Le fil sur la Révolution partant dans pas mal de directions, je me permets de poursuivre ici les échanges concernant le rétablissement de l’esclavage. Je reprends d’abord le début de la discussion :
Drouet Cyril a écrit :
Jefferson a écrit :
Ainsi, vous vous trompez : Bonaparte (que je n'apprécie pas pour autant) n'a pas rétabli l'esclavage, il a maintenu l'abolition là où elle avait été mise en œuvre (à Saint-Domingue, par exemple, où Santhonax avait imposé la liberté générale avant même le vote de l'assemblée), mais ne l'a pas imposée là où elle n'avait pas été appliquée.
Et que dites-vous pour la Guadeloupe et la Guyane ?
Jefferson a écrit :
Il n'était pas question de retablissement de l'esclavage dans ces deux colonies dans la loi de 1802. Le retour à la situation antérieure à 1789 concernait les colonies rendues par les Anglais au traité d'Amiens. La situation particulière de ces deux colonies y a en effet entraîné le retablissement de l'esclavage, mais il n'y a pas eu de "retablissement general" ou d'abrogation de l'abolition de 1794.
Je ne voyais pas l'intérêt de développer sur ce sujet dans un fil de discussion plus général. J'ai simplifié. Pour autant, je ne défends pas la vision de "hussard borné" de Bonaparte (le mot est d'Yves Benot), qui a mené une politique coloniale atroce - le sujet était les acquis de la Révolution, et l'abolition de l'esclavage, la première dans l'histoire du monde, en est bien une, même si ses suites ont été chaotiques.
Drouet Cyril a écrit :
Jefferson a écrit :
Il n'était pas question de retablissement de l'esclavage dans ces deux colonies dans la loi de 1802.
Concernant la question de l'esclavage, il ne faut pas se contenter d'évoquer la loi du 20 mai 1802; les ordres concernant le rétablissement en Guadeloupe et en Guyane ayant vite suivi
En somme, dire que "Bonaparte n'a pas rétabli l'esclavage" n'est pas une "simplification", mais une lourde erreur.
Jefferson a écrit :
Drouet Cyril a écrit :
Concernant la question de l'esclavage, il ne faut pas se contenter d'évoquer la loi du 20 mai 1802; les ordres concernant le rétablissement en Guadeloupe et en Guyane ayant vite suivi. En somme, dire que "Bonaparte n'a pas rétabli l'esclavage" n'est pas une "simplification", mais une lourde erreur.
Oui, effectivement, ma remarque peut entrainer une confusion. Vous avez tout à fait raison. Bonaparte a bien rétabli l'esclavage dans deux colonies où le décret de 1794 avait été appliqué : en Guadeloupe et en Guyane. Deux colonies qui, au demeurant, n'auraient pas dû être concernées par la loi de mai 1802. Mais il s'agit de réponses à des problématiques particulières à ces deux îles, et le rétablissement dans ces deux colonies doit peut-être moins à la volonté du Premier consul qu'à celle des administrateurs locaux. Si en pratique, l'esclavage est bien réintroduit, on peut dire, sans trop de risques, qu'il s'agit avant tout d'une mesure de maintien de l'ordre, aussi abjecte nous apparaisse-t-elle. Vous remarquerez qu'on a pas tout de suite parlé d'esclavage, d'ailleurs, mais de travail forcé, en Guadeloupe, de "conscription de quartier" en Guyane.
La loi de mai 1802 est la seule loi générale concernant ce problème de l'esclavage dans les colonies - et elle n'est pas une abrogation de l'abolition de 1794. Il n'y a pas, ce que je soulignais, de
rétablissement général de l'esclavage.
Mais bon, je vous l'accorde, le résultat est bien le même - l'esclavage est rétabli un peu partout, même si le décret de 1794 n'est pas abrogé. Restait Saint-Domingue. On peut imaginer que l'esclavage y aurait été rétabli si Leclerc ou Rochambeau ne s'y étaient pas cassé les dents.
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Jefferson a écrit :
le rétablissement dans ces deux colonies doit peut-être moins à la volonté du Premier consul qu'à celle des administrateurs locaux.
Le maintien et le rétablissement de l’esclavage s’intégraient à une politique coloniale fort ambitieuse. Dans un tel cadre, Bonaparte n’était pas homme à se faire dicter la marche à suivre par de simples administrateurs locaux.
Jefferson a écrit :
on peut dire, sans trop de risques, qu'il s'agit avant tout d'une mesure de maintien de l'ordre
En effet. Et ici, l’ordre et l’économie vont de paire. Il convenait en effet de relancer la culture et le commerce dans des colonies où l’abolition de l’esclavage, outre le désordre, les soulèvement et les orientations autonomistes, était considérée comme la principale cause du marasme économique dans lequel des colonies jusqu’alors fort prospères étaient tombées (je pense ici tout particulièrement à Saint-Domingue).
Jefferson a écrit :
Vous remarquerez qu'on a pas tout de suite parlé d'esclavage, d'ailleurs, mais de travail forcé, en Guadeloupe
Sans doute faites-vous référence à l’arrêté du 17 juillet 1802 dont voici quelques extraits :
« Art. 1. Jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté, dans l'étendue de cette colonie et dépendances, que par les blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions ou emplois qui y sont attachés. Les blancs seuls qui auront été inscrits dans la garde nationale, depuis l'âge de 15 ans jusqu'à 55, auront le droit d'en porter l'uniforme et d'avoir des armes à leur usage.
Ceux des blancs qui n'y seraient pas inscrits ne pourront jouir du même droit, et seront dénoncés en cas de contravention, pour être statué à leur égard ce qu'il appartiendra par le général en chef.
[…]
Art. 4. Tous les hommes de couleur et noirs qui ne seront pas porteurs d'un acte légal d'affranchissement de tout service particulier, sont obligés, dans les 24 heures pour les villes, et dans les 5 jours pour les bourgs et campagnes, de sortir des communes où ils peuvent se trouver, pour retourner aux propriétés dont ils dépendaient avant la guerre, excepté ceux qui auront servi honorablement dans l'armée de ligne, et sur le sort desquels le général en chef aura à prononcer, d'après le rapport du commissaire supérieur.
La disposition du présent article est générale et aura son effet nonobstant tous arrêtés, règlements, ordres ou autorisations à ce contraire, si ce n'est le cas de l'article 6e ci-après
[…]
Art. 7. Tous ceux qui ne se trouveront point rendus sur les propriétés ou au service dont ils dépendent, ainsi qu'il est dit ci-dessus, dans les cinq jours de la publication du présent, seront considérés comme complices de rébellion.
A l'expiration de ce terme, les autorités civiles et militaires en feront faire les perquisitions et poursuites les plus vigoureuses; en cas de résistance ou de fuite, ils pourront être arrêtés morts ou vifs; ceux dont on s'emparera après le délai de grâce, s'ils sont prévenus de quelques actes directs de rébellion, seront traduits à la commission militaire, sinon, seront détenus à la geôle jusqu'à réclamation du maître, appuyée de l'autorisation du commissaire du Gouvernement du heu où ils sont incarcérés, et subiront en y entrant la peine correctionnelle qui sera infligée par ledit commissaire.
Art. 8. Tous individus dont les propriétés respectives, desquelles ils dépendaient avant la guerre, sont hors de la colonie, seront tenus et sous les mêmes peines prononcés dans l'article 7, de se présenter aussi dans les 24 heures, au commissaire du Gouvernement de la commune où ils peuvent se trouver, pour être remis au dépôt fixé dans la ville Basse-Terre, et être distribués ainsi que le jugera à propos le général en chef, d'après le rapport du commissaire supérieur. »
Si le mot « esclavage » n’est pas mentionné ici, il s’agit néanmoins là d’une borne de toute première importance. Il suffit à ce sujet de se référer à la correspondance de Leclerc, alors à Saint-Domingue, catastrophé par les conséquences de ce qu’il considérait comme le rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe.
Concernant l’esclavage à la Guadeloupe, on peut citer la lettre de Bonaparte à Decrès en date du 13 juillet 1802 :
« En ajoutant à ces dispositions la recommandation au général Villeneuve de mettre la plus grande activité à faire passer d’une colonie à l’autre des secours de troupes, selon qu’il deviendra nécessaire, on aura lieu d’être parfaitement tranquille, et nous serons à même de prendre toutes les mesures que nous jugerons à propos pour les colonies. La première de toutes paraîtrait d'établir l'esclavage à la Guadeloupe comme il l'était à la Martinique, en ayant soin de garder le plus grand secret sur cette mesure, et en laissant au général Richepance le choix du moment pour la publier. »
Trois jours plus tard, l’arrêté consulaire tombait :
« La colonie de la Guadeloupe et dépendance sera régie à l’instar de la Martinique, de Sainte-Lucie, de Tobago, et des colonies orientales, par les mêmes lois qui y étaient en vigueur en 1789. »
L’arrêté en question arriva sur l'île le 23 septembre. A sa réception, Lacrosse, prudent (et sans doute, pour reprendre l’expression de Bonaparte, pas « parfaitement tranquille »), opta pour ne pas le proclamer dans l’attente de renforts. Malgré plusieurs lettres annonçant sa proclamation entre le 15 novembre et le 21 décembre, Lacrosse ne publiera jamais l’arrêté consulaire du 16 juillet.
Il faudra attendre pour cela, le 14 mai 1803, et l’arrivée du nouveau capitaine-général Ernouf. Ce dernier, à cette occasion, fit publier la proclamation suivante :
« Une puissance rivale de la France voyait, avec autant de peine que d'envie, la prospérité de nos colonies. Depuis longtemps, elle méditait leur perte ; ses efforts avaient été impuissants jusqu'au moment où la révolution française lui fournit les moyens d'exécuter ses sinistres projets. Des hommes adroits et perfides furent envoyés vers la capitale ; l'or fut répandu avec profusion : la liberté des noirs fut résolue dans la fameuse société des Jacobins. L'Assemblée Nationale, séduite par les apparences ainsi que par les fausses idées de philanthropie que des orateurs, stipendiés par nos ennemis, développaient avec toute l'astuce du sophiste, seconda puissamment leurs intentions : son décret, à ce sujet, fut la perte de nos colonies et de ces mêmes noirs qu'elle croyait favoriser. Vous connaissez, par une fatale expérience, les maux qui ont été le résultat de cette prétendue liberté, indiscrètement accordée à des êtres sans civilisation, sans principes et sans patrie. Ce ne fut pas seulement la licence qui se mit à la place de la liberté, mais la révolte la plus affreuse et la plus sanglante. La religion détruite, les habitations incendiées, des flots de sang français répandus, tel fut le triste état dans lequel nos colonies furent réduites. Jetons le voile sur ces événements affreux, dont il ne reste, hélas ! que trop de monuments. Mais de pareils désastres doivent être prévenus pour l'avenir. Ces motifs ont déterminé le Gouvernement à prendre l'arrêté suivant, d'après la connaissance acquise que l'humanité a toujours guidé les colons de la Guadeloupe et que chaque propriétaire est un père dont la sollicitude s'étend sur tout ce qui l'environne. »
Jefferson a écrit :
de "conscription de quartier" en Guyane.
Voici l’arrêté consulaire en date du 7 décembre auquel vous faites ici référence :
"Article 1er- A la réception du présent arrêté, le commissaire du gouvernement à Cayenne et à la Guyane française, établira dans cette colonie un registre général de conscription de quartier.
Article 2e- Ce registre sera divisé en autant de rôles distincts qu'il y a de propriétaires dans la colonie.
Article 3e- Seront portés sur chacun de ces rôles, et tels qu'ils se trouvent maintenant établis dans chacune des propriétés ou ateliers, tous les noirs ou gens de couleur des deux sexes existant dans la colonie au 26 prairial an II, et qui ne pourront justifier de leur affranchissement légalement acquis avant cette époque.
Article 4e- L'effet de la conscription de quartier est d'attacher irrévocablement à la propriété ou atelier sur le rôle desquels ils se trouvent portés, les individus désignés à l'article III, sans qu'ils puissent s'y soustraire eux-mêmes, ni en être aliénés arbitrairement par le propriétaire.
Article 6e- La conscription de quartier ne pourra cesser, pour aucun individu, que par les voies ci-devant usitées de l'affranchissement.
Article 7e- Les individus compris dans la conscription de quartier seront soumis aux mêmes prestations de travail envers les propriétaires ou ses représentants qu’ils l’étaient autrefois et de son côté le propriétaire sera tenu de pourvoir à leur subsistance et entretien, tant en santé qu’en maladie, de la même manière qu’il y était astreint par les anciens règlements."
Cet arrêté faisait suite à la volonté affichée par Bonaparte dans la lettre qu’il écrivit le 7 août précédent :
« Les instructions pour Cayenne me paraissent bonnes; j'en approuve l'esprit et le sens. Mais les instructions secrètes doivent être remises au net. Il est de principe qu'avec une espèce d'hommes qui ont été d'une opinion différente de celle qu'on leur prescrit, il ne faut jamais discuter; cela ne fait que les aigrir, parce que cela renouvelle les discussions qu'ils ont eues sur cet objet. Il faut dire, en deux mots, que, Cayenne étant destiné à de grands résultats, un grand nombre de noirs doit y être envoyé, et tout préparer au rétablissement de l'esclavage. Ce principe est non seulement celui de la métropole, mais encore celui de Angleterre et des autres puissances européennes. Un homme destiné à passer sa vie dans les colonies doit sentir que, si les noirs ont pu se maintenir dans les colonies contre les Anglais, ils tourneraient leur rage contre nous, égorgeraient les blancs, menaceraient sans cesse d'incendier nos propriétés, et ne présenteraient aucune garantie au commerce, qui n'offrirait plus de capitaux et resterait sans confiance. »
Le règlement général du 25 avril 1803 finalisa le dispositif. Et là, l’expression « rétablissement de l’esclavage » est clairement utilisée pour évoquer l’application de l’arrêté du 7 décembre.
Jefferson a écrit :
Restait Saint-Domingue. On peut imaginer que l'esclavage y aurait été rétabli si Leclerc ou Rochambeau ne s'y étaient pas cassé les dents.
Concernant la partie française, les instructions données rejetait le retour de l’esclavage, mais il n’en était pas de même dans la partie espagnole :
« Si le but politique de la partie française de Saint-Domingue doit être de désarmer les noirs et de les rendre cultivateurs, mais libres, on doit dans la partie espagnole les désarmer également, mais les remettre en esclavage. »
Pour ce qui est de la partie française, l’insurrection limitait grandement les possibilités de rétablissement. Le 25 août 1802, Leclerc écrivait cette lettre à Decrès :
« Ne pensez pas rétablir l’esclavage avant quelques temps. Je crois pouvoir tout faire pour que mon successeur n’ait plus que l’arrêté du gouvernement à faire exécuter. Mais après les proclamations sans nom que j’ai faites ici pour assurer aux Noirs leur liberté, je ne veux plus être en contradiction avec moi-même. Mais assurez le Premier Consul que mon successeur trouvera tout disposé. »
Le 22 octobre, Leclerc succombait à la fièvre jaune. Son successeur, Rochambeau, ne trouva pas « tout disposé », au contraire, mais pour lui aussi, l’avenir rimait avec esclavage :
« L’esclavage des noirs doit être proclamé de nouveau dans ces parages ; et le Code noir rendu beaucoup plus sévère. Je pense même que pour un temps les maîtres doivent avoir le droit de vie et de mort sur leurs esclaves. »
(Rochambeau à Bonaparte, 14 avril 1803)
« La première base de la restauration de Saint-Domingue est l’esclavage des noirs plus rigoureux qu’autrefois, autrement point et même jamais de colonies. Les principes destructeurs inculqués dans l’esprit du nègre ne l’abandonneront point, tant que l’on n’aura pas pris un moyen prononcé sur cette masse d’insurgés.
[…]
Beaucoup de gens s’élèveront, je n’en doute pas, contre le rétablissement de l’esclavage sachant bien qu’il ne peut exister de colonies sans ce mal nécessaire, je ne prendrai pas la peine de leur répondre. D’autres l’adapteront, mais renverrons à ne le prononcer qu’au temps où nous aurons réduit tous les insurgés ; moi j’en rapproche de beaucoup l’époque, car je la fixe au moment où nos 25 mille hommes arrivés se mettront en campagne. La crainte que l’on montrerait à cet égard, soit de bonne foi ou avec une arrière pensée, je prétends la détruire ainsi.
La très grande partie des nègres rebelles sont bien plus malheureux dans cet état de choses qu’autrefois, bien plus maltraités par leurs chefs qu’ils ne le furent jamais par leurs maîtres, forcés à des fatigues bien plus grandes dans le métier de la guerre, que sur les habitations, et s’ils étaient bien persuadés qu’en rentrant avec nous, ils n’ont à craindre que leur ancienne condition, et non un supplice assuré, vous en auriez peut-être les deux tiers de suite à votre disposition »
(Rochambeau à Bonaparte, 14 novembre 1803)
Cinq jours tard, Rochambeau capitulait au Cap….