas ". C'est contre cette thèse redoutable et contre ceux qui s'en font les défenseurs tel Siger de Brabant, que Thomas part en guerre, tentant de déconstruire l'averroïsme en reconstruisant Aristote. Ce faisant, il livre l'une des oeuvres majeures de la philosophie occidentale, un modèle d'exégèse et d'argumentation.
Parmi les points intéressants de cette seconde partie, je citerais l'analyse des maisons de la sagesse (P132), des éléments de propagande internes à l'Islam (en particuler P131), le Mu'tazilisme (P151), l'ethnocentrisme dans le sens des mots (P138), le critique de la position de Libera affirmant que la Raison en Occident provient d'Orient et de l'Islam (P140), la Raison gardienne du dogme (P142 en particulier, mais aussi les passages sur Averroès), le statuts de la Philosophie en Islam (P147), le déterminisme et l'astrologie (P145), et j'en oublie, dont les passages montrant que quand on parle de "mosquées lieux de recherche", on traduit mal le mot "recherche", qui signifie ici exclusivement "recherche en religion". Tout cela est effectivement très stimulant, et intelligent.
La dernière partie, à propos des "Problèmes de civilisation" est également très intéressante, mais n'atteint pas tout à fait le niveau de la précédente. Je n'y distingue aucune islamophobie, et il me semble qu'il faut soit une certaine paranoïa soit un fort biais idéologique pour faire ce procès là à cet ouvrage.
Le petit texte en annexe sur Sigrid Hunke est assez savoureux, et même quelque peu taquin.
Il y a aussi les critiques sur la question de la langue, pour laquelle je n'ai pas la même lecture que vous Aspasie. Cette histoire de différence fondamentale entre la langue arabe et la langue grecque.
D'une part, ce n'est pas la thèse centrale du livre, ce n'est qu'un élément vite abordé.
Mais surtout, l'auteur explique que bien que le syriaque soit aussi une langue sémitique, le problème ne se posait pas "parce que les syriaques avaient depuis des siècles l'habitude de ces traductions, et en avaient apprivoisé les difficultés". Je comprends cela comme voulant dire que les difficultés de la traduction en arabe étaient liées à la nouveauté de ce type de traduction, le temps que les traducteurs les apprivoisent. (Voir P184-186 et aussi P136-137).
Je me demande in fine si Gouguenheim n'a pas écrit ce livre en réaction à la recommandation de la commission européenne d'insister à l'école sur l'apport crucial de l'Islam dans la civilisation Occidentale, faisant suite aux travaux du comité de coopération culturelle Europe-Méditerranée. Avec peut-être bien, malgré qu'il s'en défende, le souhait de provoquer une polémique pour attirer sur ce point l'attention du public et des politiques, et obtenir une révision de cette recommandation...