Avant de reprendre le débat sur le fond, je voudrais rappeler quelques données à connaître pour débattre, d'abord sur le 6 février 1934. Ces émeutes, les plus graves et les plus meurtrières depuis la Commune (qui était évidemment un événement plus important que le 6 février) ont eu lieu suite à l'agitation créée par les différentes ligues fascistes/d'extrême droite qui étaient nombreuses à l'époque et attiraient de nombreux adhérents, bien plus nombreux que les adhérents des partis de gauche. Ces ligues étaient principalement l'Action française, les Jeunesses patriotes, la Solidarité française, les Croix de feu et les Francistes. Toute la droite s'alarmait du virage à gauche du gouvernement, alors mené par le radical Daladier. Celui-ci avait accepté de renvoyer le préfet de police de Paris, Jean Chiappe un réactionnaire connu pour être indulgent envers les manifestations des ligues et dur avec les manifestations de gauche, et de nommer le socialiste Jean Frot comme ministre de l'Intérieur. Il avait pris ces décisions pour obtenir le soutien des socialistes à son gouvernement. Les ligues exploitèrent aussi au maximum le scandale de l'affaire Stavisky. Stavisky, un juif russe , avait escroqué des centaines d'épargnants détenteurs d'obligations du Crédit municipal de Bayonne, et avait bénéficié du soutien de politiciens corrompus pendant des années pour échapper à toutes les poursuites. Les journaux des ligues et la presse de droite firent de cette affaire une machine de guerre contre le parlementarisme et la démocratie, et bien sûr l'utilisèrent aussi pour alimenter l'antisémitisme ambiant. A la Chambre, les députés conservateurs l'utilisent pour attaquer Daladier et ce qu'ils voyaient comme ses trop nombreuses concessions aux socialistes. C'est à cette occasion que l''Action française publie sa fameuse manchette: "A bas les voleurs!" . Le ton du reste de la presse de droite n'est pas moins incendiaire: "Le pays est en danger! Daladier vous conduit comme des moutons pour être égorgés par Léon Blum" titre l'Ami du peuple. La grande campagne de presse qui eut lieu dans les journaux de droite sur ces thèmes déboucha sur un appel à la manifestation dont le renvoi de Chiappe ("l'homme qui pendant tant d'années avait maintenu l'ordre dans Paris et qui avait brisé les unes après les autres toutes les tentatives d'insurrection révolutionnaire" dixit l'Echo de Paris) fut le déclencheur. Dans la soirée du 6 février, 40 000 manifestants se dirigent vers la Chambre des députés, recrutés dans les adhérents et sympathisants des ligues mais pas seulement (y participait aussi la Ligue des contribuables et des anciens combattants protestant contre la diminution de leurs retraites). Sur la place de la Concorde, un groupe de 10 000 environ se heurte violemment aux forces de police, qui ont reçu de Daladier l'ordre d'ouvrir le feu. Il y a 17 morts (deux blessés sont morts peu après de leurs blessures): 16 morts et 655 blessés du côté des manifestants, dont 236 sont hospitalisés. Du côté de la police, 1 mort et 1 647 blessés; la garde municipale tira 1 527 coups de revolver. Au même moment, 3 000 membres environ des Croix de feu se dirigent vers la Chambre en arrivant par plusieurs rues sur la rive gauche. Ces troupes, constituées d'anciens combattants , se montrent beaucoup plus disciplinées et organisées que celles de la Concorde; le colonel de La Roque , le chef des Croix de feu, les dirige à partir d'un QG secret, en envoyant ses ordres par des messagers. Cette troupe fait demi tour lorsqu'elle arrive à une barricade dressée dans la rue de Bourgogne et défendue par les gardes républicains; l'autre colonne arrivant par la rue St Dominique se heurte aussi à la police; la majorité des manifestants font demi-tour mais une centaine réussit à arriver aux grilles sur l'arrière de l'AN, la police les débande à coups de matraque. La Roque apprend à 9 heures du soir que les députés ont ajourné la séance et quitté la Chambre, il donne alors à ces deux colonnes l'ordre d'encercler la Chambre sans donner l'assaut. Le lendemain, il affirmera que les Croix de feu ont encerclé la Chambre et contraint les députés à fuir. le 7 Daladier démissionne et est remplacé par un conservateur, Doumergue; la presse conservatrice se déchaine contre l'ex-chef du gouvernement qui a donné l'ordre d'ouvrir le feu. le 9, les communistes organisent une contre-manifestation qui attire environ 4 millions de personnes dans toute la France. Cette manifestation donne lieu à des violences et fait 6 morts et plusieurs centaines de blessés. Thorez et les autres dirigeants du PCF qui avaient lancé l'ordre de manif n'y participent pas, de peur d'être arrêtés. Doriot, par contre, est au premier rang. Une chose sur laquelle tous les historiens sont d'accord, des immunitaristes aux tenants de la puissance sous-estimée d'un fascisme français entre les deux guerres: il n'y a pas eu complot. Sauf le CSAR, qui ne croyait qu'aux putschs et à l'action directe en politique, les points de vue dominants dans les autres organisations de droite ayant été à l'origine de ces émeutes était que le moment n'était pas propice à une prise du pouvoir par la violence, et qu'il valait mieux suivre l'exemple d'Hitler, arrivé légalement au pouvoir par des élections. Le 6 février a été une démonstration de force de la droite, il a été aussi important parce qu'il a été une sorte d'électrochoc qui a suscité un rassemblement unitaire des forces de gauche et démocratiques; de nombreux comités de vigilance antifasciste se crééent un peu partout en France, et finalement en juin, le Komintern, et donc le PCF, se rallient à la ligne de front uni socialistes/communistes contre le fascisme préconisée par Dorot. Le 6 février a donc joué un rôle important dans l'union PCF/socialistes et donc dans l'avénement du Front populaire. Un bref rappel sur le nombre d'adhérents des principales ligues d'extrême-droite de l'époque: l'Action française dans les années 30 est en perte de vitesse, et en voie de déradicalisation: de nombreux membres, surtout les jeunes, la quittent car ils la jugent trop poussièreuse, et vont surtout vers les Croix de feu, et un peu plus tard vers le PPF. Néanmoins l'AF a été une sorte d'école de formation par laquelle sont passées beaucoup de grandes figures de la droite avant d'aboutir dans d'autres mouvements plus en prise avec l'époque, et bien sûr à Vichy. Dans la première moitié des 30s, ses effectifs sont estimés à 60 000 environ (sur la base des rapports de police, comme toutes les estimations qui vont suivre). La ligue Solidarité française, fondée et subventionnée par le grand industriel Coty, est en 34 le plus grand des mouvements d'extrême-droite: selon les rapports de police, 180 000 membres, mais elle s'effondre suite aux difficultés financières rencontrées par Coty. Les Croix de feu, mouvement d'anciens combattants passé sous le leadership du colonel de La Rocque au début des 30s, comptent environ 100 000 membres en 34; en 38, alors que le mouvement a été rebaptisé Parti Social Français suite à la dissolution des ligues décrétée par le gouvernement , ses effectifs (estimation moyenne) atteignent le million, ce qui est plus que le PCF et la SFIO confondues. Le Parti Populaire Français de Doriot, fondé en 36, atteint selon les estimations moyennes autour de 60 000/70 000 membres. Le Front paysan d'Henri Dorgères, originellement une émanation de l'AF, est numériquement massif puisqu'il compte 250 000 partisans , mais il ne recrute que parmi les ruraux. Les Jeunesses Patriotes du grand industriel Taittinger (immobilier, champagne etc) comptent en 1935 environ 80 000 adhérents, 73 députés, de nombreux conseillers municipaux, Taittinger étant lui même député et conseiller municipal. Les Francistes de Bucard restent numériquemnt faibles, ainsi que le Parti Socialiste Français de Déat et le mouvement de Bergery. Mentionnons aussi le CSAR , plus connu sous le nom de Cagoule, et mené par Deloncle, organisation secrète complotiste et terroriste qui organise divers attentats, enlèvements, meurtres (d'opposants italiens à Mussolini enparticulier, car elle en reçoit des fonds). Donc l'extrême-droite représente des effectifs très importants à cette époque; on connait les violences des SA, leur déferlement dans les rues allemandes, leurs bagarres meurtrières avec les militants du KPD dont ils perturbent les meetings etc. On ne réalise pas toujours que, sans atteindre à ce niveau de violence, les heurts entre militants de partis de droite et de gauche en France étaient fréquents durant cette période, et parfois meurtriers. Toutes ces ligues avaient leur section paramilitaire, qu'il s'agisse des "dispos" des CDF, ou des gros bras de Doriot. Certaines d'entre elles recrutaient des sections d'intervention musclée spéciales parmi la population nord-africaine, habitude reprise par Bony et Lafont durant la guerre. Le PPF, attaqué avec une virulence spéciale par les communistes anciens amis de Doriot, comptait à la fin des 30s quelque chose comme une demi-douzaine de militants tués dans de tels affrontements. Doriot lui-même échappa à pas moins de 6 tentatives d'assassinat entre 36 et 39, l'une d'entre elles où sa voiture fut arrosée à la mitrailleuse.
Sources: "Le 6 février 1934", Serge Berstein "Le 6 février 1934, la République en danger", Maurice Chavardés "Fascismes français? 1933-1939" , Robert Soucy "La fièvre hexagonale", Michel Winock "La crise des années 30", Dominique Borne et Henri Dubief "L'action française", Jacques Prévotat "En lisant Robert Soucy", article de Michel Winock dans la dans la revue de Sciences Po, "Vingtième siècle" "Réponse à Michel Winock sur le fascisme français", article de Robert Soucy dans cette revue "Pour en finir avec un dialogue de sourds" , article de Serge Berstein dans cette revue
|