Avec l’entrée en scène d'Abraham, la Genèse, sans encore quitter le domaine du mythe, fait un premier pas dans celui de la légende.
La geste d'Abraham, comme celle de ses prétendus descendants, paraît émaner des vestiges épars d'une mythologie perdue qui circulait dans le monde sémitique non mésopotamien. Sa mise en forme actuelle appartient à une phase tardive de la reconstitution de la Genèse. Toutefois, on ne peut totalement exclure que les anthroponymes Abraham, Isaac, Jacob, Israël ou Joseph aient été ceux de personnalités ayant existé dans le passé. On aurait pu rassembler autour de ces personnages des récits étrangers à leur biographie réelle afin d’associer telle ou telle tradition à un nom prestigieux. La majorité des ouvrages de référence sur la Bible situent l'origine d'Abraham à Ur, en basse Mésopotamie, dans l'ancien pays de Sumer devenu plus tard la Chaldée. De là, le patriarche aurait remonté le cours de l'Euphrate jusqu'à Harrân, pour ensuite redescendre en Canaan par la Syrie occidentale, ce qui équivaut à un périple de plus de 2.000 km.
L'origine méridionale d'Abraham n'est pas vraisemblable. L'onomastique, science qui étudie les noms propres, a depuis longtemps montré que toute sa parentèle de ce personnage porte des noms liés, soit à d’anciennes appellations divines liées au dieu Lune Yérach (avatar du dieu sumérien Nanar, plus connu sous son appellation akkadienne de Sîn), soit à des désignations de villes ou de région du haut Euphrate, tous donnés par la Bible pour des noms de personnes. • Serug, nom de l’arrière-grand-père d’Abraham, signifie « le Fort ». Il était lié à la force divine. On l’a également rapproché du toponyme Sarugu, ville du bassin du Balikh, un affluent de l’Euphrate. • Nachor, nom porté par deux personnages de la généalogie abrahamique (le grand-père et le frère d’Abraham), veut dire « le Ronfleur ». Il était lié au « sommeil cosmique », c'est-à-dire à la mise à l’écart d’un dieu au profit d’un autre plus proche de la réalité quotidienne de l’existence humaine. On le retrouve dans la toponymie du haut Euphrate où il peut se traduire par « [la Ville du] Ronfleur ». • Térach, nom du père d’Abraham, était un hiéronyme théophore associé au dieu Lune Yérach. On le retrouve dans la toponymie du bassin du Balikh sous l’appellation Tell Turahi. • Abram (ou sa variation dialectale Abraham) pourrait provenir de l’akkadien Abiramu, qui signifie « Père puissant » ou « Père élevé ». Il est lexicalement voisin de l'anthroponyme Hammurabi. • Harrân, nom du frère cadet d’Abraham, se traduit par « le Montagnard »). Il est à rattacher à une divinité résidant au sommet d’une montagne sacrée (comme Yahvé ou Baal). On le retrouve aussi dans la toponymie du haut Euphrate. • Saraï, nom de l’épouse (et demi-sœur) d’Abraham, équivaut à « Princesse [du ciel] »). Il était la désignation d’une déesse associée à une étoile ou une planète. Sarah n’en est qu’une variante dialectale. • Laban, nom du neveu d’Abraham par son frère Nachor, veut dire « le Blanc ». Leban (parfois Lebanah, « la Blanche ») était une des appellations du dieu de la Lune. On le retrouve dans la désignation du mont Liban (Lebanon) au sommet enneigé. • Milka, nom de la nièce d’Abraham par son frère Harrân, doit être rapproché de Malkatu (« Reine [du ciel] »), titre parmi tant d’autres de la déesse Astarté (Ashtartu en Syrie euphratéenne, Ishtar à Babylone), associée à « l’étoile du berger », la planète Vénus. • Loth, nom du neveu d’Abraham par son frère Harrân, peut se traduire par « le Voilé », autre désignation du dieu lune.
Selon le texte hébreu, Térach, père d’Abraham, était installé à Ur Kasdim, nom qui se traduit littéralement par « Ur [du peuple des] Kasdim ». Il est unanimement accepté que ce toponyme était lié à une ville. Ce qu'on sait moins, c'est que celle-ci n'a jamais pu être identifiée. Sans doute se trouvait-elle dans le bassin du Balikh. Les rédacteurs de la Septante, auxquels plusieurs siècles de séjour en Égypte avaient sans doute fait quelque peu oublier la géographie nord-syrienne, traduisirent Kasdim par le terme grec approchant Khaldaios, qui signifie « Chaldéens » (Néo-Babyloniens). Or les Kasdim n’étaient (bibliquement parlant) pas du tout des Chaldéens (dénomination des habitants de la région du bas Euphrate à partir du 9e siècle) mais les descendants (anachroniques) de Kesed, identifié en Gn 22, 20-22 comme neveu d’Abraham, et vivant en Paddan Aram (haut Euphrate).
Il existait de par la Mésopotamie et le Levant plusieurs villes nommées Ur. Outre l’antique cité sumérienne de ce nom, on en connaissait une autre sur le cours du Tigre et une « au sud du Caucase, c’est-à-dire dans le royaume d’Urartu [Ararat] » [(LEMAIRE André (dir.), Le monde de la Bible, Gallimard, Paris, 1998, p. 428]. D’où l’ajoute de précision Kasdim afin qu’on ne confondît point cette cité avec l'Ur des Sumériens devenue, après la disparition de ce peuple, l'Ur des Chaldéens. La méprise Kasdim-Chaldéens a généré pléthore d’élucubrations sur la science babylonienne — forcément astrale et ésotérique — dont Abraham aurait été pétri.
"Térach prit Abraham, son fils, et Loth, fils de Harrân […] et Saraï, sa belle-fille, femme d'Abraham. Ils sortirent ensemble d'Ur Kasdim pour aller au pays de Canaan. Ils vinrent jusqu'à Harrân ils y habitèrent" (Gn 11, 31). Dans le texte biblique, Harrân est tantôt un toponyme, tantôt un anthroponyme. La ville de ce nom, gros bourg de l’actuelle Turquie méridionale, avait été le dernier refuge des empereurs d'Assyrie. Comme Ur en Sumer, Harrân était consacrée à Sîn, le dieu de la Lune. Vers 550, le dernier roi babylonien Nabonide (555-539), prétendit avoir reçu du Ciel l’ordre de relever le temple lunaire de Harrân pillé en 609, lors de la chute de l’empire assyrien. Plusieurs inscriptions attestent des travaux de remise en état de l'édifice. La dévotion de Nabonide pour Sîn se manifesta aussi par des travaux de restauration à l’antique sanctuaire d’Ur en Sumer. Les Judéens (toujours prisonniers à Babylone sous Nabonide) ont dû en entendre parler. Peut-être est-ce une confusion entre ces deux entreprises de pieuse restauration qui a donné naissance à la méprise.
_________________ Roger
|