Signalons également que quelques jours après François Hinard, c'est Yan Thomas, sans doute le meilleur spécialiste mondial du droit romain, qui disparaissait à l'âge de 65 ans.
Quelques hommages qui rappellent l'importance de son œuvre, qui n'aura pas connu le rayonnement public qu'elle méritait de son vivant:
Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Yan Thomas est mort le 11 septembre, à l'âge de 65 ans, d'un accident post-opératoire.
Né le 9 février 1943 à Alger, il avait d'abord été magistrat, puis attaché culturel en Inde, avant de devenir professeur agrégé d'histoire du droit à l'Université de Rouen, après avoir soutenu une thèse de doctorat consacrée à la notion de cause en droit romain. C'est à cette dernière discipline qu'il s'est alors consacré. Il avait vité été reconnu internationalement comme l'un des plus savants spécialistes du monde romain. Mais son travail est allé bien au-delà d'une connaissance intime et érudite d'une source antique et médiévale du droit occidental, même si son activité de recherche, notamment à l'Ecole française de Rome, a permis de découvrir des textes majeurs du corpus de droit romain.
Aussi bien dans ses ouvrages et ses très nombreux articles qu'au sein de ses séminaires de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il a été élu en 1989, il frappait lecteurs ou auditeurs par la profondeur historique, anthropologique, philosophique et politique des interprétations qu'il dégageait de ces textes. Grande était son aptitude à les mettre au service de la compréhension de la pensée juridique contemporaine et à répondre aux questionnements juridiques, mais aussi politiques et moraux d'aujourd'hui.
Yan Thomas s'est refusé à prendre position sur des contenus de politique normative, comme c'est trop souvent le cas chez les juristes (faut-il être pour ou contre l'avortement, l'euthanasie, le mariage homosexuel ?, etc.). Son oeuvre s'affirme avant tout comme une méthode d'analyse des textes et des discours, permettant de mieux comprendre quelles sont les formes mentales spécifiques du raisonnement et de la pensée juridique.
Yan Thomas était intimement convaincu qu'il existe une culture spécifiquement juridique, une façon particulière du juriste d'agir sur le monde en le traduisant dans les catégories propres du droit, ou plus exactement en construisant un monde juridique composé d'éléments conceptuels fictionnels élaborés par l'art du droit.
Dans un dialogue constant avec d'autres disciplines comme l'anthropologie, la sociologie, la philosophie politique et morale, il a ainsi éclairé des sujets aussi divers que la filiation, la cité, la souveraineté, la dignité, l'aveu, etc. Au sein du Centre d'étude des normes juridiques de l'EHESS, dont il a été le fondateur et le directeur, cette rencontre entre le droit et les autres sciences sociales s'est fortement actualisée. Elle a ainsi donné naissance à une communauté sans cesse croissante de chercheurs français et étrangers convaincus de l'extrême fécondité d'une démarche intellectuelle qui, dans la personne de Yan Thomas, s'associait à un "style" éminemment séduisant, où le brio et la qualité de l'expression, l'exigence intellectuelle, la passion enthousiaste le disputaient à la modestie, à l'écoute d'autrui, à l'amour pour la controverse, à la gentillesse.
C'est d'ailleurs à la formation d'une telle communauté qu'il s'est plus particulièrement attaché ces dernières années, en consacrant ses efforts à la création et à la direction d'une très rare formation doctorale européenne en histoire, philosophie, anthropologie et sociologie du droit, qui permet à des étudiants provenant de tous les continents d'apprendre à construire leur pensée dans la confrontation à des intellectuels issus de cultures juridiques différentes.
Olivier Cayla est membre du Centre d'étude des normes juridiques de l'Ecole des hautes études en sciences sociales.
http://abonnes.lemonde.fr/carnet/articl ... _3382.htmlYan Thomas, la mort d’un grand maître du droitpar Marcela Iacub juriste, chercheure au CNRS.
Yan Thomas, le grand juriste, spécialiste de droit romain et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales qui, depuis quelques décennies renouvelait l’approche du droit, est mort. Il ne s’est pourtant pas éteint à la suite d’une longue maladie qui nous eût laissé le temps de nous préparer. Il nous a été brutalement arraché par un accident postopératoire, alors qu’il se préparait à rassembler ses articles dans des ouvrages qui lui eussent enfin acquis une notoriété publique à la mesure de l’importance de son œuvre.
Car celle-ci est aujourd’hui dispersée dans des revues spécialisées où sont parues des séries d’articles qui sont autant de chefs-d’œuvre de style et de science, qui ont su trouver une très large audience dans un public savant fort varié, allant de l’histoire du droit à la philosophie, en passant par l’anthropologie et les sciences politiques.
Depuis quelques années, une rumeur se faisait de plus en plus insistante : un immense spécialiste de droit romain était en train non seulement de renouveler entièrement l’approche du droit, en la remettant au cœur des interrogations anthropologiques les plus fondamentales (qu’est-ce que naître ? qu’est-ce que mourir ? qu’est-ce qu’hériter ? qu’est-ce qu’une chose ?), mais encore de bouleverser l’image des sciences humaines dans leur ensemble, offrant peut-être une solution à ce qui semble être leur crise contemporaine. Tristesse des générations sans maître, disait Gilles Deleuze. Mais il faut aussi savoir chercher ses maîtres.
Yan Thomas était un maître, et d’autant plus qu’il ne le voulait pas. Maître réticent, contrarié, humoriste, défiant, mais maître authentique. L’œuvre de Yan Thomas se caractérise par une unique alliance de la fantaisie et de la rigueur. Il mit l’esprit de géométrie le plus intraitable, les qualités de précision et de clarté les plus évidentes, la sévérité dans l’érudition la plus hyperbolique (il eût sacrifié sa vie à l’exactitude d’une référence dans une note en bas de page), au service d’un étrange théâtre où son imagination et son audace théorique se plaisaient à camper les situations les mieux à même de susciter notre stupeur poétique ou métaphysique.
Il nous apprit que ces créatures sèches et discrètes que sont les normes juridiques peuvent, si l’on sait s’y prendre, dévoiler les plus grands mystères, aider à résoudre les énigmes les plus obscures. Ainsi, à travers l’analyse qu’il faisait de la manière dont les Romains avaient organisé le droit des tombeaux, Yan Thomas amenait son lecteur à changer profondément ses représentations du temps et de la mort.
Révélant, à travers ses études sur le droit romain de la famille, que celui-ci s’était constitué d’une manière parfaitement indépendante de toute idée de nature (au point d’autoriser que l’on adopte plus vieux que soi, que l’on naisse d’un mort, etc.), il montrait que nous pouvions nous sentir libres d’inventer aujourd’hui des formes de sociabilité et de parenté entièrement nouvelles. Mais dans le même temps, il nous fit comprendre que le droit, que nos contemporains regardent comme un outil assujetti à notre volonté politique ou morale, a en réalité une logique propre, une vie qui nous échappe, et que non seulement nous ne créons pas notre droit, mais que c’est lui qui nous crée.
Yan Thomas savait montrer que les idées que nous nous faisons de la paternité, de la nature des choses, des personnes, du temps, du corps, ont été bien souvent mises en place dans d’obscures dispositions du droit de l’Antiquité. Loin donc de n’être que censure, frein ou épée menaçante, le droit est bâtisseur et organisateur de la trame anthropologique dans laquelle nous vivons.
Cette puissance, Yan Thomas nous montra que le droit la devait à ce qu’il a à faire à cet élément qui est l’objet de prédilection des sciences humaines : le pouvoir. Mais, au lieu de s’épuiser à traquer cette gorgone dans les regards, les mots, les structures économiques ou les théories médicales, comme le firent des générations de chercheurs, il suggéra de se pencher sur les règles de procédure pénale, sur les techniques judiciaires d’extraction des aveux, sur les règles de représentation privée, bref, sur ce monde bien visible que nous avons l’habitude de considérer comme une superstructure ou un faux-semblant.
L’œuvre de Yan Thomas non seulement a jeté un regard neuf sur le droit, redonnant tout son intérêt à cette discipline souvent perçue comme ingrate, mais il ouvre des perspectives tout à fait nouvelles sur l’ensemble des sciences humaines, dont la portée ne cessera, j’en suis sûr, de s’imposer dans les années à venir. On comprend qu’une disparition si brusque ne saurait être paisible. Comment peut-on se résigner à ce qu’un tel esprit cesse aussi brutalement de poser son regard sur le monde ? Comment peut-on accepter que cette pensée qui n’avait nullement fini de se déployer soit soudain abattue ?
Certes, il nous reste son œuvre, cette œuvre qu’il faut désormais publier. Je veux croire qu’ainsi il sera un peu moins mort et personne ne m’enlèvera cette idée farfelue de la tête. Comment se consoler autrement de la perte d’un esprit au sommet de sa puissance ? Nous qui avons connu et aimé Yan Thomas dans sa personne savons tout ce que nous perdons avec lui. Mais un auteur est un peu comme le roi tel que le décrit Kantorowic dans les Deux Corps du roi (ce livre qu’il aimait tant), et une partie de lui est à l’épreuve de la mort. Les générations à venir devront se contenter de cette part, qui continuera, j’en suis certaine, à agir sur leurs esprits avec la même puissance d’éveil qu’il a exercé sur le nôtre.
On n’a pas fini de lire Yan Thomas.
http://www.liberation.fr/rebonds/353695.FR.php