Nous avons admis que si certains ancêtres des Hébreux étaient arrivés en Égypte dans la première moitié du IIe millénaire, ils n'auraient pu être identifiés comme tels puisque ce qui allait devenir leur spécificité n'existait pas encore. Déterminons maintenant quelles pourraient être les sources indiquant une arrivée significative de Sémites dans la vallée du Nil.
1. Sources égyptiennes La première est l'Aiguptiaka (Αιγυπτιακα), « Histoire de l’Égypte » écrite en grec à Alexandrie par le prêtre égyptien Manéthon de Sebennytos au IIIe siècle av. J.-C. En tant que membre du clergé chargé d'une mission royale, Manéthon a dû avoir accès aux archives officielles, aux annales et aux listes royales conservées dans les temples. Hélas, il a souvent mélangé décompte rigoureux des pharaons et légendes populaires avec la naïveté déconcertante d’un Hérodote ou d’un Diodore. Apparemment peu doué d'esprit critique, il semble avoir tenu pour différents des récits disparates contant les mêmes faits, ce qui expliquerait certaines de ses exagérations chronologiques. (À sa décharge, on peut également supposer que certaines recensions, copiées d'après des documents parfois vieux de plus de deux millénaires, ont été mal interprétées par les Égyptiens eux-mêmes.) L'œuvre de Manéthon ne nous est connue que par les citations fragmentaires et souvent inexactes de Flavius Josèphe (historien juif du Ier siècle ap J.-C.), de Jules L'Africain (écrivain chrétien du IIIe siècle) et d'Eusèbe de Césarée (évêque de Césarée Maritime au IVe siècle). On l'a souvent taxé d'antisémitisme, alors que rien ne permet d’affirmer avec certitude qu'il ait été l'auteur des propos calomnieux sur les Juifs rapportés par Josèphe comme étant de sa main. Ces allégations diffamatoires pourraient être l’œuvre d'un autre écrivain (peut-être Ptolémée de Mendès) et Josèphe pourrait avoir copié l'un en croyant copier l'autre. Les citations « manéthoniennes » de Josèphe se trouvent dans son ouvrage polémique intitulé Contre Apion, tandis que celles de l’Africain et une version Eusèbe ont été compilées au Moyen-âge par le prélat byzantin Georges le Syncelle dans sa Chronographia. Une seconde version d'Eusèbe, dite arménienne, apparemment plus fidèle au texte originel, est également parvenue jusqu’à nous.
Une deuxième source d'importance est le Papyrus royal de Turin. Il s'agissait à l'origine d'un rouleau de papyrus d'environ 1 m sur 40 cm. Ses débris sont conservés au Museo Egizio de Turin. Il fut trouvé intact en 1822 à Thèbes par le consul-aventurier italien Bernardino Drovetti mais fut irrémédiablement abîmé durant son transport... dans les fontes d'un cheval, pour être ensuite entreposé dans des conditions désastreuses. Le recto est constitué d'un document comptable de l'époque de Mérenptah (1212-1202). Le verso, qui pourrait être un devoir de scribe, reprend une liste de plus de 300 rois, depuis l'époque légendaire des dieux jusqu'à la fin de la XVIIe dynastie. Jean-François Champollion le retrouva à Turin émietté en d’innombrables fragments. Il réussit à le reconstituer partiellement et à en donner une première traduction, travail poursuivi et affiné depuis par d'autres chercheurs.
Notre troisième source est la « Généalogie des Prêtres memphites ». Il s'agit de la liste des ancêtres d'un prêtre ayant vécu à la fin de la XXIe dynastie (vers 1000) et qui fait remonter sa lignée au-delà de la XIe (vers 2000). Bien qu'en grande partie « inventée », cette généalogie nous est précieuse dans la mesure où elle est jalonnée de noms royaux, dont celui du premier pharaon « asiatique » qu'elle nomme Sharek. Elle permet d'évaluer la période qui s'étend du début de la xiiie dynastie à la fin de la xviie à environ 200 ans (Drioton et Vandier 1989 : 17).
Pour ce qui est de la documentation contemporaine de l'époque troublée qui vit des Asiatiques submerger la Basse-Égypte et ravir le pouvoir aux rois indigènes, c'est quasiment le zéro absolu. Il n'en subsiste presque rien tant fut sévère l'acharnement avec lequel les premiers pharaons du Nouvel Empire s'attachèrent à faire disparaître le souvenir de ces prétendus envahisseurs qu'ils qualifièrent à tort de barbares. Seuls subsistent de nombreuses amulettes en forme de scarabée éparpillées dans l'est et à l'est du delta,. Celles-ci, souvent taillées dans des pierres dures, étaient inscrites au nom de celui qui les avait émises. La plus ancienne date de la iiie dynastie (Dessoudeix 2008 : 54). On n'en trouve plus guère après la xxe. Sur les scarabées de la période qui nous occupe figurent simplement des noms de naissance « royaux » à consonance sémitique, pour la plupart inconnus de l'historiographie.
2. Sources étrangères Elles se résument à deux livrets de la Bible hébraïque et à quelques allusions chez les prophètes. La première de ces sources est la Genèse, premier livre de la Bible hébraïque, qui traite de la genèse de l'univers et de l’humanité. Ses onze premiers chapitres relatent de manière très imagée l’histoire du monde, depuis la Création jusqu’à la dispersion des humains sur la Terre. Les trente-neuf chapitres suivants (Gn 12 à 50) sont consacrés à la saga des patriarches Abraham, Isaac et Jacob. Scientifiquement, l’historicité des patriarches ne peut qu’être mise en doute. Aucun indice archéologique n'étaie leur existence. Leur biographie est manifestement tissée à partir de petits récits étiologiques, jadis indépendants, qui, au départ, ne les concernaient pas. Ceci ne signifie pas qu'il faille pour autant « jeter le patriarche avec l’eau du bain ». On ne peut en effet totalement exclure que les noms Abraham, Isaac, Jacob ou Israël aient été ceux de personnalités ayant existé dans le passé. On ne peut donc écarter l'hypothèse que l'on aurait regroupé autour de personnages réels des récits étrangers à leur biographie afin d’associer telle ou telle tradition à un nom prestigieux. Le choix délibéré d'Abraham, ancêtre prétendu des Judéens, comme fondateur du peuple juif et premier initiateur d'une descente en Égypte marque simplement la volonté des dirigeants de la Jérusalem post-exilique de se mettre en avant dès le début de l’Histoire conventuelle.
Le « Roman de Joseph » est notre seconde source. Il s'agit d'un document d'époque tardive, probablement rédigé pour la première fois en Égypte sous la XXVIe dynastie (vers 600). Il conte l’arrivée de Joseph, fils de Jacob, dans la Vallée du Nil et son élévation à la cour d'un pharaon. Sous les traits d’un enseignement de sagesse, il exalte les qualités de chasteté, de modestie, de bienveillance et de miséricorde de son héros. Lors de la refonte du futur corpus biblique, entre le milieu de l'époque perse et le début de la période hellénistique, cette histoire, déjà altérée par des retouches, fut interpolée dans la Genèse (chap. 37 à 50), comme pour servir de trait d'union entre ce livret et celui de l'Exode.
Gn 12 nous livre d’abord une singulière historiette allouant une descente en Égypte à Abraham. Décortiquons-là : « Il y eut une famine dans le pays [de Canaan] et Abraham descendit en Égypte pour y séjourner. […] Comme il était près d'entrer en Égypte, il dit à Sarah, sa femme : Voici, je sais que tu es une femme belle de figure. Quand les Égyptiens te verront, ils diront : C'est sa femme ! Et ils me tueront et te laisseront la vie. Dis que tu es ma sœur afin que je sois bien traité à cause de toi et que mon âme vive grâce à toi. Lorsque Abraham fut arrivé en Égypte, les Égyptiens virent que la femme était fort belle. Les grands de Pharaon la virent et la vantèrent à Pharaon et la femme fut emmenée dans la maison de Pharaon. Il traita bien Abraham à cause d'elle et Abraham reçut des brebis, des bœufs, des ânes, des serviteurs et des servantes, des ânesses et des chameaux. Mais Yahvé frappa de grandes plaies Pharaon et sa maison au sujet de Sarah, femme d'Abraham. Alors Pharaon appela Abraham et dit : Qu'est-ce que tu m'as fait ? Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré que c'est ta femme ? […] Aussi l'ai-je prise pour ma femme. Maintenant, voici ta femme, prends-la, et va-t-en ! Et Pharaon donna ordre à ses gens de le renvoyer, lui et sa femme avec tout ce qui lui appartenait » (Gn 12, 10-20).
Sachant par les chapitres précédents de la Genèse que Sarah était alors âgée de 70 ans et Abraham de 80, on pourrait s'étonner des goûts singuliers de ce pharaon trouvant une gardienne de chèvres septuagénaire si attirante qu'il s'en éprend aussitôt et la claquemure dans son harem. Il va de soi que l'extravagante longévité des patriarches et de leurs épouses n'est pas à prendre au pied de la lettre. (Selon la Genèse, Sarah serait morte à 127 ans et Abraham à 175.) Le récit, qui ne tient aucun compte du contexte, veut ici tout simplement exalter la beauté de l'aïeule légendaire du peuple juif. Les pharaons, considérés comme des incarnations divines et assujettis à une stricte étiquette de cour, n'avaient pas accoutumé — on s'en doute un peu — de se jeter, l'écume aux lèvres et le pagne entre les dents, sur la femme du premier nomade indigent venu dans un but de fornication. Le troc dont Sarah est l'objet, par contre, nous intéressera davantage car il va nous faire découvrir deux paradoxes dénonçant l'interpolation tardive du récit. Parmi les biens donnés à Abraham en échange de sa « sœur » figurent des chameaux (en réalité des dromadaires, Camelus dromædarius, et non Camelus bactrianus qui a deux bosses). Les dromadaires n'étaient pas inconnus en Égypte mais ils n'y furent couramment utilisé que vers le iiie siècle av. J.-C. (B. Midant-Reynes et F. Braunstein-Silvestre, Orientalia Roma 1977, vol. 46, n° 3, pp. 337-362). Abraham aurait également reçu des ânesses. Le texte hébreu parle d’athonoth, féminin pluriel du mot athon, « âne », mais la Septante (qui puise à une autre source, apparemment plus ancienne) n’évoque pas des ânesses (grec onos) mais des hémionos (hémi-onos, « demi-ânes »), autrement dit des mules, hybrides femelles de l'âne et de la jument, avec tout ce que cela soulève à nouveau d'anachronisme eu égard à l'apparition tardive du cheval en Égypte. (Il ne peut s'agir d'hémiones, ces ânes sauvages d'Asie : ils ne furent jamais domestiqués au Levant et encore moins en Afrique.)
L'incursion en Égypte de groupes sociaux correspondant à la description biblique de la famille d'Abraham était un phénomène récurrent depuis la plus haute antiquité. Le fait est largement attesté dans la documentation. Exemple : sous Mérenptah, un garde-frontière de la région de l'ouadi el-Toumilât consigne dans son rapport avoir fait passer « des shasou [« nomades »] d'Édom à travers le fortin […] qui est à Tjekou, aux étangs de Per-Atoum […] afin de les garder en vie, eux et leurs troupeaux, sur le domaine royal » (Papyrus Anastasi VI, 4.).
En réalité, l'épisode biblique mettant en scène Abraham et Pharaon n‘est qu’une version alternative d'un récit traditionnel dans lequel un ancêtre mythique, figure du peuple juif, descend en Égypte, y est bien reçu et s'y enrichit, avant que Yahvé ne frappe le pharaon de « plaies » et que ce dernier, prenant alors l'Ancêtre en grippe, ne le fasse expulser manu militari. Une fois débarrassée de l'incise concernant Sarah, cette historiette récapitule en moins de dix versets les éléments constitutifs de l'Exode : la descente en Égypte, le séjour, l'enrichissement, les plaies et l'expulsion.
Enfin, l'extranéité de ce récit se décèle également dans le fait que jamais le texte initial consacré à Jacob ne fait évoquer par celui-ci une descente en Égypte de son grand-père.
Références citées supra : Flavius Josèphe, Contre Apion, trad. R. Harmand, Leroux, Paris, 1900. (http:// remacle.org/ bloodwolf/historiens/flajose) Drioton Étienne et Vandier Jacques, L'Égypte, des origines à Alexandre, Presses Universitaires de France, Paris, 1989. Dessoudeix Michel, Chronique de l'Égypte ancienne, Actes Sud, Arles, 2008.
_________________ Roger
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