En DEUG, j'avais rendu un devoir sur "les marchands au XIIIe siècle". Malgré ses défauts (j'avais en particulier négligé l'aspect "humain" du marchand), ce travail peut peut-être vous intéresser. A tout hasard, je vous le livre.
Les marchands au XIIIe siècle.
Le Moyen Age central est l'époque où l'économie occidentale redémarre. Amélioration des rendements agricoles dégageant des surplus pour les villes, décloisonnement dû aux défrichements et à une réduction progressive de l'anarchie féodale des Xe et XIe siècles, autant de conditions nécessaires au renouveau du grand commerce et enfin réunies à partir du XIIe siècle et surtout au XIIIe.
Une nouvelle classe, issue de celle des laboratores, émerge pour accompagner ce renouveau du commerce. Ce sont les marchands, qui constituent véritablement la clé de voûte du système économique, et qui accumulent un tel pouvoir en ce domaine qu'ils sont bientôt poussés sur la scène politique.
Il semble nécessaire d'examiner en premier lieu le grand commerce et les voies qu'il emprunte, puis de se pencher sur le rôle qu'occupent les marchands à la base de l'économie et enfin sur leur intervention de moins en moins occasionnelle dans la sphère politique.
I. Le grand commerce.
1. Les pôles méditerranéen et hanséatique.
Deux zones occupent une place essentielle dans l'économie européenne du XIIIe siècle : l'espace méditerranéen et l'espace hanséatique, centré sur la Mer du Nord et la Mer Baltique.
La Mer Méditerranée, inévitable lieu d'échange pendant l'antiquité grecque et romaine, le demeure, ou plutôt l'est redevenu après le fractionnement intervenu au cours de l'Antiquité tardive et du Haut Moyen Age. Les agents qui font parvenir en Europe les richesses orientales sont avant tout des Italiens : Génois, Vénitiens, Pisans, mais aussi des Provençaux (Marseillais) ou des Catalans (Barcelonais). Sans être à l'origine de ce renouveau des échanges entre l'Orient et l'Occident, le mouvement des croisades, lancé en 1095, fut un facteur indéniable du décollage des cités italiennes, par le rôle notable qui leur y fut accordé : ravitaillement des Etats Latins du Levant, transport des croisés à partir de la 3e croisade, avantages économiques et même territoriaux pour Venise après la création de l'Empire latin de Constantinople en 1204… Par l'intermédiaire des Arabes, qui circulent également dans l'Océan Indien, les marchands européens ramènent des produits exotiques et luxueux : épices indiennes, parfums, soie ou porcelaine de Chine, tapis de Perse etc. Cette richesse va permettre aux cités italiennes de développer une véritable proto-industrie, à la pointe de l'économie européenne.
La seconde zone maritime d'échanges est plus récente, car elle ne commença à se développer qu'avec le mouvement d'expansion scandinave (Vikings vers l'ouest et Varègues vers l'est) du IXe au XIe siècle, en un temps où pillage et commerce étaient souvent le fait des mêmes personnes. Développée à partir du XIIe siècle, la Hanse teutonique ou germanique, association de marchands allemands menée par Lübeck, s'inscrit dans ce même espace, à savoir la Mer Baltique et la Mer du Nord, profitant de la christianisation de la péninsule scandinave et des terres bordant l'est de la Baltique : Prusse, Lituanie, Courlande, Livonie, Estonie, Novgorod, Finlande. La Hanse multiplie au XIIIe siècle ses comptoirs en dehors de l'Allemagne, où Lübeck, Hambourg, Brême sont ses centres les plus actifs : Londres, Bruges, Novgorod, Danzig, Riga ou Bergen accueillent ainsi des marchands hanséatiques. Ils ramènent des terres nordiques vers l'Allemagne et l'Occident divers produits : bois des vastes forêts de Suède ou de Russie, fourrures, fer, ambre qui fait la richesse de l'Ordre Teutonique, poisson enfin (hareng notamment), denrée si précieuse pour l'Occident chrétien où les jours maigres sont nombreux.
2. Les productions du royaume.
Dans le royaume de France, l'amélioration des rendements agricoles, dû notamment à la diffusion de l'assolement triennal et de la charrue, a permis de dégager une main d'œuvre pour l'agriculture non vivrière ou pour l'industrie naissante, orientées vers l'exportation dans le cas des plus grandes villes.
Ainsi, la production de pastel, ou guède, dans le Haut Languedoc permet le décollage de Toulouse qui fait le lien entre l'Atlantique par la vallée de la Garonne et la Méditerranée, la foire de Beaucaire (sur le Rhône) servant de point de rencontre entre les producteurs toulousains et les drapiers, notamment italiens. La même production dans la vallée de la Somme fait d'Amiens un grand centre de l'industrie drapière, en relation directe avec le foyer flamand.
Certaines régions côtières et ensoleillées se sont orientées vers la production de sel : dans les Charentes ou la basse-Loire autour de Guérande, par exemple. Ce sel est notamment convoité par les marchands de la Hanse, qui ne peuvent amener en Occident du poisson nordique sans moyen de le conserver. Mais plus généralement, il sert à toute personne, car la viande (du porc essentiellement) est destinée à être consommée au cours de l'année entière qui suit l'abattage de l'animal.
De nombreuses régions se sont orientées vers la production d'un vin de qualité. La médiocre viticulture bretonne ou normande, par exemple (nécessaire ne serait-ce que pour l'eucharistie), disparaît au profit de l'importation de vin d'Ile-de-France, de Bourgogne, de la Loire. Assez tôt, le Bordelais se consacre à l'exportation vers le royaume d'Angleterre.
Une autre forme de production, proto-industrielle, apparaît enfin, notamment en Flandre. Il s'agit essentiellement de l'industrie du drap, alimentée à la fois par le pastel de la Somme ou d'Artois et par la laine importée d'Angleterre. Le cas de la Flandre, où le rôle économique et politique de la classe marchande est quasiment comparable à ce qu'il est en Italie, nous retiendra plus longuement dans les prochains chapitres.
3. Les foires.
Tous ces courants commerciaux se rencontrent en certains endroits où des marchands venus de contrées diverses peuvent s'échanger leurs produits et passer des contrats d'approvisionnement régulier. Ces échanges se déroulent dans le cadre de foires, favorisées par les pouvoirs locaux en raison de retombées fiscales fort intéressantes.
Les plus fameuses de ces foires sont celles développées au XIIe siècle par les comtes de Champagne à Bar-sur-Aube, Troyes, Provins et Lagny. Ils y offrent protection aux marchands par diverses mesures : conduit ou sauf-conduit, c'est-à-dire protection physique des routes grâce à des patrouilles, des escortes ; police, assurée par des officiers comtaux et consistant en la surveillance des activités, des poids et mesures ou encore en l'entretien des halles ; justice, appliquée par un tribunal spécial qui juge aussitôt les litiges et dont le comte est garant des sanctions, applicables partout en Occident. Le cycle des foires étant ininterrompu, les marchands restent en Champagne, et on voit s'installer des intermédiaires permanents au service des grandes maisons italiennes.
D'autres foires se déroulant dans le royaume ont également un grand rayonnement : la foire du Lendit, au nord de Paris, la foire de Beaucaire au sud du sillon rhodanien, la foire de Chalon-sur-Saône développée par le duc de Bourgogne.
Après 1280, les foires de Champagne commencent à décliner pour diverses raisons : retournement de la conjoncture, concurrence des autres foires, début de la guerre entre France et Angleterre, réutilisation de la voie maritime par Gibraltar (la première liaison Atlantique-Méditerranée a ainsi lieu en 1277).
II. La clé de l'économie.
1. Domination des petits producteurs.
Dans de nombreuses villes, notamment dans le nord du royaume, les marchands dominent la production artisanale tournée vers l'exportation. Le Verlagsystem, ou système de la fabrique, fait la force des marchands-drapiers flamands : d'un bout à l'autre de la chaîne de production textile, le marchand qui a acheté la laine à un éleveur anglais en reste le propriétaire jusqu'au moment où il vendra son drap lors d'une foire. Entre-temps, il a pu en confier le travail à des artisans spécialisés ou à un maître tisserand qui aura réparti lui-même le travail entre ceux-ci. Dans tous les cas, l'artisan est entièrement à la merci du marchand, qui lui impose un rythme de travail contraignant, un salaire souvent bas. Dans certains cas extrêmes, comme celui de Jean van Boinebroke, de Douai, la domination est encore plus poussée, le marchand étant propriétaire des métiers à tisser, des logements.
Même si elle permet un dynamisme certain de l'industrie, cette domination est fort mal ressentie par les artisans, qui se solidarisent et arguent du rôle essentiel de leur savoir-faire pour imposer un système réglementé, celui des métiers jurés. Evidemment, les marchands s'opposent à sa constitution, surtout en Flandre où les intérêts en jeu sont considérables.
2. Innovations.
Les marchands sont à l'origine de nombreuses innovations techniques, par la pression qu'ils exercent sur les producteurs, obligés de faire du zèle pour éviter le chômage. Plus directes et plus vérifiables sont les innovations apparues sur le terrain des opérations financières.
Le change, tout d'abord, nécessaire aux marchands étrangers se rencontrant lors d'une foire. Les comtes de Champagne ont beau favoriser l'usage du denier provinois dans leurs foires, de nombreuses monnaies circulent de fait. Toutefois, la monnaie n'étant pas fiduciaire, le change se fait assez naturellement. Une pièce a une valeur égalant celle de la quantité de métal précieux qu'elle renferme (en fait, le monnayeur surévalue légèrement la valeur de la pièce afin de compenser les frais de frappe ; une trop grande surévaluation valut à Philippe le Bel des accusations de faux-monnayage). Ainsi, il suffit au changeur de vérifier la pureté du métal par le son qu'elle émet en heurtant une table (banca en italien) et de vérifier le poids de la pièce à l'aide d'un trébuchet. Les "Lombards", permanents italiens dans les grandes villes marchandes, se spécialisent dans cette activité, ainsi que les Juifs qui sont quasiment cantonnés dans les activités bancaires par divers édits royaux depuis le règne de Philippe Auguste. Ces opérations de change coûtent bien sûr une commission, et sont donc loin de constituer la solution idéale au problème de la diversité monétaire, surtout lorsque les sommes en jeu sont importantes.
C'est pourquoi, sur l'initiative de marchands italiens, la lettre de crédit est introduite dans les foires françaises. Surtout utile entre des marchands aux relations régulières et en contact avec de nombreux marchés, elle permet au vendeur d'être payé plus tard par des produits de son client ou par ce que celui-ci en aura retiré, dans la monnaie que désire le créancier, lors d'une vente future. Ce système, ancêtre du chèque, sera utilisé par les Templiers, permettant aux croisés d'embarquer pour la Terre Sainte sans exposer leur argent aux attaques des pirates mauresques et de disposer à l'arrivée de l'équivalent de la somme déposée dans une commanderie templière d'Occident en échange d'une lettre de crédit.
III. Rôle politique des marchands.
1. Le patriciat urbain.
En de nombreuses villes de France, le pouvoir municipal est confisqué par le patriciat, qui remplace l'élection annuelle d'échevins par une nomination à vie par cooptation, ou réduit le corps électoral aux plus anciennes familles ou aux plus grands propriétaires.
Mais rares sont dans le royaume les villes où, comme c'est le cas pour de nombreuses cités italiennes ou allemandes, la classe marchande détient la plénitude du pouvoir politique. En vérité, quasiment seule la Flandre connaît cette situation. Dès 1128, lors de la crise de succession qui suivit l'assassinat du comte Charles le Bon, les deux rivaux Guillaume Cliton et Thierry d'Alsace durent concéder leurs premières chartes de "liberté" aux grandes villes du comté : Bruges, Douai, Arras, St-Omer et d'autres n'obtinrent certes pas une indépendance politique, mais obtinrent tout de même plus que des privilèges économiques : garanties contre la fiscalité comtale (tonlieux et péages), reconnaissance de leurs associations commerciales (guildes) mais aussi militaires. Ces dernières, les milices urbaines, devaient être utilisées au service du comte, mais n'était-il pas dans l'intérêt des communautés urbaines de voir régner la paix du comte ?
A la fin du XIIIe siècle, les marchands sont devenus plus puissants et leur sens politique s'est développé : voyant que leur zone d'intérêt économique englobe Paris, ils prennent position pour le roi contre le comte, formant ainsi le parti des leliaerts, c'est-à-dire partisans des fleurs de lys. Il est vrai que cette opposition entre partisans du roi et du comte recoupe trop précisément l'opposition, sociale, entre marchands et artisans pour être vraiment politique, mais le retournement du patriciat brugeois contre le gouverneur français Jacques de Châtillon lui permet d'éviter l'affrontement social avec le peuple et de canaliser la colère de celui-ci dans une lutte "nationale" (même si Gand ne rallia pas le mouvement anti-français déclenché lors des "Matines de Bruges" le 18 mai 1302).
2. "Lutte des classes" à la fin du XIIIe siècle.
Au cours du XIIIe siècle, l'emprise du patriciat, du popolo grasso, sur la vie urbaine s'est fortement accru et est devenu de moins en moins supportable pour le menu peuple, le popolo minuto. Accumulation de la propriété foncière urbaine et suburbaine, richesse affichée par de luxueux hôtels, domination de la vie économique, accaparement des charges municipales et frein à la constitution de métiers jurés, autant d'éléments propres à irriter un peuple qui ne veut pas avoir arraché, parfois par la violence, des chartes de franchise et de commune à ses anciens maîtres pour en retrouver de nouveaux, issus de ses propres rangs.
Ainsi, on voit se multiplier à la fin du XIIIe siècle des grèves et émeutes dirigées contre le patriciat. Parfois un patricien ou un clerc modeste prend la tête du parti populaire : Henri de Dinant à Liège dans les années 1253-1255 par exemple. Même s'il ne faut pas prendre pour argent comptant les jugements moralistes des chroniqueurs, qui seront tout aussi injustes avec Etienne Marcel ou les Van Artevelde, et voir dans ces meneurs populaires des "envieux" et des "ambitieux", il ne faut pas non plus ignorer une démagogie certaine qui est loin d'être absente de l'esprit de ces révoltes.
Mais le facteur essentiel qui manque au peuple pour que sa lutte contre le patriciat ne soit pas perdue d'avance, c'est une réelle solidarité. Or il n'y en aucune entre les artisans impliqués comme maîtres ou valets dans le système corporatif qui se met en place au XIIIe siècle, et la masse des manœuvres salariés qui y échappent, soumis aux fluctuations du marché du travail, proposant leurs bras chaque jour sur la place d'embauche.
Avec le renouveau des échanges interrégionaux et internationaux et de l'économie en Occident au Moyen Age central, la classe nouvellement constituée des marchands prend les affaires en main et domine la production artisanale. Progressiste en certains domaines, quand elle favorise l'innovation technique ou financière, ou quand elle se range dans le camp de l'Etat moderne et centralisateur en germe, elle sait également se montrer un élément fortement conservateur, dans le domaine social ou au sujet du partage du pouvoir municipal.
Rouage désormais essentiel de l'économie et de la société de l'Occident, la classe marchande prend même dès les dernières années du XIIIe siècle un rôle politique de tout premier plan, qui annonce les prises de pouvoir de van Artevelde ou d'Etienne Marcel dans le courant du XIVe, ou encore Jacques Cœur, argentier de Charles VII, au XVe.
_________________ Ad augusta per angusta
"Nul n'est plus esclave que celui qui se croit libre sans l'être..." Goethe
Dernière édition par Fabien de Stenay le 19 Jan 2004 13:12, édité 1 fois.
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