Alfred Teckel a écrit :
C'est hélas, cher(e?) Lohengrin, la tendance quand la politique se mêle d'histoire: les fils sont coupables des crimes de leurs pères. Et parfois ça remonte loin: quand je vois que récemment encore un intervenant sur ce forum proclamait que "nous" avions mis la pâtée aux anglais (ou quelque chose de ce genre). Moi pour ma part, je n'ai frappé qui que ce soit, fut-ce un sujet de sa gracieuse majesté.
Dans certains cas, comme le cas ci-dessus, même les pères ne sont pas coupables des crimes que l'on attribue aux fils. On définit une "nation" ou un "peuple", et on y insère n'importe qui, et puis c'est tout. C'est ce qu'il faudrait éviter, il me semble.
Citer :
Pour le reste, le questionnement initial, même mal posé, est pertinent: quel était le ressenti des populations turques envers les populations arméniennes au sein de l'empire ottoman?
Le questionnement initial est tout à fait pertinent, mais je crois que le sujet reste toujours à rechercher (il doit y avoir un nombre important de mémoires, récits de voyage, rapports officiels, articles de jornaux de l'époque qui traitent de l'histoire sociale et la vie quotidienne dans les provinces arméniennes à l'époque de l'empire ottoman ; mais je pense qu'il n'y a pas d'ouvrage de synthèse).
Pourtant, voici quelques éléments de base :
Tout d'abord, pour éviter l'anachronisme, il faut souligner que, dans l'Empire ottoman, la répartition "nationale" est fonction de l'appartenance à une communauté religieuse, et pas à une ethnie, jusqu'au début du XXe siècle, voire jusqu'à la période républicaine. Du coup, on peut très bien avoir des musulmans hellénophones, probablement grecs d'origine ethnique, mais considérés comme "Turcs" par leur appartenance religieuse.
Quant aux Arméniens (qui disposent de leur propre patriarche et qui ont donc un statut "national") : on peut parler de deux concentrations de populations arméniennes dans l'empire ottoman. A l'Ouest, les Arméniens font partie des populations des grandes villes ; surtout Constantinople et Smyrne. Tout comme les Grecs et les juifs, ils exercent des métiers traditionnellement dédaignés ou délaissés par les musulmans : commerce, certains domaines de l'artisanat, architecture, médecine, entre autres. A la fin du XIXe siècle, Constantinople (surtout les quartiers du nord,quelques banlieues de l'ouest, et certains quartiers du côté asiatique) abondent d'écoles arméniens ou d'églises arméniennes. Plusieurs journaux et revues paraissent en langue arménienne, la plupart des comédiens et comédiennes des compagnies de Constantinople et de Smyrne sont des Arménien(ne)s. Dans la Grande Rue de Péra, la plupart des magasins sont tenus par les Arméniens. En 1876, 9 députés arméniens sont présents dans la Chambre des communes qui vient d'être établi. Entre 1908 et 1914, on compte 11 à 12 députés arméniens : il s'agit des députés des villes de l'Est et de l'Ouest.
C'est une partie du tableau.
De l'autre côté, le tableau devient plus compliqué. Il y a également une très importante population arménienne à l'est et au sud. Dans les villes de la région de Cilicie, dans la région d'Antioche et sur la côte du Levant, ils coexistent avec un grand nombre de nationalités ou communautés, dont les musulmans (Turcs, Arabes, Caucasiens), chrétiens (Arabes, Assyriens) et juifs. Leur situation économique ou sociale devrait être pire par rapport aux Arméniens de Constantinople ou de Smyrne, toutefois, la région elle-même est déjà plus "arriérée" par rapport à l'Ouest. Du coup, les Arméniens ne sont pas particulièrement opprimés ; ils souffrent, avec les autres populations, du sous-développement local.
Plus à l'est, en Armenia Maior, la situation est semblable, et pire. On a beaucoup moins de populations turcophones dans cette région (qui va être, plus tard, la scène principale du génocide). Les frontières de cette Arménie s'entremêlent avec les frontières des régions kurdes ; on n'a pas de distinction nette entre l'Arménie et le Kurdistan, mais dans la même région, on a des villages arméniens, des villages kurdes (musulmans ou "yézidi"s), des villages assyriens ou nestoriens. Dans les villes, le même jeu ; les Arméniens coexistent avec les Turcs et les Kurdes au Nord; avec les Kurdes, les Arabes et les Assyriens au Sud. On a parlé de "sous-développement local" pour la Cilicie ; la situation est bien pire dans cette région.
Quelle était la proportion précise des Arméniens dans les villes et villages de la région, quels métiers exerçaient-ils, quelles étaient leurs relations avec les autres communautés ; là ce sont des questions intéressantes à répondre. Mais une conclusion provisoire que je peux tirer de tout ce tableau, c'est qu'au moment du génocide, on n'avait pas de dichotomie Arméniens/Turcs dans la société des régions orientales de l'Empire ottoman. La situation était beaucoup plus compliquée, et pour l'analyser, il faudrait éviter l'anachronisme, arrêter de penser avec les termes simplificateurs de la mentalité de l'Etat-nation, et prendre en compte le contexte impérial qui prévalait à cette époque dans la société ottomane.
signé : "Monsieur" Lohengrin