Rousseau a écrit :
Je ne voudrais pas rentrer dans la querelle stérile, mais Voltaire n'aurait pas refusé un petit trône. Son modèle n'était-il pas une monarchie éclairée par des philosophes? Il ne crachait pas sur le pouvoir.
C'est vrai il n'était pas un démocrate. Il ne voyait pas le peuple de son temps se gouverner seul. Mais ce qui l'intéressait dans l'idée d'être le conseiller des princes, ce n'était pas le trône, c'était de faire progresser le monde. D'ailleurs quand il s'est aperçu de ce qu'était vraiment Frédéric II, il est parti. Je mesure l'audace de sa pensée à la haine qu'il suscite encore aujourd'hui. Il ne proposait pas de réformes politiques aussi radicales que le contrat social et pourtant ce qu'il proposait était plus novateur encore: le peu d'importance de ces différences auxquelles chacun s'accroche pour se donner le droit de haïr quelqu'un à cause de ce qu'il est. Son impertinence déplaît encore.
Je vous livre au hasard un passage de l'article torture du dictionnaire philosophique. On y voit ce qu'il pense du pouvoir. On y trouve aussi quelques piques contre le judaisme (ce qui n'est pas la même chose que contre les juifs). On comprend bien ici qu'il est agacé par la théorie du peuple élu, par le mysticisme du récit biblique, mais cette moquerie n'implique pas l'idée d'une infériorité raciale. D'autre part, il les félicite par antiphrase de ne pas promouvoir la torture dans la Bible.
"TORTURE
1 Article ajouté, en 1769, dans la Raison par alphabet. B. .
Quoiqu'il y ait peu d'articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la torture, autrement nommée question. C'est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l'ont inventée ; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encore dans l'usage de serrer les pouces, de brûler les pieds, et de questionner par d'autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent.
Les conquérants, ayant succédé à ces voleurs, trouvèrent l'invention fort utile à leurs intérêts ; ils la mirent en usage quand ils soupçonnèrent qu'on avait contre eux quelques mauvais desseins, comme, par exemple, celui d'être libre ; c'était un crime de lèse-majesté divine et humaine. Il fallait connaître les complices ; et pour y parvenir on faisait souffrir mille morts à ceux qu'on soupçonnait, parce que, selon la jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était soupçonné d'avoir eu seulement contre eux quelque pensée peu respectueuse était digne de mort. Dès qu'on a mérité ainsi la mort, il importe peu qu'on y ajoute des tourments épouvantables de plusieurs jours, et même de plusieurs semaines ; cela même tient je ne sais quoi de la Divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d'entrailles, les convulsions de nerfs, et autres exécuteurs des vengeances de la Providence.
Or, comme les premiers despotes furent, de l'aveu de tous leurs courtisans, des images de la Divinité, ils l'imitèrent tant qu'ils purent.
Ce qui est très singulier, c'est qu'il n'est jamais parlé de question, de torture dans les livres juifs. C'est bien dommage qu'une nation si douce, si honnête, si compatissante, n'ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu'ils n'en avaient pas besoin. Dieu la leur faisait toujours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux dés, et le coupable qu'on soupçonnait avait toujours rafle de six. Tantôt on allait au grand-prêtre, qui consultait Dieu sur-le-champ par l'urim et le thummim. Tantôt on s'adressait au voyant, au prophète, et vous croyez bien que le voyant et le prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l'urim et le thummim du grand-prêtre. Le peuple de Dieu n'était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer ; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux moeurs du peuple saint. Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs 1 Acte III, scène IV. B. , " Cela fait toujours passer une heure ou deux. "