En effet, c'est un mythe bien ancré que de croire que Brutus pouvait succéder un jour à César. C'est Plutarque (ou ses sources) qui a inventé cela afin de faire mousser le côté dramatique de ses vies des 2 hommes illustres en question.
Brutus n'était même pas le favori de César. Alors que César a multiplié les entorses aux âges légaux et aux règles du cursus pour ses partisans, il ne l'a pas fait pour Brutus. Celui-ci ne s'était vu promettre le consulat par César que pour 41 si ma mémoire est bonne. En 41, Brutus aurait eu 44 ans, soit plus que l'âge minimum requis.
Tout juste César a-t-il favorisé Brutus par rapport à Cassius pour la préture en 44, Brutus qui avait pourtant moins de mérites que Cassius se voyant donner la préture urbaine alors que Cassius, vert de rage, devait se contenter d'une préture pérégrine.
César disait d'ailleurs que c'était Cassius qui aurait du l'avoir, cette préture urbaine.
Mais le fait est que Cassius dissimulait mal qu'il restait ce qu'il avait toujours été : un pompéien et un opposant. Alors que Brutus paraissait comme moins marqué politiquement. Et surtout alors que Brutus était le fils de la vieille amie/maîtresse/complice de César, Servilia.
Il faut néanmoins faire un sort au prétendu lien de filiation entre Brutus et César.
D'abord, le "tu quoque filii", ou plutôt "kaï su teknon" puisque, si ces mots ont jamais été prononcés, ils le furent en grec, signifient "toi aussi mon petit, ou toi aussi fils", et non pas "toi aussi mon fils".
Beaucoup de commentateurs ont fait remarquer qu'aujourd'hui encore, on ferait rire beaucoup de monde si on demandait à un méditerranéen âgé s'il est bien le père de tous les plus jeunes hommes à qui il dit "fils".
Ensuite, on n'est pas sûr du tout que César, si jamais il les a prononcés, a destiné ces mots à Marcus Junius Brutus le fils de Servilia plutôt qu'à Decimus Junius Brutus Albinus qui était le cousin du précédent et qui lui était un des fidèles de César, un de ses amis qui l'avait suivi dans la guerre des Gaules et dans la guerre civile et qui se trouvait néanmoins être au nombre de ses assassins.
Ajoutons que Decimus Junius Brutus avait été désigné par César comme héritier de second rang au cas où ses héritiers de 1er rang (Octavien principalement, adopté et aux 3/4, et Pedius et Pinarius pour seulement 1/8 chacun) viendraient à disparaitre, et comme tuteur de son fils au cas où César aurait eu de son épouse Calpurnia un fils mineur.
Enfin, Brutus ne peut pas avoir été le fils de César.
Tout simplement parce qu'il est né en 85 à une date à laquelle sa mère avait 14 ans et César 15 ans, à une date à laquelle César ne l'avait pas rencontrée puisque César n'a fait la connaissance et n'a noué sa très longue liaison avec Servilia qu'en 77, lors de son retour d'Asie à Rome après que la mort de Sylla l'ait quelque peu rassuré.
J'ajouterai enfin que le passage du Rubicon a objectivement été un coup de force militaire de César en réponse au coup de force politico-militaire que les optimates alliés à Pompée ont tenté de réaliser, à la perspective de son retour à Rome, pour liquider César.
Pour répondre enfin à la question posée, Brutus et les conjurés ont-ils bien fait d'assassiner César ?
Pour y répondre, il faut s'interroger non seulement sur les résultats mais aussi sur les objectifs des conjurés.
Au vu des résultats, finalement une défaite, on pourrait dire qu'ils ont eu tort. Mais ce ne serait pas pertinent. Après tout, militairement, la victoire d'Antoine en Grèce en octobre 42 a été très serrée : la bataille précédant Philippes a été très confuse et les troupes d'Octavien ont été mises en fuite par celles de Brutus, le tout n'étant contrebalancé que par la prise du camp de Cassius par celles d'Antoine.
Les césariens auraient pu être vaincus en 42. Surtout si les conjurés avaient été plus malins.
Il ne faut pas estimer qu'un événement du type d'un résultat de bataille était inévitable parce qu'il s'est produit. Ce genre d'événements est beaucoup plus sujet aux hasards de la fortune et de l'action des hommes que les tendances lourdes de transformation de la société.
Au regard des objectifs, les choses sont moins claires.
La seule évidence, c'est que la liberté et la république dont parlaient Cassius et Brutus, c'était seulement la leur et celle de leurs pairs sénateurs/aristocrates, et non pas celle du peuple romain. C'était avant tout la volonté des aristocrates de maintenir le régime oligarchique qui permettait aux nobles de concourir aux honneurs et d'acquérir la gloire au service de la cité.
La république des citoyens n'était pas seulement morte depuis longtemps ; c'était un mythe qui n'a jamais existé. La république romaine a toujours été un combat, a toujours ou presque été en crise. Pratiquement dès que le conflit patriciat-plèbe a été réglé au milieu du 4ème siècle, on a vu se développer le conflit noblesse-plèbe avec la préfiguration de ce qui allait être les optimates et les populares. Déjà, Appius Claudius Caecus, le père de la via Appia et de l'acqua Appia était perçu comme un révolutionnaire démagogue bien qu'iltra-aristocrate. A la veille de la 2ème guerre punique, Caius Flaminius apparaissait comme le chef d'un parti populaire qui se précisait. C'est le choc terrible de la 2ème guerre punique et l'enchaînement de conquêtes qui a suivi qui a permis de mettre temporairement en veilleuse ce conflit interne à Rome en obligeant le peuple et l'aristocratie à se serrer les coudes pour l'emporter face à Hannibal.
Le fait était tout simplement que l'oligarchie, inefficace et qui était devenue source de guerre civile du fait du durcissement de la compétition pour le pouvoir, voulait perdurer malgré son inefficacité avérée. Si république il y a eu, elle est morte avec Sylla. Il a juste fallu attendre quelques décennies pour s'en convaincre, en prendre conscience.
Parmi les motifs de l'assassinat, on peut aussi pour certains invoquer des motifs plus personnels : honneur blessé, haine personnelle.
Peu importe que César ait ou non voulu se faire couronner roi. Le fait est qu'il n'en avait pas besoin parce que son pouvoir de dictateur, grand pontife, revêtu de la puissance censorienne (préfecture des moeurs) et de la sacrosainteté des tribuns de la plèbe, était déjà celui d'un roi.
Quand on connaît la connotation négative du mot "roi" dans l'imaginaire politique et les représentations mentales des élites romaines, on comprend que l'affirmation par les tyrannicides selon laquelle César voulait se faire couronner roi était un prétexte pour justifier et sanctifier l'assassinat. La même chose avait été faite 1 siècle plus tôt avec Tiberius Gracchus.
Des études ont montré que la monarchie n'était pas mal perçue parmi le petit peuple comme elle l'était forcément parmi les élites dirigeantes. Parce que, chez les romains comme chez les grecs, le tyran ou le roi était le dirigeant qui s'appuyait sur le peuple pour s'imposer aux nobles tout en défendant contre les nobles les intérêts du peuple.
Ce n'est pas pour rien que, comme le faisait remarquer Tacite (je crois), Auguste a finalement choisi le terme de puissance tribunitienne pour nommer son pouvoir suprème. L'empereur était LE défenseur du peuple dans la "république".
Un des faits intéressants, c'est qu'il y ait eu aussi des proches de César parmi les conjurés : Decimus Junius Brutus et Caius Trebonius notamment. Cela montre les limites et les contradictions du pouvoir et du projet politique de César. Ou plus exactement les limites et les contradictions de toute politique d'établissement d'un régime monarchique en partant d'une oligarchie aristocratique.
Il arrive un moment où les partenaires, amis, seconds de celui qui devient le monarque se trouvent tout simplement atteints dans leurs représentations personnelles, un moment où pour tout aristocrate, ses représentations mentales et ses intérêts personnels le font forcément refuser la perspective qu'il y ait un monarque. Ou plutôt qu'il y en ait un qui soit quelqu'un d'autre que lui.
Ce n'est pas pour rien qu'Antoine, Octave et Lépide ont procédé à des proscriptions beaucoup plus sanglantes que celles de Sylla. Il y avait dans ces massacres, qui visaient aussi leurs propres partisans ou des membres de leurs familles, un message limpide à faire passer : le fait qu'il ne serait pas toléré un autre comportement que la soumission au chef de parti.
C'est aussi une des raisons pour lesquelles le nouveau régime a promu des hommes nouveaux qui devaient tout au prince et étaient des obligés au lieu d'être des égaux. Il faudra attendre que le principat soit solidement installé pour que les plus grands noms de l'époque républicaine accèdent à nouveau à des consulats devenus symboliques.
Si le meurtre de César a eu un effet réel, ce n'était certainement pas l'effet attendu.
Cet effet, ce fut qu'Auguste a du trouver une solution institutionnelle différente dans la forme de celle que César semblait dessiner. Il s'agissait d'habiller le même pouvoir monarchique de vêtements d'apparence plus républicaine, de prétendue restauration républicaine. Le pouvoir de César était d'apparence plus ouvertement monarchique que ne l'a été celui d'Auguste.
Pour résumer, l'assassinat de César a obligé Auguste à exercer une monarchie plus dissimulée. C'est contre cette dissimulation considérée comme hypocrite et inutile que Caligula puis Néron, chacun à sa façon, se sont élevés.
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