Gothvan a écrit :
Pour en revenir aux Romains, j'ai de la difficulté à comprendre comment on peut apporter de l'importance à la pratique si on accorde peu d'importance à la pensée, il me semble que la pensée prime et que la pratique est directement en corrélation avec la pensée, ainsi, si on accorde peu d'importance à la pensée, la pratique devient un peu vide non ?
"si on accorde peu d'importance à la pensée, la pratique devient un peu vide"
Au contraire, la pratique est d'autant moins vide qu'elle contient sa propre raison d'être. La notion de jurisprudence, dans les affaires de droit, est une forme de primat de la pratique sur la pensée, et n'a rien de vide. Certains la trouvent même plus riche et intéressante que la législation a priori, la législation codifiée avant d'être confrontée aux cas pratiques, parce que la jurisprudence est directement confrontée et prend donc en compte la complexité du réel. Mais votre question nous amène à un débat qui est du ressort de la philosophie, opposant le pragmatisme au cartésianisme.
"la pratique est directement en corrélation avec la pensée"
Oui, et c'est bien de cela qu'il s'agit, d'une relation entre les deux, pas d'un effacement de l'un par l'autre. Les Romains accordent de l'importance à la pensée bien évidemment, typiquement ils écrivent des théogonies et autres réflexions sur les dieux, ils pensent les dieux. Mais la distinction s'applique seulement pour un primat de l'un sur l'autre, et en matière de piété : pour être un bon païen, il faut avant tout respecter les obligations et les interdits ; en revanche, le bon païen peut penser que Poséidon est le fils de Mars (au lieu du fils de Cronos) si ça l'amuse, ça ne fait pas de lui un mauvais païen. Au contraire, le bon chrétien doit certes respecter des obligations et des interdits (aller à la messe le dimanche ; ne pas commettre d'adultère ; etc.), mais dans une sorte d'échelle des péchés, il est plus grave de dire que Jésus est le fils de saint Glinglin (au lieu du fils de Dieu) que d'omettre de communier. Il est plus grave de "penser maladroitement" (ce qui va être appelé "blasphémer") que de "pratiquer maladroitement" dans la religion chrétienne, alors que c'est l'inverse dans la religion païenne.
Pour en revenir à votre question, cela permet aux Romains d'assimiler très facilement les cultures qu'ils conquièrent. Pas seulement afin de pacifier celles-ci, mais aussi d'assurer Rome elle-même du soutien de tous les dieux : les Romains sont conscients qu'ils peuvent ne pas avoir connaissance d'un dieu ou d'une pratique coutumière pourtant fort commode ou fort nécessaire ; si ils rencontrent un dieu nouveau ou une pratique qui a l'air intéressante, ils l'adoptent, pas seulement pour faire plaisir à ses auteurs, mais aussi pour fortifier Rome elle-même. Un nouveau dieu, au pire est une fiction et ne sert à rien, au mieux est bien réel et apportera son soutien à Rome s'il est correctement honoré ; dans les deux cas, ça ne coûte rien de tenter le coup et de l'honorer.
Si on essaie de sortir du domaine religieux pour parler des coutumes plus généralement, il y a eu des Romains anciens qui eux-mêmes se sont plaints de la dilution des valeurs romaines dans les apports bigarrés des cultures étrangères. Mais c'était surtout au temps de la fin de la République, alors que Rome traversait une grave crise politique et que le régime n'arrivait plus à fonctionner avec un territoire si étendu, et comme souvent dans ces cas là on se met à penser que ça fonctionnait et aurait fonctionné éternellement s'il n'y avait pas eu de nouveaux apports étrangers. Ce qu'on ne peut ni affirmer, ni infirmer. En tout cas, par la suite Rome a continué à assimiler les cultures qu'elle rencontrait.
Au passage, elle-même d'ailleurs, comme toute culture, n'est qu'une somme d'emprunts à d'autres cultures... Les Etrusques ont apporté énormément de coutumes et de traits civilisationnels à Rome, des pratiques religieuses fondamentales de l'haruspice et de la divination jusqu'à l'écriture, les Grecs ont hellénisé Rome plus qu'ils n'ont été romanisés, etc.