Ma soeur vient de m'apporter des Flandres ma biographie de Louis XIV : celle de Jean-Christian Petitfils, éditions Perrin. Je cite le début du chapitre XIX : LE DRAME HUGUENOT
"LE PROTESTANTISME EN FRANCE
Le 17 octobre 1685, le roi signait à Fontainebleau la révocation de l'édit de Nantes de 1698, supprimant d'un trait de plume l'exercice public de la religion protestante, la « Religion Prétendue Réformée » (en abrégé RPR). Avec la guerre de Hollande, le sac du Palatinat, la bulle Unigenitus et le testament de 1714, ce fut l'une des fautes majeures du règne, la plus grave sans doute au regard de la morale. La responsabilité de Louis XIV est pleine et entière, puisque, en tant que souverain, la totalité des décisions politiques lui est imputable. Ardemment souhaité par le clergé catholique, l'édit de Fontainebleau fut l'une des actions les plus populaires du roi, bien plus que le passage du Rhin, la prise de Maëstricht ou l'annexion de Strasbourg. A supposer qu'en ce temps-là on ait consulté les Français par référendum, il ne fait aucun doute qu'ils auraient massivement plébiscité leur monarque. Comment expliquer un tel enthousiasme pour un acte qui heurte à bon droit la conscience moderne ?
Est-il besoin de rappeler que nous vivons dans un système de valeurs radicalemnt différent de celui de cette époque ? Les hommes du XVIIe siècle étaient hermétiques aux idées de liberté de conscience et de culte, plus encore à celle de laïcité de l'Etat, toutes notions présupposant un individualisme qui n'apparaîtra qu'au siècle suivant. Les huguenots ne souhaitent nullement cantonner la religion dans la sphère de la vie privée. Comme les catholiques, ils étaient intransigeants et voulaient le triomphe dans l'Etat de la « vraie » religion, la seule et unique. Chacun cherchait à convertir l'autre avec d'autant plus de passion qu'il était persuadé que son malheureux adversaire, s'il persistait dans l'erreur, encourait les tourments de la géhenne éternelle. La tentation était grande, par conséquent, pour la majorité catholique, d'user de persuasion voire de pressions psychologiques pour faire, malgré eux, le bonheur de ces égarés et leur permettre d'accéder au salut. L'un des arguments pour justifier une « certaine contrainte » était tiré de l'exégèse de la parabole du festin, faite par Saint Augustin au IVe siècle (Compelle intrare, « Contrains-les d'entrer) dans le but de ramener au bercail les donatistes, ces chrétiens schismatiques d'Afrique. D'où les efforts des théologiens — dont Bossuet dans son Exposition de la doctrine catholique (1671) — pour faire admettre que l'hérésie calviniste n'était qu'un schisme, une rupture avec la communion de l'Eglise universelle, qui avait perdu toute justification depuis la réforme catholique du concile de Trente.
Par ailleurs, il faut comprendre qu'au Grand Siècle, la tolérance, cette vertu la moins partagée, était jugée comme un facteur de dissolution sociale. Le souvenir des guerres de Religion, celui, plus proche, des trois révoltes menées par le duc de Rohan de 1621 à 1629, restaient présents. L'unité religieuse était regardée comme le ciment indispensable à toute communauté nationale. Elle servait de contrepoids aux diverses forces centrifuges (enchevêtrement des pouvoirs sociaux, autonomie provinciale, diversité des langues et des coutumes...). Le fameux adage Cujus regio ejus religio (A chaque pays sa religion) s'appliquait à toute l'Europe chrétienne. Sans lui, point d'harmonie. « Une foi, une loi, un roi », proclamait Guillaume Postel au XVIe siècle.
Les minorités religieuses, qui existaient ailleurs qu'en France, faisaient l'objet de sournoises discriminations et d'ostracisme, comme les catholiques des Provinces-Unies, voire de persécutions, comme ceux d'Irlande. A la fin de 1678, en Angleterre, l'opinion et le Parlement, excités par les provocateurs qui avaient dénoncé un complot jésuite et papiste, se lançèrent dans une « chasse aux sorcières » : le bill du Test exclut les catholiques de la cour et du Parlement ; 2 000 suspects furent emprisonnés à Londres ; il y eut des condamnations et des exécutions nombreuses. L'unité religieuse assurait la solidité de ces Etats. La France, au contraire, était le seul pays de la chrétienté à admettre légalement le dualisme religieux et, dans une certaine mesure, la liberté de conscience. C'était pour elle un élément de fragilité. On comprend, dans ces conditions, pourquoi l'édit de pacification du roi Henri était tenu, pour la majorité des catholiques, pour un mal nécessaire mais provisoire, sur lequel il convenait de revenir au plus vite. Dès lors que la société, avec les progrès de la centralisation, devenait plus homogène, la question de l'unité religieuse devait fatalement se poser...
En 1629, l'édit de grâce d'Alais avait confirmé les clauses religieuses de l'édit de Nantes mais supprimé les brevets dont il était assorti, brevets qui concédaient au « parti » huguenot des places de sûreté avec garnisons et le droit de tenir des assemblées politiques. Pendant le reste du règne de Louis XIII et la régence d'Anne d'Autriche, les réformés avaient été d'un parfait loyalisme envers la couronne, ce qui s'explique par la conversion des pasteurs à l'absolutisme monarchique. Dans la vie quotidienne, une certaine tiédeur religieuse aidant, catholiques et protestants s'étaient rapprochés. Les solidarités locales, les mariages mixtes avaient insensiblement tissé des liens entre les deux communautés. A la mort de Mazarin, les passions semblaient apaisées, les plaies cicatrisées. Une sorte de modus vivendi s'était instaurée. Bien entendu, les divergences de fond subsistaient au plan théologique sur la nature de l'Eglise et des sacrements, sur la présence réelle du Christ dans l'eucharistie, l'intercession des saints, les prières pour les défunts, le purgatoire, la Vierge Marie, etc. Mais les polémiques étaient plus courtoises. A terme, des rapprochements auraient pu s'opérer, les protestants français étant davantages antipapistes qu'anticatholiques.
Malgré cela, des facteurs de tension demeuraient. La réforme catholique, avec sa vivacité triomphaliste et son dynamisme conquérant, ne poussait pas à la réconciliation. Paris gardait un vieux levain ligueur toujours prêt à faire gonfler la pâte de nouvelles Saint-Barthélemy. D'un autre côté, les adeptes de la religion de Calvin, pénétrés de l'orgueilleuse certitude d'appartenir au petit troupeau des élus, écrasaient d'un mépris hideux le culte et les pratiques catholiques. En certaines zones du Languedoc, où ils étaient numériquement les plus forts, ils se montraient oppresseurs. Du temps de Louis XIII, des paroisses catholiques entières avaient été converties de force par leur seigneur haut-justicier.
Nombre de protestants étaient instruits, fortunés et influents, particulièrement dans la France du Nord où ils réussissaient dans les affaires, les fermes, les finances. A côté des humbles ruraux du Bas Languedoc, à peine alphabétisés, le Grand Siècle avait sa « haute société protestante », où se rencontraient des noms comme Herwatt, Van Robais, Legendre, Pagès, Raulé, Samuel Bernard, de grands seigneurs, tels le duc de la Force, des maréchaux de France, Turenne et Schomberg, des marins comme Duquesne. Une certaine arrogance de l'élite huguenote, surtout dans les villes moyennes, irritait l'amour-propre du petit peuple catholique, plus pauvre, groupé autour de ses curés, qui n'étaient pas tous, tant s'en faut, abbés de cour.
Même quand ils n'avaient pas l'argent facile, les réformés ne laissaient pas d'inquiéter. Leur organisation ecclésiale, presbytéro-synodale, avec son ensemble de paroisses autogérées et d'organes délibératifs — ses consistoires, ses colloques de pasteurs et d'anciens, ses synodes provinciaux, son synode national — était en discordance avec la structure pyramidale et hiérarchisée de la société française, où l'impulsion allait du sommet à la base. Cette démocratie réformée (tempérée, il est vrai, d'oligarchie) sentait fort l'esprit « républicain », comme on disait alors, d'autant que les protestants étaient conduits tout naturellement à tourner leurs regards vers Genève ou Amsterdam.
Il reste que le monde de la Réforme, en butte aux attaques des dévots, conscient de sa faiblesse numérique, avait perdu depuis la paix d'Alais à peu près tout esprit de prosélytisme, même si, sur le plan intellectuel, il conservait une grande vivacité. Recroquevillé sur ses rites protecteurs, son particularisme biblique, son langage un peu ésotérique (le fameux « patois de Canaan »), il prenait sociologiquement l'allure d'une microsociété, pour ne pas dire d'une secte, susceptible de véhiculer des idées dangereuses pour le reste du corps social. Or, s'il est une chose que l'absolutisme centralisateur et niveleur exécrait par-dessus tout, c'était bien ce genre de « faction » inassimilable : on l'a vu avec le jansénisme et la Compagnie du Saint-Sacrement. On estime à environ 900 le nombre des temples et près d'un millier celui des pasteurs en exercice. Quant à celui des huguenots, il s'établissait à 787 400 en 1660-1670.
UN LONG PROCESSUS
Parmi les causes de la révocation de l'édit de Nantes, on invoque fréquemment des raisons religieuses. La conversion du roi, due à l'influence de Mme de Maintenon, de Bossuet et du père de la Chaise, ou encore provoquée par le choc de l'affaire des poisons (comme le pense Jean-Pierre Labatut), aurait été déterminante. A partir de 1679 en effet, on sent Louis XIV revenir à la pratique chrétienne. Il se montre exact aux offices, aux exercices de piété, égrenne son chapelet pendant la messe, adore le saint sacrement. La mort de Marie-Thérèse marque une nouvelle étape de son cheminement spirituel. « Je crois que la reine a demandé à Dieu la conversion de toute la cour, écrit Mme de Maintenon le 28 septembre 1683. Celle du roi est admirable, et les dames qui en paraissaient le plus éloignées ne sortent plus de l'église. Mme de Montchevreuil, mme de Chevreuse, mme de Beauvillier, la princesse d'Harcourt, en un mot toutes nos dévotes n'y sont pas plus souvent que mme de Montespan, mme de Thianges, la comtesse de Gramont, la duchesse du Lude, mme de Soubise. Les simples dimanches sont comme autrefois les jours de Pâques. » A côté de la piété sincère de quelques-uns, s'infiltre à Versailles une atmosphère d'ordre moral, lourde et hypocrite. Pour plaire au maître et mériter ses grâces, les courtisans se donnent des mines de dévots. Cela devient la nouvelle mode, comme pour les femmes les coiffures à la Fontanges. Le lundi de Pâques 1684, Dangeau note dans son Journal : « Le roi, à son lever, parla fort sur les courtisans qui ne faisaient point leurs pâques. Il dit qu'il estimait fort ceux qui les faisaient bien, et qu'il les exhortait tous à y songer sérieusement, ajoutant même qu'il leur saurait gré. »
Cette idée, que la révocation de l'édit de Nantes fut la conséquence directe du retour du roi à la religion, a eu la faveur des contemporains : Saint-Simon, la princesse Palatine, Robert Challes, Ezéchiel Spanheim, Gregorio Leri... Pour réparer le scandale public de ses moeurs, expier ses péchés, Louis aurait fait pénitence « sur le dos des huguenots ». Cette thèse est contestable.
Ce serait une erreur de considérer l'édit de Fontainebleau comme une mesure ponctuelle, tombant sous le coup de foudre de l'Olympe. Il fut l'achèvement d'un long processus d'étouffement du calvinisme, « à petites goulées », selon l'expression de Janine Garrisson. Ce processus complexe, sinusoïdal, qui commence dès 1661 et dans lequel des raisons politiques se mêlent aux motifs religieux, sera marqué par des arrêts, des retours en arrière dus à la conjoncture. Le rôle du roi ne peut se comprendre que dans ce contexte. « Il serait inepte, écrit Elisabeth Labrousse, de voir dans la révocation une décision gratuite, arbitraire et personnelle de Louis XIV, comme il le serait aussi de n'invoquer pour l'expliquer que des pesanteurs sociologiques et les impératifs idéologiques de l'époque. Il est patent qu'il y a eu rencontre : le monarque a répercuté les idées de son milieu, mais ses choix ont eu une portée décisive. »
Au début de son règne, Louis XIV n'avait pas de tendresse particulière pour ses sujets huguenots. Toutefois, son jugement était mesuré. S'il regardait « avec beaucoup de douleur » la division religieuse de son royaume, qu'il tenait pour un mal en soi, il ne mettait ni haine ni fanatisme dans sa lutte en vue de l'extinction de cette hérésie. Mais l'opinion ne partageait pas sa relative indifférence. Tous les organes de l'Etat, le conseil privé, les ministres, le procureur général de Harlay, le lieutenant général de police La Reynie, le lieutenant civil Le Camus, les intendants, le Parlement de Paris et ceux de province, les états provinciaux, auxquels s'ajoutaient les évêques, les confréries religieuses, les ordres réguliers, le clergé local, oeuvrèrent avec zèle à l'anéantissemnt du calvinisme.
Toute une réglementation tracassière, discriminatoire visait à restreindre la pratique du culte : défense de chanter des psaumes dans les rues, sur les places publiques et même dans les temples (lorsque passait à proximité une procession catholique) ; défense aux ministres de prendre le titre de pasteurs, de porter la robe ou la soutane ; interdiction aux académies, aux collèges et aux écoles réformées d'enseigner certaines matières... A partir de 1666-1667, principalement en Poitou, on rasa les temples qui avaient été édifiés depuis l'édit de Nantes. Les chambres mi-parties, prévues par le même édit et comprenant des magistrats des deux religions, furent supprimées. On limita les horaires d'enterrement et l'importance des convois funèbres. On interdit aux protestants l'exercice de certaines professions. Ils furent exclus des cours souveraines, des fermes, des finances royales, de multiples offices et charges. On leur ferma l'accès à la médecine, au barreau, au métiers de l'imprimerie et de la librairie. Bientôt il ne leur resta plus que quelques secteurs : la marine, l'armée, le commerce. L'application de ces rigueurs valait avec le temps. Pendant la guerre de dévolution et la guerre de Hollande, la pression se relâcha parce qu'on avait besoin d'eux pour combattre.
A côté de l'avalanche des arrêts du conseil, des décisions de justice, des brimades en tous genres et de la malveillance généralisée, les grâces et largesses pleuvaient sur ces transfuges, accueillis comme l'enfant prodigue de l'Evangile : gratifications, pensions, délais accordés pour le paiement de leurs dettes, bourses d'études pour leur progéniture...
Tant de mesures finirent par porter leurs fruits. Au fil du temps, la gentilhommerie huguenote se réduisit. La conversion sincère de Turenne, en octobre 1668, sous l'influence de Bossuet, affaiblit sensiblement la position des protestants à la cour. L'Eglise faisait, du reste, des efforts considérables pour convaincre les gens de la R.P.R., multipliant les débats et controverses religieuses, les missions pastorales, les oeuvres de propagation de la foi, les ouvrages de piété et de théologie.
En 1676, afin d'inciter les plus pauvres à abjurer, une Caisse des Economats fut crée et placée sous la direction d'un transfuge, Paul Pellisson. Alimentée par l'assemblée générale du clergé et les états du Languedoc, elle distribuait à tout indigent une modique obole de 6 à 12 livres. Les résultats furent décevants : sur les 10 000 convertis complaisamment annoncés, un nombre sans doute important de tricheurs avaient émargé dans plusieurs diocèses !
Un tournant se situe après la paix de Nimègue, vers 1679-1680. On sent alors de la part du roi la volonté d'aboutir rapidement à l'unification religieuse du royaume. C'est l'époque où les persécutions contre le jansénisme reprennent, mettant fin à la paix de l'Eglise de 1668, qui avait permis au mouvement de prospérer de façon souterraine. Il s'était infiltré partout, y compris dans les séminaires de la Contre-Réforme. Atténuant ou perdant une partiede son aspect dogmatique — son étroite théologie de la grâce selon Jansénius —, l'esprit de Port-Royal n'en était devenu que plus diffus, perdant en profondeur, par un phénomène de diffraction, ce qu'il gardait en étendue. Il représentait alors un vaste courant de pensée, en même temps , qu'une opposition insidieuse à l'absolutisme. Des écrits, des ouvrages inspirés par les adeptes étaient diffusés à partir de la Hollande. Au nom du roi, l'archevêque de Paris, Mgr Harlay de Champvallon, peu indulgent à l'égard de la « secte », priva le monastère de Port-Royal-des-Champs du droit de recevoir des novices et expulsa les 42 pensionnaires qui s'y trouvaient. Peu après, se trouvant menacés, le Grand Arnauld, Le Nain de Tillemont, Sacy s'exilèrent.
Puis à nouveau, on s'occupa des protestants, contre lesquels les édits se multiplièrent. On leur interdit d'être relaps — c'est-à-dire, après s'être convertis, de revenir à leur religion —, sous peine de bannissement et de confiscation de leurs biens ; on interdit aux catholiques de passer à la Réforme ou d'épouser une personne de cette religion ; on défendit aux ministres d'exercer plus de trois ans dans un même lieu... Le 5 avril 1681, mme de Maintenon écrivait à son cousin Villette : « Si Dieu conserve le roi, il n'y aura pas un huguenot dans vingt ans. » Malgré tout, la charpente de la huguenoterie tenait bon. Là où les temples disparaissaient, le culte familial s'épanouissait, encouragé par l'esprit de groupe et de solidarité. Il fallait songer à d'autres méthodes."
Les autres méthodes, ce furent les fameuses dragonnades...
_________________ "L'Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir" (message de l'amiral Nelson à Trafalgar)
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