S'il est vain d'espérer retrouver la trace d'une histoire en analysant les récits bibliques sur le séjour des Hébreux en Égypte, on ne peut toutefois négliger la possibilité d'arriver à y identifier celle d'une mémoire qui aurait conservé, ici ou là, des bribes de souvenirs d'événements précis.
À titre d'hypothèse, voici comment les traditions sur l'exode (traditions samaritaines à l’origine) auraient pu arriver en Juda. Vers 725, le roi Osée d’Israël veut s'allier à un pharaon nommé « Sô » pour secouer le joug assyrien [2 R 17, 4]. La réaction à cette velléité de rébellion se fait pas attendre : l'empereur d'Assyrie Salmanazar V arrive dare-dare à la tête d'un important corps d'armée. C'est d'abord la débandade : des milliers d'Israélites fuient Samarie et ses environs pour se réfugier à Jérusalem, où ils sont accueillis. Parmi ceux-ci, certains, sans doute des prêtres, amènent avec eux les rouleaux sacrés de leur histoire. On ignore si « Sô » a envoyé une armée au secours d'Osée. Sans doute n'en avait-il pas les moyens. Toujours est-il que Samarie se retrouve rapidement encerclée et mise en état de siège par les Assyriens. Nul n'en peut plus sortir. La ville résiste trois ans, avant de succomber, sous Sargon II, dans des conditions épouvantables. La royauté est éradiquée et les élites samaritaines, de même qu'une partie de la population, sont déportées dans le nord de la Mésopotamie et en Médie. L'ancien royaume d'Israël, transformé en province assyrienne et repeuplé en partie de colons étrangers, disparaît à jamais de l'Histoire.
De son côté, le royaume de Juda, resté fidèle à son suzerain, n'a pas été inquiété. En quelques décennies, sous l'égide obligée de la pax assyriaca, Jérusalem devient une ville d’importance. C'est alors que les Judéens comment à s’accaparer le passé de leur ennemi intime, reprenant à leur compte le folklore et les textes sacrés qu’avaient amenés dans leurs bagages les scribes et les clercs de Samarie. Les traditions nordistes sont réécrites dans une perspective judéenne et une saga d'Abraham est mise en forme, calquée sur celle de Jacob à qui on l'unit par le fil d'une généalogie fictive. La saga de Jacob sera cependant conservée, ornée de quelques retouches disséminées çà et là.
Les sources égyptiennes et bibliques mentionnent bien l'arrivée et l'installation dans le delta d’immigrés cananéens. Reste à savoir si un certain nombre de ces étrangers pourraient correspondre aux ancêtres des Hébreux présentés par la Genèse et l'Exode. En suivant l'opinion commune situant la descente en Égypte au cœur de la Deuxième Période Intermédiaire (1720-1550), on pourrait, toujours à titre d'hypothèse, envisager qu'un groupe de nomades constitué d'Hébreux en devenir, chassé de ses terres d'errance par la famine (ou par ses « frères », d'autres bédouins), ait été autorisé par les Hyksôs à s'installer dans la région s'étendant à la frange est du delta. Il aurait pu y devenir un de ces groupes de Petits Hyksôs dont l'historiographie égyptienne, hélas, n'a rien voulu retenir mais qui, lui, garda longtemps le souvenir de ce pays de cocagne où il avait trouvé à profusion « des poissons qui ne coûtaient rien, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et des aulx » [Nb 11, 5]. La mise par écrit tardive de l’installation de ce groupe en « Goshen » le place dans l'Égypte très postérieure que le narrateur avait sous les yeux au temps où il écrivait. Une Égypte où la domination des Hyksôs avait depuis longtemps été effacée de la mémoire populaire.
Selon les sources bibliques, le havre béni de Goshen, où le clan de Jacob avait été installé, va devenir un lieu d'oppression où ses descendants seront soumis aux travaux forcés, obligés de fabriquer des briques sous l’œil d'un garde-chiourme au fouet impitoyable.
Historiquement, qu'aurait-il pu se passer entre temps qui justifiât un tel retournement de situation ?
Sous la pression des premiers pharaons asiatiques, les dynastes égyptiens avaient été contraints de se retrancher dans le sud du pays, où, dans des circonstances qui ne nous sont pas connues, la XVIIe dynastie était venue remplacer la déliquescente XIIIe. Mais tout va mal pour ces nouveaux dirigeants. Ils sont, sinon assiégés, du moins coincés dans leur capitale, Thèbes, et quelques villes refuges comme Edfou et El-Kab. Heureusement, au fil du temps, les occupants vont s'égyptianiser et, en quelque sorte, s'amollir. On voit alors les Thébains reprendre du poil de la bête. Jusqu'à ce qu'éclose une situation conflictuelle qui trouvera son dénouement avec la reddition des Hyksôs et l'expulsion d'une partie de leurs élites sous Ahmès II (Ahmosis).
L'unique source biblique sur le séjour des Hébreux en Égypte est le Livre de l'Exode. Cet ouvrage fut sans doute mis en forme pour la première fois à Jérusalem sous le règne de Josias (640-609), très certainement à partir d'un noyau d'anciennes traditions israélites dont l'existence est suggérée par les allusions des prophètes nordistes Amos et Osée, que l'on peut situer en Samarie, un siècle auparavant, vers 750 [cf. Am 2, 10 et 9, 7 ; Os 11, 1 et 13, 4]. Ce livre s'ouvre sur l'asservissement des descendants de Jacob par les Égyptiens. Il nous contera ensuite leur délivrance sous l'égide de Yahvé.
Selon Ex 12, 40, le séjour des Hébreux en Égypte aurait duré « quatre cent trente ans ». On a noté depuis longtemps que ce chiffre ne correspondait pas à celui donné par Gn 15, 13 (« quatre cents ans »), et encore moins à celui de Gn 15, 15 (« quatre générations »). La plupart des chercheurs accordent un certain crédit à une durée de 430 ans, mais sans jamais expliciter la raison de ce choix. On sait pourtant que la tradition la plus ancienne, en partie conservée dans le Pentateuque samaritain et la Septante, incluait dans ces 430 ans le séjour en Canaan des patriarches Abraham, Isaac et Jacob, réduisant ainsi considérablement la période égyptienne. Selon la Septante : « le séjour que les fils d'Israël avaient fait "es gê Aigupto kai es gê Chanaân" [dans la terre d'Égypte et dans la terre de Canaan], avait duré quatre cent trente ans. » Cette mention des seuls « fils d'Israël » montre que le traducteur du verset en grec puise à une source déjà altérée du texte primitif (ou le déforme) car le Pentateuque samaritain parle du « séjour des enfants d'Israël "et de leurs pères" en Égypte et en Canaan ». Selon le texte samaritain, que l'on considère généralement comme plus conforme au texte hébreu originel, il s'était donc écoulé 430 ans entre le jour où Abraham quitta Harrân pour se rendre en Canaan et celui où les Hébreux quittèrent l'Égypte. Cela change tout.
Moins nombreux pourtant sont les chercheurs qui retiennent une durée de « quatre générations ». Si l'on admet que des ancêtres des Hébreux auraient pu être mêlés aux Hyksôs, une durée de quatre générations est plus conforme à celle donnée par le P. Turin (108 ans), par la tradition manéthonienne révélée par la copie arménienne d'Eusèbe (103 ans) et par la généalogie de Moïse donnée en Ex 6, 14-20, pour fictive et tardive qu'elle soit. Cette généalogie nous apprend que Lévi, fils de Jacob, enfanta Kehat (1e génération), qui enfanta Amram (2e génération), qui enfanta Moïse et Aaron (3e génération). Cette 3e génération quittera l'Égypte avec Moïse, puis errera pendant quarante ans au désert avant de s'éteindre. Et c'est la génération suivante (la 4e) qui atteindra Canaan sous la conduite de Josué, corroborant Gn 15, 15 : « C'est à la quatrième génération qu'ils reviendront ici ».
Si les Hébreux sont arrivés en Égypte peu après le début du règne des Grands Hyksôs, un séjour de 430 ans renverrait leur expulsion sous Ramsès II ou sous son fils Mérenptah, voire sous Séthi II ou Siptah. Un séjour de quatre générations, par contre, situerait l’exode sous Ahmès II, fondateur de la XVIIIe dynastie, corroborant la version donnée par Manéthon, dont il n'y a aucune raison de croire qu'il se soit trompé ou ait été abusé.
1 R 6, 1 aurait pu « apporter de l’eau au moulin » car il situe le début de la construction du Temple de Jérusalem en la 4e année de règne de Salomon, « 480 ans après la sortie d'Égypte ». Salomon étant censé avoir vécu dans la première moitié du Xe siècle, 480 ans nous renverraient à nouveau au début de la XVIIIe dynastie. Hélas, on ne peut tenir compte de ce chiffre qui est le produit de 12 périodes (une par tribu) de 40 ans. Or la formule « 40 ans » dans la Bible représentent souvent un aveu dissimulé d’ignorance. Ainsi, les auteurs du Livre de l’Exode, ignorant tout de Moïse, lui attribuèrent-ils 120 années de vie : 40 ans en Égypte, 40 en Madiân et 40 ans au désert. On avait oublié la longueur du règne de David : 40 ans. Idem pour Salomon : 40 ans…
Enfin l’argument qui met le plus à mal une durée de 430 ans de séjour est son vide narratif. Comment accepter qu’aucun souvenir, aucune anecdote, n’ait survécut de cette période frôlant le demi-millénaire, alors que les scribes bibliques se sont prétendus instruits de tant de détails minutieux sur les époques précédentes et suivantes. En effet, il ne se passe rien, strictement rien, entre la mort de Joseph et la naissance de Moïse.
Le livre de l'Exode s'ouvre sur un bref rappel de l'engeance de Jacob, manière pour le compilateur de rattacher ce livre à celui de la Genèse. Il s'agit d'une généalogie tardive qui ne faisait pas partie du texte initial [BJ 1989 : 105, a]. L'histoire commence véritablement au verset 8. On entre de suite dans le vif du sujet : « Il s'éleva sur l'Égypte un nouveau roi qui n'avait point connu Joseph ». Le livre précédent, la Genèse, nous a appris que Joseph avait 30 ans lors de son élévation et qu'il mourut âgé de 110 ans, soit 80 ans plus tard (2 périodes de 40 ans, comme par hasard). Si le séjour des Hébreux en Égypte avait duré 430 ans, il aurait été évident dans l’esprit du narrateur qu'un roi monté sur le trône quelque trois siècles et demi après la mort de Joseph n’avait pu le connaître ! Dans ce cas, pourquoi le préciser ? Bien que les indications chronologiques de la Bible soient toujours à prendre cum grano salis, il semble que, pour ce rédacteur, le laps de temps écoulé entre entre l’accueil des Hébreux et leur mise en servitude fut beaucoup plus court que ce que les nombreux transcripteurs ultérieurs nous ont portés à imaginer. Ce verset pourrait également faire référence à un changement dynastique. Or celui qui correspond le mieux à l'ambiance xénophobe ici décrite est celui qui vit la chute des Hyksôs et l'avènement de la XVIIIe dynastie.
Ce roi dit à son peuple : « Voilà les enfants d'Israël qui forment un peuple plus nombreux et plus puissant que nous. Allons ! Montrons-nous habiles à son égard ; empêchons qu'il ne s'accroisse et que, s'il survient une guerre, il ne se joigne à nos ennemis pour nous combattre en montant du pays » [Ex 1, 9-10]. Voici les Hébreux soudainement mal considérés par ce nouveau pharaon. Son discours, tel que rendu par le Bible, évoque celui que la Tablette Carnavon prête à Kamès, prédécesseur et sans doute précepteur d'Ahmès II. Les Égyptiens avaient dû finir par comprendre que la mainmise des Hyksôs sur la Vallée du Nil avait été favorisée par le nombre important d'étrangers arrivés dans le delta depuis la fin du Moyen Empire. Le texte hébreu semble bien rendre bien la crainte du roi de voir ces gens lui livrer bataille wa alah min ha erets, « en montant du pays » ( dans la Septante : ekseleusontai ek tês gês, « en sortant de la terre »), c'est-à-dire de l'intérieur même de l'Égypte. Comme l'avaient fait les Hyksôs.
La suite au prochain n° : la prétendue construction de Pi-Ramsès, le nom inconnu du pharaon oppresseur et la naissance merveilleuse de Moïse.
_________________ Roger
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